Plutôt sentimental que mort !

Charlie Hebdo

N° 152, 23 mai 1995

Envoyé spécial chez moi

La dictature n’est ni de gauche ni de gauche

Cher Georges, « professeur de philo et militant communiste à Lens », je vous remercie du courrier adressé à Renaud Séchan, « chanteur et militant politique », pour reprendre l’intitulé (ironique ? ) de votre lettre. Vous vous dites « consterné » par mes propos tenus lors d’une interview sur le Che, interview au cours de laquelle j’aurais qualifié Fidel Castro de dictateur. J’ai dit ça ? Ah bon…

Vous m’accordez d’avoir justement rappelé les acquis sociaux du peuple cubain, exprimé l’idée que la révolution castriste l’avait libéré des mafias américaines qui avaient fait de l’île un casino-bordel pour tous les ploucs de Floride, mais me reprochez « d’accepter les résultats en répudiant les moyens ». Les moyens étant, selon vous « la dictature du prolétariat ». Le fameux « poder popular » représenté par les « comités de défense de la révolution » qui couvrent Cuba, les syndicats, le parti communiste, la jeunesse communiste… » Je vous concède que ces forces (et je suis poli, je pourrais dire : ces flics…) ont réussi à « construire un pays sans bordel ni Bourse, réussi à résister au « nouvel ordre mondial U.S » » (nous sommes quelques millions, même chez les non-castristes, à y résister…) et je leur sait gré de ne pas être tentés par « le pluralisme de l’Oncle Sam, la démocratie des Clinton, Thatcher et autres grands « commis du sac d’écus » » comme vous dites. Malheureusement, ces syndicats, ces comités, ce parti (probablement aussi ces milices…) qui agissent pour le compte de « la révolution », la vraie, la seule, la magnifique, celle qui fait le bonheur du peuple avec ou contre lui, ont surtout pour but de maintenir une politique (honorable dans les discours, infiniment moins dans la réalité…) par la force et la répression. Parti unique, pas de presse d’opinion, pas de possibilité d’émigration, prison pour les opposants, sidatorium pour les Cubains séropositifs et, bien sûr, pas de suffrage universel, des fois que le peuple choisirait « mal », « comme au Nicaragua où les sandinistes, après les immenses sacrifices consentis pour chasser Samoza, ont remis en selle la « momia » Chamorro et où le peuple, avec le pluralisme et Coca-Cola, a retrouvé sa misère et sa servitude millénaire… 

Je vais vous dire une horreur, cher Georges, mais « le peuple » est peut-être comme « l’individu ». À savoir qu’il se choisit lui-même son destin, qu’il a le gouvernement qu’il mérite, que le suffrage universel n’est jamais que la dictature de la majorité, qu’en revanche votre idéal de « bonheur du peuple à tout prix » implique forcément cette oppression qui me fait m’insurger, cette « dictature » (du prolétariat, d’un quarteron de militaires ou d’un seul homme) qui me débecte profondément et que vous soutenez ici ou là pourvu qu’elle serve la cause du peuple. Ah… Le peuple ! Belle entité un peu abstraite que vous béatifiez et pour lequel vous savez toujours ce qui est bon ou pas. Un peu comme les « grands » savent toujours ce qui est bon ou mauvais pour les enfants…

J’approuve les résultats et « répudie aux moyens » ? Quels résultats ? un peuple soumis ? La misère économique acceptable parce que sans Coca-Cola ? Les libertés fondamentales bafouées pour maintenir le cap, l’idéologie, parce qu’en 1959 cette idéologie était belle ? Quant aux moyens, il semble que vous les définissez d’un mot qui n’apparaît pas dans votre courrier mais qui transparaît entre les lignes : la terreur…

Vous m’écrivez aussi :« Il me semble que votre communisme reste trop sentimental. Vous pensez avec les mêmes catégories que les bourgeois socialistes : démocratie ou dictature ? Liberté ou totalitarisme ? » Permettez-moi de vous rappeler que je ne suis et n’ai jamais été communiste. Que mes convictions ne relèvent pas du sentimentalisme mais de la raison. Que cette raison est née d’une réflexion, que cette réflexion est née dans les livres et dans l’observation du monde plus souvent que dans une réunion de cellule. Que les « bourgeois socialistes » soient attachés à la démocratie, c’est bien le dernier des reproches que je leur ferais. Devrais-je en déduire qu’en conséquence la démocratie est une saloperie ? Ce n’est pas parce que mon voisin lepéniste aime les animaux que je vais tuer mon chien… Alors selon vous le monde serait partagé entre méchants bourgeois qui aiment la démocratie et gentils prolétaires qui préfèrent la dictature ? Dites plutôt que vous la préférez pour eux…

« À Cuba on dit ce qu’on fait : la démocratie oui, mais pour l’ouvrier, le paysan, le révolutionnaire. La répression, oui aussi !» Cher Georges, je vais bientôt aller à Cuba, je vous promets de demander aux ouvriers et aux paysans s’ils ont le sentiment de vivre dans une démocratie. Et si le mot leur semble par trop mystérieux je leur demanderai simplement si, hormis cette dégueulasserie d’embargo américain qui les affame, ils se sentent libres.

Vous me citez les exemples du « Burundi, de la Colombie, nouveaux Eldorado post-soviétiques « libérés » du communisme et livrés à la misère noire, au FMI et à la mafia ». Autant me dire : « Regardez, ils n’avaient qu’un cancer généralisé, maintenant ils ont le sida »… Je déteste cette théorie selon laquelle un régime est défendable parce que moins dégueulasse qu’un autre. Même si cette théorie qui nous fait voter pour les « bourgeois socialistes » dont vous parliez plus haut. À cette différence que, une fois qu’ils sont au pouvoir, nous ne les défendons pas et surtout ne les épargnons pas. Et, personnellement, j’évite d’affirmer que l’URSS-goulag de Brejnev valait « quand même mieux » que la Russie-mafia d’Eltsine, que la RDA avec travail et éducation pour tous, médecine gratuite mais sans libertés individuelles valait « quand même mieux » que le million et demi de communistes privés d’emploi aujourd’hui dans l’Allemagne réunifiée. Je me bats contre tous ces régimes, suis allergique à toutes ces formes d’oppression, qu’elles soient guidées, engendrées par les intérêts supérieurs du libéralisme économique ou par la pensée de Mao, Jésus-Christ ou Che Guevara.

« « ¡Hasta la victoria siempre ! » disait Che Guevara dont l’accord avec Fidel Castro a toujours été sans réserve » concluez-vous. Étonnante interprétation de l’histoire… Il m’a toujours semblé que le Che avait quitté Cuba et renoncé à Castro parce qu’il pressentait ce que le « Líder Máximo » allait devenir. Et qu’il est effectivement devenu : un dictateur.

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud