N° 132, 14 au 20 mars 1980
Par Jean-Pierre Enard
Il est à Bobino depuis le 11 mars. Il vient de terminer un livre de poèmes et prépare un scénario de film.
Il chante la détresse des H.L.M. et des voyous. Son père, professeur d’allemand devenu auteur de romans policiers, a toujours été convaincu de la réussite de son fils et ne s’est jamais inquiété de le voir passer ses journées devant un comptoir ou un flipper.
Blouson noir sur le dos. « santiag’s » aux pieds, mèches rebelles sur le front, Renaud donne l’image parfaite du loubard de banlieue. Le monde qu’il chante est celui de la zone, des HLM, des voyous qui font pétarder leurs « mobs » à minuit et des groupes d’autodéfense qui leur tirent dessus. Son public est constitué pour une bonne part par les loulous qui voient en lui un des leurs. Ils ont été les premiers à remplir la salle Bobino depuis le 11 mars.
Sans qu’il l’avoue vraiment, cette image commence à peser sur Renaud. II s’est pris un appartement dans le Marais où il habite avec sa « gonzesse », Dominique. Il s’y calfeutre pour éviter les effusions des loubards qui veulent à tout prix l’inviter chez eux ou lui payer à boire. Car même s’i les comprend très bien et s’il exprime leur révolte dans un argot d’une justesse étonnante, Renaud n’est pas un loubard.
Il est né en 1951 dans le XIVe, vers la porte d’Orléans. La famille Séchan comprend six enfants. outre son jumeau, David, Renaud a un autre frère et trois sœurs. Son père a été professeur d’allemand puis directeur de collection aux éditions Hachette. Renaud se montre un gamin ni plus ni moins difficile que les autres. Ses souvenirs sont ceux de tout le monde : les westerns dans le cinéma de quartier, le jeudi après-midi, les parties de flipper dans les bistrots, les cours qu’on sèche parce que finalement, on apprend davantage en restant chez soi à lire Queneau.
Il a débuté au café-théâtre
Éclate mai 68, Renaud se retrouve avec David et quelques-uns de ses frères et sœurs sur les barricades. II a seize ans. Déjà, il écrit des chansons. L’une d’elles deviendra même une sorte d’hymne frondeur de l’époque mais son auteur n’en revendiquera pas la paternité.
Après ce grand souffle de liberté, plus question de retourner au lycée. Renaud flâne dans les rues, pédales sur son vieux vélo le long des boulevards de Ceinture, se lève à deux heures de l’après-midi et passe le plus clair de sa journée dans un bistrot du carrefour Vavin, avec quelques copains et ses copines.
Les commerçants du quarter, qui viennent boire leur petit blanc, sur le comptoir, se désolent devant cette jeunesse qui n’a goût à rien depuis que les rues de Paris ne sentent plus les gaz lacrymogènes. Seuls ses parents ne s’inquiètent pas.
D’abord, parce que de tradition libérale et protestante, ils font entière confiance à leurs enfants, quoi qu’ils fassent. Et puis, Olivier et Solange Séchan ont eux aussi un sens inné de la liberté. Après tout, Olivier a rompu avec le confort de son métier de professeur d’allemand pour se consacrer tout entier à l’écriture. II a publié plusieurs romans, de très nombreux livres pour enfants et des polars, dont l’un, Défi à la mort, signé Laurence T. Ford, fait aujourd’hui figure de classique de la littérature policière.
Olivier a su discerner très tôt le talent de Renaud. Que celui-ci n’en fasse rien pour l’instant l’inquiète à peine. Il est sûr qu’un jour, Renaud éprouvera le besoin de s’exprimer. Il se mettra au travail et alors il étonnera tout le monde.
En réalité, Renaud sait déjà ce qu’il souhaite. Il aime la chanson traditionnelle, celle des rues, à la manière de Bruant, de Fréhel ou de Ferré première manière. Alors que tous les adolescents autour de lui rêvent de guitare électrique et de batterie, il travaille l’accordéon. Mais sa rencontre essentielle, ce sera avec le café-théâtre. Par l’intermédiaire d’un comédien débutant, Patrick Dewaere.
« J’étais allé voir des copains à Belle-Ile. Sur le port, j’ai demandé une pipe à un mec qui avait l’air sympa avec sa petite moustache. On a discuté. Le soir, il est venu nous retrouver dans notre baraque. On s’est éclatés tous ensemble… »
Rentré à Paris, Renaud retrouve Dewaere gui lui présente Romain Bouteille, le fondateur du Café de la Gare. À l’époque, il y a dans la troupe Miou Miou, Coluche, Depardieu et naturellement Dewaere. Au hasard des défections de l’un ou de l’autre, Renaud apprend tel ou tel rôle.
Avec « Laisse béton » il est devenu célèbre
Il joue aussi dans les cafés-théâtres du voisinage comme Le Splendid et La Veuve Pichard. En même temps il tourne de petits rôles dans des dramatiques pour la télévision : Un juge, un flic, La neige de Noël, Madame Ex, Au plaisir de Dieu.
Coluche, devenu une vedette à son tour, le prend en première partie de son spectacle. Renaud trouve son personnage, celui-là même qui sourit sur les affiches de Bobino. II sort un premier disque en 1975, salué chose exceptionnelle par un tiers de page dans Le Monde. Renaud remporte du même coup un véritable triomphe à La Pizza du Marais.
Dès lors, de tournée en gala, Renaud commence à trouver son public. Des gens de son âge, qui se reconnaissent en lui, dans son humour, dans sa violence et dans sa tendresse. Avec Laisse béton, son second disque, il choisit son audience et remporte un succès général. Toute la France se met au verlan, cette façon de parler des voyous en inversant les syllabes. L’année dernière, en mars, il chante à guichets fermés au Théâtre de la Ville.
Cependant, il n’entend pas en rester là. En même temps qu’un nouveau disque, il sort un livre de poèmes et de chansons chez un éditeur « situationniste », Champ libre. Avec un titre en verlan, naturellement : Sans Zikmu. Il s’attaque à un roman aussi. Il a commencé d’écrire un scénario de film avec un ancien copain de La Veuve Pichard. Malgré la légende, il ne roule pas à moto mais dans une grosse Cherokee Chief, une sorte de Range Rover. Il court les brocanteurs et collectionne les polars. Et comme il a gardé le sens de la famille, il revient souvent porte d’Orléans retrouver parents, frères et sœurs. Pour Noël, il a même offert un cadeau superbe à son petit neveu de sept ans : un blouson de cuir et des santiag’s, des vrais, pour jouer à Renaud.
Reportage de Richard Adaridi
Source : VSD