M. Guy Hermier, membre du bureau politique du P.C., directeur de l’hebdomadaire « Révolution », devait tenir, ce mercredi 23 juillet, à Avignon, une conférence de presse consacrée à la politique culturelle de son parti. Cette manifestation fait partie de la « tournée » des responsables du P.C. dans les festivals de l’été, au moment où « Révolution » ouvre une « enquête » sur les rapports entre la création et son public. Sur ce thème, M. Lucien Marest, collaborateur du comité central, avait notamment suggéré aux organisateurs de fêtes communistes, dans un article de « Révolution » (daté 9-15 mai), de ne pas faire appel aux artistes qui combattent les idées du P.C. Cet article avait entraîné le départ de M. François Hincker, rédacteur en chef adjoint (« le Monde » des 20, 24, 26, 28 juin, et 6-7 juillet). Nommément mis en cause, le chanteur Renaud répond.
CHANTANT en argot, en verlan, avec gouaille et tendresse mêlées, des chroniques de paumés dans les banlieues et de faits divers, reprenant le flambeau d’une tradition de la chanson populaire qui semblait éteinte depuis Clément, Bruant et Montéhus, réaffirmant avec panache un vieux slogan des anarchistes libertaires (« Société tu m’auras pas »), racontant des chansons-histoires dans lesquelles vivent et parfois meurent des êtres de chair et de sang, les habitants d’une H.L.M. blême, le loubard qui ne se fait pas d’illusion, deux jeunes gens qui agonisent sur l’asphalte à deux heures du matin rue Pierre-Charron après un braquage raté, Renaud a depuis deux ans conquis d’autant plus les lycéens nihilistes et les jeunes prolétaires qu’il ne dédaigne ni les coups de gueule ni l’humour et la parodie. Il ne fait cependant pas l’unanimité puisque deux organes du parti communiste, Révolution et l’Avant-garde, ont réagi violemment à l’une des dernières chansons du chanteur (Où c’est que j’ai mis mon flingue ?) où il est dit notamment :
« C’est sûrement pas un disque d’or ou un Olympia pour moi tout seul qui me feront virer de bord, qui me feront fermer ma gueule (…) Moi j’crache dedans et j’crie bien haut qu’le bleu marine me fait gerber que j’aime pas l’travail, la justice et l’armée. C’est pas d’main qu’on m’verra marcher avec les connards qui vont aux urnes choisir c’lui qui les f’ra crever. Moi, ces jours-là, j’reste dans ma turne. Rien à foutre de la lutte des crasses, tous les systèmes sont dégueulasses ! (…) A Longwy comme à Saint-Lazare, plus de slogans face aux flicards, mais des fusils, des pavés, des grenades ! Gueuler contre la répression en défilant « Bastille-Nation » quand mes frangins crèvent en prison ça donne une bonne conscience aux cons, aux nez- d’bœuf et aux pousse-mégots qui foutent ma révolte au tombeau (…) »
« Les connards qui vont aux urnes »
Évoquant, dans Révolution du 12 juin dernier, les fêtes comme celle de l’Humanité, où sont habituellement invités les artistes populaires de la chanson, de Mireille Mathieu à Jean Ferrât, un collaborateur du comité central chargé des questions culturelles estimait nécessaire d’avoir une « réflexion critique » à l’égard de chanteurs « comme Renaud qui, dans la vie comme dans ses textes, insulte les travailleurs, leurs luttes, leurs organisations, leurs responsables ». L’Avant-garde publiait un article où il était écrit : « Adieu Renaud, nous n’étions pas du même camp. »
Malheureusement, dit Renaud, le journaliste prend dans la chanson des phrases tronquées et isolées du contexte pour essayer de me faire dire ce que je n’ai jamais voulu exprimer. Et effectivement, cela n’a plus le même sens quand on lit : « C’est pas d’main qu’on m’verra marcher avec les connards qui vont aux urnes » sans la fin de la phrase qui dit : « Choisir c’lui qui les f’ra crever. » – Ou « gueuler contre la répression en défilant « Bastille- Nation » ça donne une bonne conscience aux cons » en omettant le troisième vers : « Quand mes frangins crèvent en prison. » Évidemment après, le journaliste de l’Avant-garde a beau jeu pour écrire : « Je te rappelle que c’est grâce à des « millions de cons » comme tu nous appelles qu’on a réussi à faire libérer Angela Davis, « militante communiste. » »
Renaud est né à la chanson au mois de mai 1968. Il était alors au lycée Montaigne. Sa première chanson (Crève, salope) écrite spontanément au milieu des événements, est reprise par tous les lycéens qui ont une guitare. D’autres chansons suivent aussitôt : C.A.L. (comité action lycéen). Renaud compose beaucoup. Il a abandonné ses études, a travaillé comme vendeur dans une librairie du quartier Latin, puis comme plongeur et coursier. En 1974, paraît le premier album (Hexagone). Mais il lui faudra attendre quatre ans et le succès public de Laisse béton pour que de vraies salles s’ouvrent à lui et qu’il puisse s’entourer d’une équipe de musiciens.
Renaud est toute autre chose qu’une vulgaire étiquette de show – business. Personnage timide, tendre et plein d’humilité, étonnant amoureux d’un folklore parisien mis en chansons autrefois par Fréhel, Renaud, comme beaucoup des chanteurs de la nouvelle génération, n’a pas envie de faire une « carrière » dans la chanson, d’aller chanter pour la nième fois à Bobino, l’Olympia ou dans les salles de cinéma et de gymnase de province, de voir trop longtemps son image d’interprète exagérément amplifiée. Il sait aussi que tout passe très vite aujourd’hui, que le public est tellement abreuvé tous les jours de produits et de bruits qu’il se lasse rapidement. « Je veux m’arrêter avant qu’on me le fasse sentir. J’aurai toujours envie, je crois, d’écrire des chansons mais pas celle de les défendre sur une scène ou à la télévision. Mais j’aimerais faire autre chose, écrire par exemple des scénarios ou des romans policiers… »
Source : Le Monde