24 mai 2002
Après des années de cuites à l’ombre, Renaud a lâché la dive bouteille. Il ne carbure plus au Pernod, et, sur la création pure, met le turbo. Tournage d’un film à gros budget, roman sur le feu et sortie de Boucan d’enfer, l’opus qui narre son supplice aux relents de pastis.
Un vilain jour de rupture sentimentale, Renaud, l’amateur de bistrots pas encore ivrogne, a noyé son chagrin dans un pastis serré. Mister Séchan (son vrai nom), le gosier asséché s’est ainsi anesthésié. Immergé dans les flots alcoolisés, il a gonflé et s’est abîmé. Aujourd’hui, Renard, l’ex-assoiffé, fait figure de miraculé. Réhydraté, il dit adieu ou presque à la dive bouteille.
Après un silence de sept ans, date de son dernier album. Belle de mai, le revoici sous les spotlights. Avant de s’envoler pour le Canada où il tourne en ce moment Crime Spree. Une grosse production de Brad Mirman (avec Gérard Depardieu, Harvey Keitel. Richard Bohringer et Johnny Hallyday). Il enchaînait les séances promo, enregistrait un clip avec Olivier Dahan (réalisateur du Petit Poucet et de Déjà mort et maître d’oeuvre des vidéos des Cranberries), et jouait les invités d’honneur chez Drucker (une émission diffusée le 23 juin). Sans oublier les préparatifs pour la tournée qui prendra feu en décembre prochain. Il y entonnera Boucan d’enfer, son dernier ouvrage, qu’il sort ce 28 mai. Du Renaud rond dans la bouche et âpre au palais.
Le « titi » d’antan chantre des HLM à la Franck Margerin, reçoit à La Closerie des Lilas. Une brasserie de Montparnasse, à Paris, où il fait frais à souhait. Un QG gentiment aseptisé où « Monsieur Renaud », comme l’appellent les serveurs qui le traitent en seigneur, a ses habitudes. Un seigneur pas imbuvable, loin de là. L’hôte des lieux est assis à ce que l’on imagine être sa table favorite. Deux ou trois mèches gracieusement peroxydées plongent vers le visage baissé. Il relève la tête et affiche 50 ans tout ronds. Des pattes d’oie de bon aloi encadrent le regard oblique, mais pas fuyant. Il tremble un peu, boit beaucoup d’eau, arbore l’impérissable perfecto. Fume comme un sapeur et crachote sa gouaille, sauvage et contrôlée.
Très vite, il aborde la question du sacré breuvage et de la schizophrénie assortie. Dédoublement de personnalité gracieusement décrit, avec le charme d’un hymne un peu sale, un peu rauque dans Docteur Renaud, Mister Renard.
Le second incarne cet anar qui ne cille plus devant les soucis de la terre.
« Renard, désabusé, se marre, se contrefout de ce bazar. Le monde peut crever bientôt, Renard s’en réjouirait plutôt. (…) Se moque du tiers comme du quart, des engagements les plus beaux. »
Renaud pèse ses mots, les mâche parfois. Il prend un plaisir vaguement complaisant à relater les symptômes triviaux de ses frasques arrosées. « Le Boucan, c’est une époque de ma vie. Cinq ans pendant lesquels les muses m’avaient déserté. Quand je ne travaille pas, je m’étiole, je me penche sur mon nombril et je flippe. »
II se désintégrait, en public et à petit feu. « Je n’ai jamais été suicidaire, mais là, j’ai vécu quelques années d’autodestruction consciente. En me levant le matin, je buvais un triple pastis. J’étais dans un triste état, bouffi d’alcool. J’avais les cordes vocales altérées, des problèmes neurologiques et hépatiques. Je ne m’aimais pas moi-même, je ne supportais pas qu’on puisse m’aimer. Et puis, je suis allé faire une énième cure de désintoxication dans une petite « clinique psychiatrique ». J’y ai bu de l’eau pendant dix jours et ça a suffi. »
Son accoutumance est officiellement résiliée depuis janvier. Dans son nouvel album, Renaud aborde de bonne grâce l’amour toujours et les grands thèmes de société. Boucan d’enfer ne fait pas exception à la règle.
Dans Petit pédé, il évoque l’homosexualité, jugeant logique d’arborer, s’il le faut, une étiquette pour faire entendre sa voix. « 30% des jeunes de 25 ans qui se suicident le font pour une homosexualité non assumée ou mal assumée. » Quid de l’adoption par les couples homos ? « Là je ne sais pas, je suis partagé. »
Avec Manhattan-Kaboul, un duo avec Axelle Red « Dès que j’ai écrit ce texte qui se prêtait à une voix féminine, j’ai pensé à elle. C’est ma chanteuse francophone préférée. », il évoque ces êtres innocents des deux camps, « pulvérisés sur l’autel de la violence éternelle ». Face aux attentats du 11 septembre, il était, dit-il « atterré, comme la moitié de la planète ». « J’ai l’impression que ces événements ont quelque part profité à l’industrie pétrolière et militaire américaine. En fait, la théorie du complot ne me paraît pas tout à fait absurde. »
Dans Je vis caché « Loin des projos, loin des télés. Et des animateurs blaireaux, de ces crétins dégénérés, friqués, coiffés comme des proxos. », il descend le petit écran et le monde également virtuel du show-biz. Téléphage, mais point trop n’en faut, Renaud avoue déguster la télé « une heure par jour maximum. Je suis le foot ou le rugby. Mais je ne vais plus au stade comme par le passé ». Parmi les phénomènes au goût du jour qui trouvent le moins grâce à ses yeux, pour utiliser un verbe châtié, il y a la télé-poubelle, comme « les phénomènes StarAcademy et Popstars… Ces petites vedettes de rien du tout fabriquées en un mois par le marketing. Et puis, je déteste la nouvelle variété avec ces soi-disant grandes voix de la chanson, cette vague des Céline Dion, Boulez, Séguara… Mais j’aime bien Manu Tchao ou Lynda Lemay. Du côté des Anglo-Saxons, j’ai découvert un album formidable que j’écoute en boucle, c’est le dernier Marianne Faithfull ».
Dans Baltique, il salue bien bas le labrador de François Mitterrand, sa tendresse de dogue maté (« Un jour pourtant je le sais bien, Dieu reconnaîtra les chiens… »). L’histoire d’un pauvre être qui aimait son maître et se voit refoulé à l’entrée du cimetière lors des obsèques du patron. N’y voir aucun hommage mal camouflé à l’homme d’Etat, même si, Renaud l’avoue, il l’aimait bien, François. « La chanson dit mon émotion devant l’amour des animaux. J’avais été frappé par l’image de ce pauvre chien interdit d’église à Jarnac, qui était resté tout seul sous la pluie. Quant à Mitterrand, je l’ai combattu parfois mais je l’ai toujours aimé. Et je le défends d’autant plus maintenant que certains s’acharnent sur sa dépouille et sa mémoire. » En revanche, il aime manifestement moins l’entarté, ce philosophe à chemise blanche et indéniable arrogance. Bernard-Henri Lévy au hit-parade des gens honnis ? « Non, ce n’est pas un ennemi redoutable. C’est un garçon que je trouve suffisant, envahissant, pontifiant, manichéen… Voulant imposer son prêt-à-penser à tout prix ou, comme disait Coluche, « avoir un avis sur tout mais surtout un avis ». Mais bon, la chanson est suffisamment vacharde pour que j’en rajoute une couche ! » De la bande à Coluche, il a conservé des vestiges et, bien plus, des amitiés « vintage ».
« Je croise souvent Jugnot avec qui je suis pote. Parfois aussi Michel Blanc, Josiane Balasko, Dominique Lavanant… Ou Martin Lamotte, qui fait beaucoup de théâtre. Ils ont mûri, bien sûr, mais ils travaillent toujours bien. »
Dans Mon bistrot préféré, Renaud énumère les hommes de sa vie, ceux qui « peuplent sa mémoire » : Brassens et Brel, Ferré et Trenet, Verlaine et Rimbaud, Villon et Vian, Coluche et Reiser, Pagnol et Chabrol… Il y a aussi Desproges, qui l’initia au golf dans le plus strict incognito. Renaud, conquis, dédicacera plus tard une préface inspirée aux fameux « fonds de tiroir » du grand Pierre. Dans ce listing de fabuleuses pointures, il n’y a pas, si l’on ose dire, femme qui vive, à part Duras. « J’en ai oublié quelques autres, Barbara, Edith Piaf… Mais c’est vrai qu’elles sont plus rares. »
Renaud entretient l’émotion, même infime, à partir, parfois, de réalités ténues, comme ces détails que l’on retrouve dans Mon Nain de jardin, un hymne modeste et poignant. Loin de la parodie grinçante, il défend les gnomes de gazon, décrit leurs petits vêtements. « Pendant des mois j’ai vu un soi-disant Comité de libération des nains de jardin revendiquer le vol de nains. J’ai d’abord ri et puis je me suis mis à la place du petit vieux à qui on vole son trésor. »
Cet été, Renaud devrait boucler « son livre » qui cherche encore un éditeur. Une autobiographie romancée, la « chronique des années noires dans ce bistrot parisien, à travers le regard des copains ».
Magasinier, bouquiniste, mécano, le poulbot a aligné en son temps les petits travaux. S’il devait impérativement abandonner la rengaine du poète, quel serait son créneau ? « La poterie et le modelage. Du modelage, j’en ai fait beaucoup ; la poterie, j’ai essayé de m’y initier, c’est difficile. » Et à sa carrière, que changerait-il donc, si c’était à refaire ? « Pas grand-chose, franchement. Je n’ai jamais subi d’échec cuisant. »
Emmanuelle Jowa
Source : Le HLM des fans de Renaud