Publié le 20 mai 1992 à 00h00 – Mis à jour le 20 mai 1992 à 00h00
Ils ont envie de chanter Germaine. Lui non. « Elle est vieille, celle-ci, je me souviens plus des paroles. » Son truc, c’est Marchand de cailloux, les chansons du nouvel album où le héros des rades glauques et des banlieues-mobylettes passe en revue ses sujets de rancœur du moment : le Paris-Dakar, les femmes (Olé, chanson anti-corrida d’un sexisme rare), Libé, France-Intox, Bernard Tapie, les dimanches, la guerre du Golfe, et Tonton, président finalement épargné au Casino de Paris, après un raccommodage express.
Pour fêter ses quarante ans (il est né un 11 mai, jour de sa première au Casino de Paris), Renaud a imaginé un spectacle épuré. Ni tapis de gazon artificiel, ni lumières chavirantes, ni Soldat Louis en première partie comme précédemment au Zénith. Un accordéon, une basse, une guitare, une batterie (Jean-Louis Roques, Michel Galliot, François Ovide), quelques touches de clavier, et un homme à tout faire (Geoffrey Richardson, violon, mandoline, clarinette, thin-whistle…) pour rappeler les nouvelles amours, irlandaises, du chanteur français. Un décor à base de projecteurs de cinéma ronds et rétro, des éclairages à l’avenant. Soirée intime, « pour faire chaud au cœur » aux potes venus en bande ou en autocar s’asseoir dans les fauteuils rouges du Casino.
On gagne au change. Du balcon, on chante Happy Birthday, on lance un ballon auquel on a attaché un mot gentil, on réclame Germaine. Renaud résistera jusqu’au quart d’heure final, où, le cœur sur la main, il survolera en quatrième vitesse la chanson fétiche des rêveurs de HLM. Mais le Renaud version ras-la-banlieue, révolte à fleur de peau et fantasmes de Katmandou par posters interposés, ne se livrera que par quelques bribes : Manu (« Une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent »), En cloque, Pierrot, Marche à l’ombre, Dès que le vent soufflera, Fatigué…
L’heure est grave et les positions affirmées : engagement écologique ; écœurement face au show politico-médiatique (« Et dire que chaque fois que nous votions pour eux/ Nous faisions taire en nous ce cri : « Ni Dieu, ni maître ! » / Dont ils rient aujourd’hui puisqu’ils se sont fait Dieu/ Et qu’une fois de plus nous nous sommes fait mettre ») ; anti-militarisme viscéral, développé depuis Ça suffat comme ci, contre-poids au sommet des sept pays les plus industrialisés et aux commémorations officielles de la Révolution française en juillet 1989, et, plus encore, après la guerre du Golfe, qui faillit consommer le divorce entre le chanteur têtu et Tonton « bloc de granit », « grand chêne », qui « a un caillou dans sa chaussure ».
Accordéon en bandoulière ou guitare de guinguois, Renaud, « loubard périphérique », prend la scène en douceur, en navigateur à l’esbroufe, en fils indigne ou en amoureux, partagé entre la maman et la putain. Lorsque le naturel lui revient, quand il parvient à arrêter la fuite précipitée des mots qui, aujourd’hui, jusqu’à la caricature, lui sert de texture mélodique, il est sur scène d’une tendresse touchante, d’une couleur à lui seule accessible. Hargneux à bon escient (Mais où qu’c’est qu’j’ai mis mon flingue), auteur inspiré, fils de la chanson réaliste française (Hexagone), Renaud parvient à s’extraire des pièges qu’il s’est lui-même tendus. Exemple, la version très finement allégée sur scène d’une des chansons les plus larmoyantes de l’album (Dans ton sac, incursion affectueuse dans le bric-à-brac du sac à main de l’aimée).
Renaud a choisi d’être au Casino de Paris. Il l’explique dans un programme détaillé, vendu _ fait d’exception _ bon marché et sans publicité, et enrichi d’une pétition à découper contre le projet autoroutier de la vallée d’Aspe dans les Pyrénées. Pour marquer son contentement et satisfaire l’attente d’un public qui l’aime pour toutes les victoires anti-consensuelles remportées depuis 1975, Renaud offre de petits cadeaux : un film et deux chansons inédites. L’une, insignifiante, Toute seule à une table, est destinée à Sida Urgence, la compilation concoctée par sa maison de disques, Virgin, au profit de la recherche sur le sida (à sortir fin mai). L’autre, Welcome Gorby, plus drôle et plus décapante, avait disparu de l’album au dernier moment : « On ne sait jamais, s’il avait pété les boulons ! Mais maintenant qu’il s’est fait lourder par un gros con [Boris Eltsine] !… »
Mais il y a surtout l’inhabituel prologue à la soirée choisi par Renaud : du cinéma. Présenté en alternance, un jour sur deux, avec trois autres courts-métrages à sensibilité écologique, L’homme qui plantait des arbres est un merveilleux film d’animation (Oscar à Hollywood en 1987), réalisé au Canada sur un texte de Jean Giono par Frederic Back, et où l’on retrouve la voix de Philippe Noiret. Les dessins (au pastel, au crayon) sont superbes, l’histoire _ celle d’un berger solitaire qui fait revivre une forêt à lui tout seul _ édifiante. Une demi-heure de bonheur plus tard, Renaud entonne « J’ai voulu planter un oranger ». Une ballade nord-irlandaise, juste une cause en plus.
Source : Le Monde