N° 21, octobre, novembre et décembre 2021
Depuis le milieu des années 80, Manu Lods est chanteur. Tout jeune adolescent, il attendait son idole, Renaud, sur les marches de son immeuble pour lui gratter des conseils ; jeune adulte, il a suivi en tournée Font et Val et assuré leur première partie, puis a œuvré au sein du groupe Blue Jean Society pour faire naître des chansons que chacun connaît : Cucul ou encore Au petit Ivry, chantée par Allain Leprest dans Voce a mano en 1992. Son premier album solo, Les mâchoires de velours, est sorti en 2005. Nous avons demandé à Manu Lods qu’il nous détaille une à une les chansons d’Hôtel de l’Atlantique, son quatrième album.
GARDER LE FOU RIRE, TON PRÉCÉDENT ALBUM, A PARU EN 2016. QUE S’EST-IL PASSÉ POUR TOI DEPUIS?
>> Ce temps nécessaire à l’écriture de chansons a coïncidé avec une modification de ma vie personnelle. En même temps que je faisais la promotion du dernier disque et que j’écrivais de nouvelles chansons, je réfléchissais non plus à « un vrai métier »1 pour gagner ma vie, mais à un métier vrai. Que j’ai trouvé puisque j’ai non pas repris mais « pris » des études, moi qui n’en avais pas fait — j’ai débuté avec Font & Val à 18 piges ! Je me suis dit qu’il était temps que je m’y mette et je suis devenu professeur des écoles. Le disque était prêt à être enregistré au moment où est intervenu le premier confinement, ce qui a gelé le projet un certain temps. J’ai profité du déconfinement de juin 2020 pour l’enregistrer comme je le souhaitais, c’est- à-dire en prise quasi directe.
DES CHANSONS ONT-ELLES ÉTÉ MISES DE CÔTÉ LORS DE L’ENREGISTREMENT?
>> J’ai écrit bien plus que je n’ai enregistré. Certaines chansons n’ont pas été retenues parce qu’elles ne me satisfaisaient pas, d’autres davantage parce qu’elles étaient trop proches d’une autre que j’ai souhaité garder. Lorsqu’on écrit depuis un bon moment, on a conscience de ce travers qui consiste à revenir fréquemment sur une île sur laquelle on a déjà accosté. J’ai eu à souhait également d’assurer la cohérence du disque. Les chansons invitent davantage au voyage et à l’humour que dans les précédents, aussi certaines chansons plus revendicatives ou politiques n’y ont-elles pas trouvé leur place. L’état d’esprit dans lequel je me trouve aujourd’hui n’est pas celui dans lequel j’étais il y a cinq ans.
COMMENT EXPLIQUES-TU CE CHANGEMENT D’ÉTAT D’ESPRIT ? – D’AUTANT QUE LES CHANSONS DE CE DISQUE INVITENT TOUTES, COMME DANS LES PRÉCÉDENTS, À UNE FORME DE CRITIQUE SOCIÉTALE.
>> Ma démarche est moins frontale, certainement parce que j’avance en tant qu’auteur et qu’en vieillissant je me détourne de la polémique. Je reste critique envers la société, mais je ne ressens plus le besoin de provocation qui m’amusait autrefois. D’autre part je suis de plus en plus convaincu que la force du propos ne réside pas dans le fait de frapper directement au but. Le combat peut se tenir ailleurs, dans la forme, la poésie et non nécessairement dans la dureté. D’autant que la polémique avec le temps donne à la chanson un caractère poussiéreux et ne sert pas forcément le propos. Un propos franc mais détourné sera plus efficace qu’une provocation pour la provocation.
LES TEMPS ONT-ILS CHANGÉ?
>> Difficile aujourd’hui de chanter : « La France est un pays de flics / À tous les coins d’rue y en a cent. »2 Non parce que c’est faux, mais parce que l’auditeur n’est plus sensible aux cris de ralliement. Les chanteurs porteurs de drapeaux et les drapeaux eux-mêmes sont dépassés.
AVEC QUI CE DISQUE A-T-IL ÉTÉ CONÇU?
>> Éric Toulis, des Escrocs, a réalisé cet album. Nous avions déjà collaboré ensemble. C’est par ailleurs un ami et un musicien aguerri, subtil, qui me connaît sur le bout des doigts. J’ai voulu faire ce disque rapidement et simplement parce que je ne disposais ni de temps ni d’un financement me permettant de me lancer dans une production coûteuse. Les musiciens étaient assez à l’aise et assez proches pour faire des propositions et ne pas s’y attacher si ça ne collait pas, ce qui fait gagner du temps en pointant et abandonnant les « FBI » ou fausses bonnes idées, comme nous nous amusions à dire en studio. La prise quasi directe nous a permis de nous approcher au plus près de ce que je fais sur scène. Le squelette sur lequel les musiciens sont venus poser leurs arrangements se trouve donc être mon guitare-voix. Cette formule m’a permis d’être détendu et de conserver l’énergie de la scène, parfois difficile à inviter en studio. La plupart des instruments sont le fait d’Éric Toulis et Hervé Coury, des Escrocs également. Ces deux-là se connaissent parfaitement — ils ont même été à l’école ensemble. Rafael Leroy qui m’accompagne à la basse les a rejoints. Sylvain Rabourdin, avec lequel j’avais déjà collaboré, a quant à lui joué les parties de violon. Quant aux chœurs féminins de TKT, ils sont chantés par Marie Reno. La cohésion lors de l’enregistrement a été parfaite car nous nous connaissons tous depuis toujours.
QUELLES SONT LES CIRCONSTANCES D’ÉCRITURE DE CES CHANSONS?
>> Beaucoup d’entre elles ont été écrites à partir de contraintes données lors des ateliers d’écriture de Claude Lemesle auxquels je participe depuis 2008. C’est le cas par exemple de Mamie sois cash que nous avons écrite avec Éric Toulis lors d’un de ces ateliers. Les autres proviennent d’idées non abouties restées un temps dans un tiroir, qu’on ressort et qu’on reprend dans une autre direction. C’est le cas de Requiem, à propos du réchauffement climatique.
QU’EST-CE QUI FAIT ALORS L’UNITÉ DE CE DISQUE?
>> Certainement un regard sociétal lié à l’observation de la solitude de mes contemporains. Souvent cela naît d’un sentiment bizarre, dérangeant. J’ai écrit une chanson dont le sujet est l’écriture inclusive, qui n’est pas dans l’album, mais qui fait suite justement à une critique la concernant. Le propos était premier, le résultat manque peut-être de subtilité, ce qui explique qu’elle ne figure pas ici. À l’opposé, À la pointe des Galets n’a pas d’intention claire, mais elle est née de la lecture des livres de mon papa, Jean Lods, qui se déroulent sur l’île de la Réunion. Cela m’a inspiré de façon instinctive, j’ai suivi la plume sans prendre de décision. L’amusant est qu’à l’écoute de cette chanson mon père a été très ému, comme si la lecture littéraire de ses livres m’avait permis de décoder quelque chose qui résonnait en lui, sans que je sache exactement quoi.
PEUX-TU NOUS PARLER DES MUSIQUES DE L’ALBUM?
>> Je suis l’auteur des textes, mais je compose peu. Je préfère demander à quelqu’un de confiance lorsqu’une musique ne me vient pas directement. Jacques Deljéhier me fait régulièrement des musiques depuis des années. Éric Toulis a tout naturellement composé la musique de Mamie sois cash. Pour À la pointe des Galets, j’ai commandé une musique à Romain Didier dont les compositions me touchent profondément. Enfin une musique m’a été donnée par Philippe Hervouët, qui comme moi participe aux ateliers d’écriture de Claude Lemesle et est un guitariste hors pair : elle m’a inspiré Odette.
TU AIMES LES SITUATIONS COCASSES. LA FORCE DE TES CHANSONS RÉSIDE DANS LA QUÊTE DU DÉTAIL.
>> Je trouve que la chanson se rapproche par certains aspects du cinéma. Depuis l’enfance, j’aime, lorsque j’écoute des chansons, « voir le film ». C’est extraordinaire. Mon but d’auteur est de révéler des images, que l’écran s’allume dans la tête de l’auditeur. L’angle que je choisis, c’est celui de la prise de vue de la caméra. L’intérêt d’une chanson d’amour réside dans le point de vue : beaucoup ont posé la caméra au même endroit. La surprise vient toujours d’un angle de caméra qui change totalement le film. En cloque est une chanson d’amour sous un angle extraordinaire. Renaud a su où poser la caméra. La motivation de l’auteur réside dans l’espérance que ces petits signes qui créent le langage vont créer à leur tour une image chez l’auditeur. Plus elle sera immédiate, efficace, meilleure elle sera.
1 – FAR WEST
>> Cette chanson est inspirée de ces nuits d’autoroute que nous connaissons tous. J’ai connu les tournées avec Font et Val et depuis mes 25 ans la route de nuit m’a toujours inspiré ; la solitude et la richesse de la vie des gens rencontrés sur les aires d’autoroute… C’est une chanson qui vient de là et que j’ai pu amener au bout pour cet album. Ce VRP est seul, mais il a sa femme au téléphone, il n’y a pas de pathos, même si la mélancolie reste présente. Mon intention était aussi d’évoquer la tristesse que génère la contrainte stupide d’un métier, cette perte de sens qui s’impose pragmatiquement. J’ai vécu, dans les « vrais métiers » que j’ai exercés, ce sentiment d’une vie contrainte, d’un temps volé, d’un manque de sens. J’y ai ressenti cette tristesse qui ressort à l’occasion de cette chanson : « Pour que d’autres fassent fortune / C’est mon temps que l’on vole. »
2 – TKT
>> Histoire vraie. Les « tkt » en SMS de mes deux filles adolescentes m’ont agacé, si bien qu’un jour, à table, j’avais le début de cette chanson. L’histoire est celle d’une adolescente à trois âges successifs — 13 ans et demi, 16 ans et demi et 20 ans. Le même refrain revient : Papa ne t’inquiète pas. J’y ai mis ma peur de père, mais aussi cette peur que j’ai fait ressentir à mes propres parents en souhaitant me frotter au monde. Tous les parents connaissent cela. Pourtant cet élan et cette insouciance qu’on a à l’adolescence nous sauvent ! L’écriture de cette chanson remonte à quelques années déjà, c’était alors pour moi en tant que père une fiction d’anticipation ; or elle tend à se réaliser petit à petit malgré moi. Je dis pourtant à mes filles de ne pas concrétiser la fin de la chanson !
3 – REQUIEM
>> Le thème du réchauffement climatique dans lequel nous baignons depuis tant d’années, ce destin humain dramatique qui peine paradoxalement à nous faire trembler, je ne savais pas comment l’aborder, c’était colossal. Pour autant je ne voulais pas que la chanson aboutisse à conseiller des attitudes vertueuses et écologiques. Ce n’est pas une chanson moraliste pour apprendre aux gens à trier leurs ordures. Je me suis pourtant demandé ce qui me touchait profondément dans tout ça. Outre le fait que nous allons, dans un futur pas si lointain, perdre les gens que nous aimons, l’humanité risque-t-elle de disparaître ? Est-ce plus grave que la disparition d’autres espèces ? J’en suis venu à me dire que ce qui me touche dans la disparition de l’être humain est que ce qu’il a créé de plus beau disparaisse. Or le symbole du génie et de la beauté humaine est pour moi Mozart : si l’homme disparaît, est-il pensable que ce que l’homme a fait de beau soit anéanti ? L’idée est insoutenable. Voilà ce que dit la chanson mais en plus léger, car une chanson n’est pas une thèse. Pour en revenir à Mozart, son concerto pour clarinette — qui appartient à la bande originale de Out of Africa et me touche énormément — m’a servi à bâtir l’architecture musicale de cette chanson.
4 – LE ROAD MOVIE DE FARCARO
>> Zaï zaï zaï zaï, dont le sous-titre est Un road movie de Fabcaro, m’a été offert par ma fille. Et son humour absurde, ses situations cocasses m’ont beaucoup amusé.
J’avais envie de cette exagération pour une de mes chansons, afin de donner naissance à mon Gérard Lambert à moi. Mon hommage à Fabcaro a été de raconter en chanson sur le ton d’une épopée burlesque l’excellente histoire qu’il avait inventée, et son écriture passe par ce clin d’œil à Renaud — clin d’œil aussi naturel qu’involontaire, tant l’univers du chanteur énervant est constitutif du chanteur que je suis. Derrière l’autodérision, le dérisoire, cette chanson regrette également le pistage systématique des citoyens : ce qu’ils aiment, consomment, choisissent. Ce travers de la société m’est insupportable. Je suis pour l’opacité de la vie privée, mais nous sommes pistés, filmés à chaque carrefour. Cette intrusion m’est désagréable d’autant qu’elle correspond à la marche du monde. Mes filles trouvent normal qu’il y ait des caméras aux carrefours : ceux qui respectent la loi ne sont pas concernés, me disent-elles. J’entends l’argument. Les appartements ont des détecteurs d’incendie, soit. Mais qu’ad- viendra-t-il si une étude tend à prouver qu’une caméra de surveillance dans une salle de bain réduit de trente-quatre pour cent les accidents domestiques ? La perte de liberté est justifiée systématiquement par l’argument de la sécurité. On se débat comme on peut avec ça, mais j’avoue que ce pistage et ce ciblage m’inquiètent davantage qu’ils ne me mettent en sécurité.
5 – LE JOLI MOIS DU MIMOSA
>> Cette chanson c’est mon côté extrême gauche, pour la défense des plus faibles : le mois de février est le mois le plus court, il méritait donc d’être défendu ! J’aime la joie de ce jazz manouche. Le propos et la chanson restent légers.
6 – MAMIE SOIS CASH
>> Écrite avec l’ami Éric Toulis, c’est ma chanson pour la fête des grands- mères, une plaisanterie sur la grand-mère soixante-huitarde qu’on n’imaginait pas ainsi. Plus largement, la vie des vieux ne nous laisse pas imaginer la vie qu’ils ont menée lorsqu’ils étaient jeunes. Nous n’avons qu’un aperçu de la richesse qu’a été leur vie, voire ils ne montrent que ce qu’ils veulent bien laisser voir. Enfant, je me demandais si les adultes avaient eux aussi fait les mêmes bêtises que moi : la réponse est oui. Il serait dommage de ne garder d’une grand-mère que l’image de celle qui arrose ses rosiers : les pattes d’oie cachent bien plus !
7 – ODETTE
>> Comme dit plus haut, j’ai écrit cette chanson à partir de la musique que m’a confiée Philippe Hervouët. L’idée étant que parfois les gens portent des prénoms qui ne leur vont pas — voire qu’ils ne méritent pas —, ce qui est un faux propos, car ce sont bien les gens qui font les prénoms qu’ils portent ! Ici je me suis davantage amusé avec les sonorités des prénoms.
8 – HÔTEL DE L’ATLANTIQUE
>> Cette chanson fait écho à la solitude de Far West, C’est une scène vécue : j’ai vu un clarinettiste, costume élimé, jouer, guidé par l’ennui, de la clarinette au petit déjeuner devant la baie vitrée d’un hôtel chicos. Il avait repéré ma guitare et nous avons joué ensemble, mais je suis parti avec une boule de tristesse à envisager la vie de ce gars alors que j’étais heureux de la vie que je menais à ce moment-là. D’autant que je trouve toujours quelque chose qui m’attriste chez ces musiciens qui, parce qu’il faut bien vivre, font jukebox. La détresse du musicien de musique d’ambiance qui n’est pas écouté. Cette chanson a donné son titre à l’album, elle a également inspiré le graphisme de la pochette. Je ne voulais pas d’une pochette de chanteur photographié en buste, d’une part parce que c’est attendu, mais également parce que je me trouve moins beau qu’il y a vingt ans. C’est pourquoi je me suis tourné vers le dessin. Comme Clément Oubrerie, un camarade de lycée auteur de bande dessinée, auquel j’avais pensé, n’était pas disponible pour la réaliser, c’est finalement Julie Deljéhier, ma compagne, qui s’y est collée ! Elle évoque un univers de bande dessinée et nous avons apprécié de la concevoir ensemble, en imaginant les passerelles avec le livret, les intervenants du disque et les chansons.
9 – MADEMOISELLE GPS
>> Éloge de la femme-objet ! Cette chanson raconte l’étonnement que nous avons tous ressenti à l’écoute des premières voix synthétiques. Cela pose question : qui est derrière ? Et peut éveiller des fantasmes… Je n’allais pas me priver de m’en amuser ! D’où l’idée de ce type perché qui commence à accorder une personnalité à son GPS.
10 – LA CLOCHARDE
>> Histoire vraie. Elle habitait sur le z trottoir en bas de chez moi. Des dreadlocks, des habits de kaki, des bouteilles en plastique et des journaux tout autour d’elle. Elle ne tendait jamais la main. Cette femme était un sphinx qui regardait l’horizon. Je la voyais le matin, le soir, en amenant mon fils à l’école. Un jour, elle a disparu de sa grille de métro et je lui ai écrit une chanson. J’ai été touché par sa dignité, sa beauté et sa solitude.
11 – ELDORADO
>> On retrouve pas mal de cowboyeries dans cet album ! J’ai gardé cet attrait pour le western qui me vient du jeune Renaud. Le texte de cette chanson est inspiré de mille choses que j’ai vues : on y trouve du Graeme Allwright dans le style, mais aussi de multiples références à des westerns ou à des films — Little big man, Lucky Luke, Paris, Texas, ou encore La chèvre… c’est un patchwork. Mille clichés m’ont inspiré pour me construire cette aventure de cowboy.
12 – À LA POINTE DES GALETS
>> Un enfant, une adulte qui s’en va et l’enfant reste avec la souffrance de cette absence. Je n’en dis pas plus. Je n’aime pas les chansons obscures, celles dont je ne comprends pas le sens. Ici le récit est amorcé, la chanson reste compréhensible, mais le sens est laissé à la sensibilité de chacun. Une chanson qui reste mystérieuse sans être obscure.
propos recueillis par David Desreumaux
photos David Desreumaux
1 – Manu Lods a fait paraître Vrai métier en 2012.
2 – Ceux qui ne trouveraient pas à quelle chanson il est fait référence ici seront punis.
Source : Hexagone n° 21 (octobre, novembre et décembre 2021)