N° 57, 28 juillet 1993
Renaud : Bille en tête
Le « Titanic » a coulé dans ma fesse
Qui a dit : « Tu périras par où tu as pêché ! » ou quelque chose comme ça ? Des fois, je me demande si le mec parlait pas de pêche à la ligne. Parce que je pêche comme un pied, et c’est toujours là que je me fais mal. À près de quarante balais (près au-dessus…), ma pauvre carcasse rouillée n’a eu affaire aux réparateurs que trois fois, et, à chaque fois, c’était à la main de la jambe. Première fois en 68, une nuit de barricades, j’ai marché sur un débris de cocktail Molotov sur le boulevard Saint-Michel. Les semelles de mes vieilles Clarks pourries par des kilomètres de manifs depuis des semaines n’ont pas résisté. Ça a fait « crac ! ». Je suis allé en boitillant à l’infirmerie de la Sorbonne occupée, quand j’ai retiré ma pompe j’avais le pied tout plein de sang, ça faisait classe ! Un étudiant en guérilla urbaine m’a désinfecté, pansé, et obligé à accepter un sérum anti-Titanic. J’avais, déjà à l’époque, plus peur des piqûres que des escadrons de gardes mobiles. J’ai dit : la piqûre c’est dans le bras ? (Dans ma tête, je pensais : comme à la guerre…) Il m’a dit non, c’est dans la fesse. Y’avait plein de filles autour, des infirmières et puis des abîmées comme moi, et puis plein de mecs aussi. J’ai dit non, tant pis, je prends le risque du tétanos. Alors il m’a dit qu’il me laissait pas repartir sans ma piqûre. « C’est la fesse ou le ventre ! » Le ventre ! Quelle horreur ! J’ai baissé mon froc, vite fait, il m’a piqué le gras de la fesse (qu’il a eu du mal à trouver), j’ai même pas crié. Le lendemain, je boitais autant du pied que de la fesse, et je disais à tous mes potes qu’une grenade offensive m’avait explosé dans les guibolles.
La deuxième fois, c’était un mois plus tard, en juin. J’avais laissé traîné un vieil ongle pourri mal taillé au bout de mon gros orteil, mon préféré. Quand j’ai plus pu marcher, le médecin m’a dit : « Ongle incarné, il faut opérer ! » Carrément anesthésie générale ! Bonjour les piqûres ! Avant le billard, j’ai fait mon testament, mais comme à seize ans on n’a jamais grand-chose à léguer, j’ai fait don de mon corps à la science. Au cas où… Heureusement que l’opération s’est bien passée, sinon je crois que la science aurait fait un grand bond en arrière.
Après, j’ai plus rien eu pendant plus de vingt ans. Y a deux ans, je me suis explosé le pied pendant un match de foot où j’étais spectateur, mais j’étais tellement bourré que je me souviens même pas comment ça m’est arrivé. C’était au Stade Vélodrome, pendant le match OM-Spartak de Moscou. J’avais planqué une demi-douzaine de pastis dans mon zomblou, dans la manche, là où normalement y’a les muscles du bras, quand les mecs de la sécu ont voulu me fouiller j’ai levé les bras, ils y ont vu que du feu, d’autant qu’ils m’ont pas fouillé parce qu’ils m’ont reconnu : « Té ! Rônnaud, cong ! Ça fait plaisireu, putaing ! Allez, passeu, cong ! » Le problème, c’est que j’avais pas de flotte et pas de verre. Alors pendant la première mi-temps je me suis tombé les 33 centilitres purs, au goulot. J’ai pas vu la deuxième mi-temps, je me suis réveillé dans un bistrot du Vieux-Port à quatre du mat’ et j’ai demandé à mes potes qui avait gagné. Et j’avais très mal à le pied. J’ai boité quinze jours. Avec le recul, je crois que c’est des supporters qui m’ont marché dessus. Ou Bernard Tapie, je sais pas.
Cette année, comme je vous racontais récemment, je me suis encore fracassé l’orteil au foot, mais, ce coup-ci, en jouant. Ça commençait juste à aller mieux quand, navigant sur une frêle embarcation au fil de la plus belle rivière de France et du monde, la Sorgue, j’ai tombé, et j’ai faillu mourir. J’étais pieds nus, ce qui n’est pas malin, et, en franchissant les chutes vertigineuses du lieu-dit « Le Partage des Eaux », ma barque, lancée à pleine vitesse, a percuté un obstacle (branche, pierre, poisson), s’est immobilisée et moi j’ai chu. Les doigts de pied en éventail, j’ai atterri sur un tesson de bouteille qui se trouvait au fond de l’eau par le plus grand des hasards, à moins que ce ne soit par la volonté pollutionniste d’un enculé de connard. Quand je suis remonté sur mon esquif, mon pied était ouvert de là jusqu’à là. Comme je suis très courageux, j’ai fait comme si j’avais même pas mal, j’ai amarré ma barcasse, ai rejoint la berge, et là, un pote m’a conduit en 4L jusqu’à l’hôpital de Cavaillon. Aux urgence, y’avait une crise cardiaque et un accident de voiture avant moi. Pendant que je poireautais, on m’a demandé si je souffrais beaucoup, j’ai dit oui, surtout pour mes clopes qu sont tombées à l’eau avec moi… C’est un médecin malgache qui m’a recousu. Vachement bien ! Sans anesthésie ! Enfin si, une toute petite, locale, piqûre, mais j’ai même pas pleuré. Il m’avait donné un bout de bois à serrer très fort entre mes dents, et puis une bouteille de whisky, et à la fin il m’a assommé d’un coup de poing quand j’ai eu trop mal. Mais non, je déconne…
Bon, j’ai huit points de suture, je boite, je peux plus me baquer, plus jouer au foot, et j’ai encore eu droit au sérum anti-Titanic (dans la fesse) et l’infirmière en a même profité pour me faire le vaccin ! Au bras, comme en Bosnie.
Dans mon horoscope, cette semaine, ils me disent de faire attention à ma gorge et à mes cordes vocales. Je vais peut-être me mettre une grosse chaussure autour du cou, tiens…
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud