Le jeudi 25 janvier 2001
Jean Dion
Mon vieux Renaud, je te fais une bafouille, je ne sais pas si tu la liras et à vrai dire je m’en fous un peu, c’est correct, on a tous d’autres chats à fouetter quand ce n’est pas des Bastille à faire tomber. Tu m’en voudras pas de te tutoyer, depuis le temps, j’ai l’impression de te connaître comme si on avait fait pousser des chèvres ensemble. Je connais toutes tes foutues tounes par cœur. Si je dis pas que je suis ton fan n° 1, c’est juste pour pas en offusquer d’autres qui ont ta photo dans leur piaule – moi, c’est dans le salon, tout de même, à mon âge, et un mec à part ça, il y a quand même des limites – et ton prénom dans leur bouche. On aime Renaud ou on n’aime pas, moi j’aime. Beaucoup.
C’est très exactement pour cette raison que j’étais là, dimanche soir au Spectrum, avec un millier d’autres, pour la première montréalaise de ta tournée tant attendue. Pour tout te dire, il y avait tellement longtemps qu’on ne t’avait pas vu dans le coin que j’avais élaboré un plan d’urgence. J’avais stratégiquement posté des espions en France pour me tenir au courant de tes représentations et, si d’aventure tu avais décidé de ne pas remettre les pieds au Québec, j’aurais flyé là-bas. Non que j’entretienne l’intention de trépasser à brève échéance, mais j’avais l’intime conviction qu’il fallait que je te revoie au moins une fois pendant mon séjour sur cette fausse étoile perdue dans l’univers.
Mais bon, tu es venu, et on était là dimanche, et si je me retenais pas, j’aurais presque envie de dire: un dimanche à la con. Tu le sais, d’ailleurs. On a eu un petit choc en te voyant: dix kilos en plus, pas mal d’années aussi, et l’air fatigué, fatigué, pas fatigué comme quand tu chantais Fatigué alors que t’étais juste en tabar, mais fatigué. Ça, évidemment, personne ne songerait jamais à te le reprocher. On épaissit tous, on vieillit tous. Tu nous l’as raconté, un jour, qu’il faut aimer la vie, l’aimer même si le temps est assassin.
On vieillit tous, sauf, si j’ai encore des yeux qui voient de moins en moins pour voir, ton public. Quand j’étais allé à Visage pâle rencontrer public au Saint-Denis en 1988, la salle se composait pour une part appréciable de petites de 15 ans, 16 ans à peine qui te savaient, ta vie, ton œuvre, à la virgule près. Même chose, ou à peu près, dimanche. Ça rassure un peu sur l’avenir de l’humanité, si tu vois ce que je veux dire. En plus, il y avait de quoi prendre un coup de jeune dans ce Spectrum désormais récupéré par l’État qui veut notre santé et qui va l’avoir, dans ce Spectrum où on distribuait à la porte de petits papiers nous informant qu’il était maintenant interdit d’y fumer. Coup de jeune parce qu’après une heure à tenir le coup tant bien que mal, ça s’est mis à s’allumer à droite et à gauche, à s’allumer sous les tables, à prendre des puffs sous les tables, à exhaler sous les tables. Bref à fumer en cachette. Vaguement ado, et vachement marrant, si on n’avait d’abord l’envie d’en pleurer ne serait-ce que juste un peu.
Où en étais-je? Dimanche, voilà. On t’a fait une ovation, tu as jasé un peu, puis tu as poussé La Ballade de Willy Brouillard d’une drôle de voix. De pas de voix du tout, en fait. Mes potes et moi on s’est regardés. Ouais. On s’est dit, poliment, c’est spécial. Il essaie un truc. Il a bien le droit. C’est pas terrible, mais il a le droit. De toute manière, ceux qui l’ont jamais aimé pour sa voix devraient s’aller faire examiner l’enclume et l’étrier, n’est-ce pas? À la fin, on a applaudi. Je ne peux pas parler pour les autres, mais je suis pas mal certain que nous étions plusieurs à applaudir jaune.
Puis tu as continué. Toutes les tounes sur la même fréquence. Tu as faussé tout du long. Aucun ton. Aucune harmonie. Toutes les phrases se terminant dans le même râle monocorde. Dans ta nouvelle chanson Boucan d’enfer, tu commences en disant «On reconnaît le bonheur, paraît-il, au bruit qu’il fait quand il s’en va», ben c’est pas mêlant, j’ai eu comme l’impression, au son, que le bonheur s’en était allé, même s’il est affaire de médiocres et qu’il use le cœur. Tu as dit: j’ai une voix pourrie, c’est la nicotine. Tu as aussi dit: ma blonde m’a laissé, sans dire que c’était aussi pour ça que tu avais une voix pourrie, mais j’ai cru comprendre qu’une âme en miettes, c’est aussi dur pour les cordes vocales qu’une cartouche de Gitanes maïs par semaine pendant l’essentiel d’une vie. Enfin, ça doit pas être facile pour les gammes. Mais c’est pas une raison. Je me suis dit que si t’étais pas capable, t’étais pas obligé. Tu nous devais pas ça, et on te devait pas ça non plus. On aurait compris.
N’empêche, on t’a applaudi tout du long. On t’a demandé trois ou quatre rappels. Pour le bon vieux temps, peut-être, ou pour l’amour tout simplement. Je voulais pas le penser, mais j’ai pensé: faut-il qu’on t’aime pour se taper ça. Toi qui as pondu tant de déclarations d’amour, à Lola, à ta gonzesse en cloque, à tous ceux qui le méritaient, j’espère que tu as vu ce soir-là celle qu’on te renvoyait. (Tu sais, il y en a même qui disent que tu es venu rien que pour ça.)
Puis, le lendemain, ça allait paraît-il un peu mieux côté son et tu t’es excusé. Ton producteur a dit que tu étais «nerveux et hors focus». Il a aussi dit que «ce sont des choses qui arrivent» (pas con, ton producteur, hein, y en a là-dedans!). Toi, tu as carrément dit que t’étais bourré, que tu t’étais tapé l’œuvre intégrale de Charlebois version liquide. À mille lieues de moi l’idée de t’en tenir quelconque rigueur, si tu savais. Mais puisque ce sont des choses qui arrivent, et puisque ç’a donné ce que ç’a donné, je te fais une suggestion: pourquoi tu ferais pas un spectacle supplémentaire où tu inviterais gratos tous ceux de dimanche? En voilà une chose qui n’arrive pas souvent. Et je sais que s’il y en a un pour le faire, c’est toi.
T’en souviens-tu, tu as écrit: «J’veux qu’mes chansons soient des caresses / Ou bien des coups de poing dans la gueule / À qui qu’ce soit que je m’agresse / J’veux vous remuer dans vos fauteuils.» Reviens nous remuer, mais dans le bon sens. Sors ton flingue, bordel.
Allez, sans rancune.
Source : Le HLM des Fans de Renaud