N° 175, 25 octobre 1995
Envoyé spécial chez moi
Donne la patte t’auras une turlutte…
Personne me parle. Salauds de musiciens ! Quatre cents bornes en autocar entre Besançon et Grenoble et pas un qui m’a adressé la parole !
Même mon chien Toto me boude. Eh ben? T’aimes pas la vie de tournée ou quoi ? M’énerve pas ou j’t’abandonne sur le prochain parking d’autoroute, hein! T’en connais beaucoup, toi, des clébards qui ont la chance de vivre de si belles aventures ? Sous François Villon c’est à pied que tu aurais parcouru les routes de nos belles provinces pour accompagner dans sa solitude ton saltimbanque de maître. Aujourd’hui c’est en autocar Pullman. T’es gentil, tu vomis pas sur la moquette ! C’est encore Amaury qui t’a filé à bouffer alors que j’avais dit que non ? Pourquoi est-c’que les gens se croient toujours obligés de filer un susucre à un chienchien ? C’est marrant, ça ! T’arrives au resto avec ton clébard, pour peu qu’il ait une tronche sympa et des yeux tristes (comme mon Toto), tous les dîneurs se croient obligés de lui refiler un bout de barbaque, de fromage ou de sauciflard ! « Oh, il était gentil le ouah-ouah, tiens, mange, mon brave chien… » Je vais faire pareil avec vos gosses, moi ! Bande de nazes ! « C’est à vous, madame, ce joli bébé ? Quel âge ? Un an tout juste ? Tiens, mange, mon bébé, c’est bon, c’est des Carambars ! » Ils savent bien que mon chien est nourri correctement et régulièrement, le p’tit bout de frometon, en fait, c’est surtout pour s’attirer l’affection du bestiau ! Ça prétend aimer les animaux mais ça veut surtout être aimé d’eux, alors ça y va de sa petite offrande, sa petite tentative mesquine de corruption affective. Si je leur dis : « Vous êtes gentils, vous lui filez pas à bouffer», c’est moi qui passe pour une ordure, un sans-cœur. J’ai, depuis longtemps, renoncé à leur préciser que ces chiens-là ça a l’estomac fragile, que ça bouffe pas n’importe quoi n’importe quand, sinon plus tard ça gerbe sur mes pompes pas sur les leurs, renoncé à leur expliquer que c’est gentil d’habituer mon chien à systématiquement venir mendier aux tables, habitué qu’il a été par des crétins de faux amis des bêtes à avoir son petit amuse-gueule partout où ça mange. On me répondait : « Oh, il est si mignon… Pis il avait faim… Vous avez vu ? Il adore le reblochon ! » Un jour c’est une super nana qui m’a sorti un truc comme ça. J’aurais dû aller avec ma tronche sympa et mes yeux tristes poser ma papatte sur sa cuicuisse. J’aurais peut-être eu droit à une petite « gourmandise » aussi. Ma femme aurait pas aimé, mais la gonzesse aurait sûrement répondu : « Oh, il est si mignon… Pis il avait envie… Vous avez vu ? il adore ça ! »
J’ai éduqué mon chien « à la protestante » : la faim c’est comme l’envie, y a des heures pour ça ! Pis ça se laisse pas assouvir avec n’importe qui.
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud