18 juillet 2022
Toujours vivant, rassurez-vous ! Après un an de silence pour des raisons totalement dépendantes de mon absence de volonté, le Thomsonaute que je suis est de retour pour évoquer un titre légendaire. Au moins dans l’histoire de la chanson française, peut-être moins dans celle du jeu vidéo. Et qui tombe à pic, tant « Marche à l’ombre » est un conseil précieux par ces temps de fortes chaleurs.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, notons l’engouement d’Infogrames pour la chanson française en 1987. C’est en effet cette même année que son patron d’alors, le pas-encore (et déjà-plus) député Bruno Bonnell, avait l’idée de produire des jeux Bob Morane suite au succès de la chanson d’Indochine. Et que l’éditeur proposait donc un Marche à l’ombre basé, évidemment, sur la chanson de Renaud sortie sept ans plus tôt. Quand on sait que le plus gros succès musical de 1987 fut Viens boire un p’tit coup à la maison, on peut se dire qu’on l’a échappé belle.
Chanson et jeu vidéo étaient-ils destinés à faire bon ménage en cette époque ? Rappelons-nous que Moktar, personnage principal de La Zoubida de Lagaf, devint lui aussi le héros d’un jeu vidéo en 1991, produit cette fois par Titus. Rappelons-nous encore que la chanteuse Sabrina, interprète de Boys et sex-symbol instantanée, eut également droit à son (obscur) jeu en 1988. Sans reparler de Samantha Fox Strip Poker, qui s’attardait plus sur la plastique que la carrière musicale de son héroïne. Bref, les hit-parades alimentaient alors parfois l’univers narratif des jeux vidéos, pour le pire et… disons le moins pire.
Alors, que nous raconte Marche à l’ombre ? En gros, l’histoire d’un jeune homme qui veut aller à un concert de Renaud avec sa copine mais n’a pas de places et, cerise sur le gâteau, s’est fait voler sa mobylette. Le but du jeu est donc clair : vous n’avez que quelques heures pour trouver deux places de concert, et pour récupérer et assembler les morceaux de votre mob afin de pouvoir véhiculer dignement votre dulcinée. Sinon; c’est avec Dédé qu’elle ira au concert. Et il est humainement inconcevable pour qui que ce soit de se faire plaquer au profit d’un Dédé. On a sa dignité.
Pour arriver à ses fins, notre héros va devoir affronter une faune urbaine composée de punks armés de couteaux, de barres de fer ou de masses d’arme, rien que ça. Mais aussi de quelques hippies et d’un carrossier peu scrupuleux. Dit comme ça, on pourrait penser à un beat them all, mais le jeu est plus proche des Ripoux, voire de Masque + : en gros, vous déambulez dans les rues et croisez des personnages avec qui vous pouvez échanger quelques mots afin de recueillir des indices, ou vous battre pour les dépouiller sans vergogne. Il est évidemment recommandé de surveiller sa barre de vie, figurée par une chope de bière qui se vide à mesure des coups reçus, et peut se remplir gratuitement au bar du coin.
Sur le papier, Marche à l’ombre est donc plein de potentiel. Un jeu d’aventure qui propose de rencontrer et d’échanger avec différents personnages dans un environnement ouvert est toujours alléchant. En particulier lorsque l’univers reprend celui des banlieues de Renaud, ainsi que son humour. Même si, depuis 1980, cet univers avait forcément pris un petit coup de vieux. Il est même amusant de lire, parmi les critiques compilées par le très complet site Parlez-moi de Renaud, que le magazine Amstar décrivait Marche à l’ombre comme une « étude de la faune banlieusarde ». En 1987, les générations loubards et punks marquaient pourtant le pas depuis belle lurette, au profit d’une culture hip-hop sur le point d’exploser. Mais c’est une autre histoire, et surtout je ne suis pas sociologue.
En matière d’ambiance, Marche à l’ombre remplit à peu près le cahier des charges. Comme souvent sur Thomson, l’environnement sonore est quasi-inexistant, excepté une version pas terrible de la chanson au début, et quelques rares virgules musicales. En revanche, les graphismes, très inspirés par Margerin, sont de qualité et en adéquation parfaite avec l’esprit du jeu. Et donnent à chaque personnage une vraie personnalité, du punk craspec à la beatnik shootée au patchouli, en passant par le disquaire aliéné ou la punkette plantureuse. Le tout servi par une colorimétrie sépia qui, pour le coup, n’est pas gênante tant elle renforce le côté BD des graphismes.
Reste à parler du jeu proprement dit. Et c’est là que les problèmes commencent. On ne va pas se mentir : Marche à l’ombre est loin d’être le jeu du siècle. D’abord, votre personnage est lent. Très lent. Il est possible de se déplacer de rues en rues de façon directe, mais il est parfois nécessaire de se mouvoir à l’intérieur d’un tableau et dès lors, la patience sera de mise. La chose est d’autant plus agaçante qu’Infogrames propose généralement des jeux fluides, et qu’une telle lenteur (qu’on ne retrouve pas sur les versions CPC ou Atari) rappelle plutôt certaines productions bâclées de FIL, tel Green Beret ou Yie Ar Kung-Fu 2.
Bien sûr, un tel défaut pourrait être compensé par l’intérêt même du gameplay. Sauf que le jeu ne tient pas ses promesses en matière d’exploration ou d’interaction avec son univers. En gros, la fonction « parler » ne sert qu’à de rares occasions : la plupart des temps, pour récupérer places de concert et pièces de mobylette, le plus simple est de casser la gueule des gens que l’on rencontre, en allant se refaire une santé au bar entre chaque bagarre. Le jeu ne propose pas d’énigme à proprement parler, à une ou deux exceptions près. Pour ce qui concerne les combats, la variété de coups disponibles n’a pas grand intérêt. Contentez-vous de balancer votre pied dans les parties de votre adversaire, et vous en viendrez à bout sans trop de difficulté.
Reste le défaut qui m’a fait criser à plusieurs reprises : les déplacements dans le jeu répondent à une logique qui défient les lois de la physique. J’ai essayé, pour de vrai, sur une feuille A4 et tout, de dresser une carte du jeu. Mission impossible, puisque les tableaux communiquent les uns avec les autres de façon sensiblement chaotique. Avec l’expérience, on finit par capter quelques raccourcis et prendre quelques automatismes salvateurs, mais difficile de ne pas pester devant l’impossibilité de se repérer de façon rationnelle dans ce bousin. Surtout quand on est à la recherche du dernier punk à maraver avant de pouvoir aller à ce putain de concert.
Le jeu est-il au moins agréable dans son principe de déambulation dans un décor urbain ? Alors oui un peu… mais pas longtemps. Parce que vous n’avez que très peu de temps devant vous. En gros, vous devez emmener votre belle au concert avant 19h30, sachant que le jeu débute à midi et que chaque seconde vaut une minute. En gros, vous disposez de 7 minutes et 30 secondes pour remplir votre mission. Pas vraiment le concept d’un monde ouvert, en somme. Et l’éditeur est plus que gonflé, sur la pochette du jeu, de fixer la durée d’une partie… à deux heures.
Je suis évidemment un peu de mauvaise foi : les deux heures en question incluent probablement le temps de découverte de la carte, des personnages et des « énigmes » permettant, au bout d’un certain nombre de tentatives, de venir à bout du jeu. Mais quand même : dommage de ne pas avoir plus de liberté dans un univers qui semble propice à la promenade et la découverte. Le jeu aurait été bien plus amusant sans cette nécessité de speeder sa race comme un malade. Ah, et tant qu’on est dans les suggestions, des fins alternatives n’auraient pas été de refus. Après tout, pourquoi ne pas laisser sa meuf se barrer avec Dédé si elle y tient tant, et emmener Germaine ou la jolie punkette au concert à sa place ?
Comme évoqué plus haut, je me suis rapidement penché sur d’autres portages du jeu, à savoir les versions Amstrad CPC et Atari ST. Et c’est assez triste à dire, mais la version Thomson est peut-être la meilleure des trois. Certes, les deux autres ont le mérite d’être plus véloces, mais elles sont aussi plus arbitraires. Ainsi, ces deux versions comportent des pièces de mob invisibles cachées dans les décors. La chose nécessite dès lors d’inspecter dans le détail chaque tableau, exercice pour le moins rébarbatif. Certes, la version Thomson dispose elle aussi d’une pièce cachée, mais celle-ci se trouve dans un endroit logique. Pas au pied d’un lampadaire. Autrement, les graphismes sont à peu près les mêmes, et l’environnement sonore, plus fouillé, s’avère également… plus irritant. En particulier sur CPC, où l’on frôle l’insupportable.
Au final, et cela ne m’amuse pas de le dire, Marche à l’ombre n’est pas une réussite. L’immense tendresse teintée d’admiration que j’ai pour l’univers de Renaud, dont les chansons ont bercé ma pré-adolescence et fait l’éducation de mes oreilles, accentue la déception face à ce jeu qui, comme c’est décidément souvent le cas, n’exploite pas son propre potentiel.
Pourtant, le travail de ses créateurs est sensible et patent. Difficile de nier leur implication dans le projet, peut-être contrariée par des directives contradictoires. Au-delà de ses défauts techniques déjà agaçants, Marche à l’ombre se plante en effet dans son mariage infertile entre monde ouvert et jeu d’arcade. Reste une ambiance et des graphismes plutôt réussis, et qui valent clairement le détour. Mais pour le reste, en matière de gameplay, de rejouabilité ou de simple plaisir de jeu, c’est plutôt laisse béton.
Source : Thomsonaute