Pour aller à gauche, c’est par où ?

Charlie Hebdo

N° 47, 19 mai 1993

Renaud : Bille en tête

Notre grand débat continue. On a reçu tellement de lettres qu’on va bientôt faire un numéro spécial que vous pourrez lire en vacances. Des réponses très marrantes, d’autres édifiantes. Elles ont toutes un point commun : elles ne parlent pas beaucoup de Fabius, ni de Rocard ! Continuez à écrire pour raconter votre gauche !

« Qu’est-ce que tu fais, mon papa ? me demanda ma fille en entrant dans mon bureau. Je croyais que t’avais fini ta chronique pour cette semaine…

– Tais-toi, figure-toi que cette semaine je dois m’en cogner deux ! La « normale », pis une deux fois plus longue pour la page trois, sujet imposé !

– Ben, c’est quoi, l’sujet ? J’peux t’aider, mon papou…

– J’ai bien peur que non, Roudoudou. C’est : « Pourquoi je suis de gauche ? » C’est en même temps évident et hyper dur à expliquer… Aussi con comme question que : « Pourquoi tu respires ? »

– On est de gauche pass’que c’est mieux que la droite ! Et pis c’est tout ! tranche ma fille.

– Et pourquoi c’est mieux ? insistai-je fourbement en espérant secrètement une repartie imparable comme seuls parfois les enfants en sortent.

– Pass’que, à gauche, y sont moins cons !

Pas mal… Pas suffisant pour deux colonnes en page trois, mais la réponse me satisfait. Et puis elle venait d’une bouche innocente. Qui oserait me soupçonner d’avoir manipulé ou conditionné ma fille ? Si, par exemple, à deux ans elle chantonnait Le Gorille de Brassens, ce n’est pas faute de lui avoir laissé le choix. Elle avait aussi tout Léo Ferré, Ferrat, Aragon, Brel, Gainsbourg, Bobby Lapointe et Reggiani à sa disposition sur la platine du salon.

– T’as raison ma poule… Mais faut quand même que je développe un peu. Tu vois, moi, quand on me demande depuis quand je suis de gauche, je réponds parfois « depuis toujours ». C’est vrai que ça m’est pas venu un matin, comme ça, après mûre réflexion, en me référant à des penseurs, des modèles, des expériences vécues ou des types de société. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été du côté de Spartacus, tu sais, cet esclave qui a pris la tête de la révolte contre Rome…

– Oui, je connais, m’interrompt ma fille, moi aussi, les esclaves qui se révoltent, je suis pour eux !

– Être de gauche, c’est aussi être avec les esclaves avant qu’ils ne se révoltent. Mais laisse-moi finir de te raconter. Quand je dis que je suis de gauche depuis toujours, en fait, ça remonte à encore plus loin que ça… Même avant ma naissance… Au stade fœtal déjà, cohabitant avec mon jumeau, j’étais fier de vivre une expérience collectiviste. Et puis j’étais un rescapé des avortements clandestins qui avaient jalonné à coup d’aiguilles à tricoter les grossesses involontaires de ma mère. Moi qu’on choisit de garder et qui devait être Caroline, je fus David et Renaud. Je conçus de cette « grâce accordée » le sentiment qu’il me faudrait toujours me battre pour les condamnés. Et ça aussi, c’est être de gauche.

– Tu veux dire les fœtus ? Je croyais que c’était les vieux réacs de droite qui étaient contre l’avortement !

– Je veux dire les femmes, ma Lolita, celles condamnées à avorter dans l’illégalité ou dans la honte, celles condamnées à mettre au monde et à torcher dix petits nègres si tel est le désir d’un homme.

– Ouf, tu m’as fait peur ! Bon, ensuite, quand tu naissas, t’as tout de suite été de gauche ?

– Attends, je ne naissa pas tout de suite. Satisfait du confortable et douillet cocon où je me trouvais, je décidai de ne pas en bouger, laissai mon frangin s’aventurer seul à l’extérieur, faisant ainsi pour ma part la preuve d’un anti-impérialisme intra-utérin hors du commun. Malheureusement, dix minutes plus tard, et, déjà, malgré mes protestations contre les expulsions, je me retrouvai dehors à mon tour. Accueilli par une magistrale fessée, mon premier cri fut pour dénoncer la répression !

– T’as raison, mon papa ! Y faut toujours dénoncer la répression ! Comme quand vous m’engueulez pass’que je regarde « Hélène et les sales cons » à la télé au lieu de faire mes devoirs. C’est de la répression, je dénonce ! Bon, sans déconner, tu veux pas être sérieux cinq minutes et me dire vraiment pourquoi t’es de gauche ?

Mon rédac’ chef attendait un papier sérieux, apparemment ma fille souhaitait elle aussi une réponse intelligente. Eh merde ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Un tribunal ? Le jeu de la vérité ? Une confession ? Expliquer pourquoi on est de gauche ! Pourquoi ? Faut pas ? C’est mal vu ? C’est une maladie ? Ça intrigue ? C’est démodé ? Les lecteurs de Charlie attendent une réponse ? Et, en fonction de celle-ci, décideront s’ils restent à gauche ou s’ils virent à droite ? Bon, d’accord, je vais tout vous avouer une fois pour toutes, pis on n’en parlera plus. Je sens que ça va pas vous plaire, mais je m’en branle comme de ma première chronique. Faites gaffe, c’est du sincère, ça vient pas de la tête, pas des tripes, même pas du cœur, ça vient du fond de l’âme…

Je suis l’arrière-petit-fils d’un pasteur dont le père et le grand-père étaient pasteurs également. Bien que non-croyant, je revendique mon appartenance à cette communauté de cœur et d’esprit dont le nom « Protestants » sonne comme une identité. Protester contre l’oppression, l’injustice, la misère, le racisme, la guerre, le fanatisme et l’intolérance, les dénoncer, les combattre, c’est véritablement ce qui donne un sens à ma vie. C’est ce qui me donne le sentiment d’être un humain pas un serpent. Souffrir pour celui qui souffre me distingue du chien. Et de l’homme de droite. Croire à cette belle utopie selon laquelle ce monde peut changer, les hommes devenir meilleurs, prêcher la liberté, l’égalité et la fraternité pour l’homme et sa fiancée, me sont aussi indispensables que l’air pour respirer. Parce que le vrai comportement chrétien est un comportement de gauche. Et pis c’est tout !

– Je croyais que la religion, c’était l’opium du peuple, mon papa…

– Aimer son prochain, c’est une drogue douce, mon amour. Et ça devrait être remboursé par le Sécurité sociale.

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud