Pourquoi j’ai pas dit du mal

Charlie Hebdo

N° 170, 20 septembre 1995

Envoyé spécial chez moi

Finis de manger ton père, ou tu seras privé de Vassiliu

Allez, une fois n’est pas coutume, je vais essayer de pas dire du mal. Au contraire. Il faut absolument que je vous parle d’un disque et d’un bouquin qui m’ont fait craquer. Tant que j’y suis, je vous ferai aussi une petite rubrique télévision.

Bon, débarrassons-nous déjà de cette drogue-là, la plus dangereuse, celle qui bouffe les neurones de nos enfants plus sûrement que n’importe quelle maladie génétique, à la différence que la maladie génétique te prend pas pour un con. TF1, vous pouvez zapper, c’est pas une chaîne, c’est un boulet. Les autres, finalement, sont pas terribles non plus. Le mieux c’est encore de balancer votre téléviseur par la fenêtre. Et si vous voyez passer Le Lay et Mougeotte en bas, visez bien. Voilà, c’était ma rubrique télévision.

Le bouquin, c’est un petit chef-d’œuvre signé Roy Lewis, un journaliste et sociologue anglais dont ce fut l’unique roman. Paru en 1960, traduit en français trente ans plus tard, j’ai encore mis cinq ans avant de tomber dessus mais j’envie ceux qui ne vont le découvrir qu’aujourd’hui… Ça s’appelle Pourquoi j’ai mangé mon père. Ça se passe pendant la préhistoire, et ça raconte la vie d’une famille d’Homo erectus au moment où le père, Édouard, découvre le feu. Il maîtrise mal, enflamme des régions entières, mais reste persuadé que cette découverte va changer la face du monde. Il est sévèrement critiqué par l’oncle Vania, vieux réac ennemi du progrès qui voudrait retourner dans les arbres dont ils sont descendus, et qui s’affirme « libéral avec le cœur à gauche », la mère, Edwige, qui cuisine pour toute la tribu – « Si vous ne finissez pas cet éléphant, il va devenir immangeable ! » -, et les enfants, Ernest, Tobie, Alexandre et Oswald, qui acceptent les avantages que le feu leur apporte mais souhaitent garder pour eux cette arme redoutable. Édouard, le père, au contraire, voudrait en faire profiter l’humanité entière en offrant les secrets de fabrication et de conservation aux autres tribus. Lorsqu’on comprend (très vite) qu’à travers le feu l’auteur évoque le nucléaire, le bouquin, plein de ce délirant humour britannique qui relègue nos pathétiques humoristes au rayon des comiques troupiers pour noces et banquets, devient alors une merveilleuse fable prophétique et inquiétante.

Le disque, vous allez rire, c’est celui de Pierre Vassiliu, un vieux routard que, ingrats que nous sommes, nous avions oublié. Il faut dire qu’il y met du sien, puisque l’oiseau coule ses jours peinard au soleil de Dakar, couché dans un hamac près d’une nana sublime, forcément sublime, un verre de rhum à la main, pendant que ses petits camarades chanteurs s’étiolent à l’ombre d’un studio d’enregistrement parisien ou vendent leur insipide soupe aux bons sentiments dans des émissions de télévision que même le beauf moyen n’arrive plus à regarder. Notre Pierrot vit comme un lézard depuis vingt-cinq ans, sans déranger son monde, allergique comme pas un au travail, à côté de lui Moustaki passerait pour un énervé, un stakhanoviste. De temps en temps, sur la pointe des pieds, il vient montrer sa bonne tête de fouine à la télé, fait trois petits tours et puis s’en va. Son dernier album, La vie ça va, est sorti depuis près de six mois, je vous avoue que je ne l’ai toujours pas entendu une seule fois à la radio. Et c’est vraiment dégueulasse parce qu’il est très beau. Si si… Au milieu de quelques chansons aux rythmes brésilo-antillais comme il les affectionne, superbement réalisées et qui s’écoutent avec un vrai plaisir, se glissent deux ou trois petits joyaux dont « Léna », « Chéri Lou », « Silence » et surtout « Dangeureux », une espèce de litanie de ses colères, un peu rap, un peu reggae, joliment torchée et qui, en trois minutes de magnifique écriture, enfonce un peu plus la totalité des rappeurs français dans l’indigence où se noient leurs rimes aléatoires et leurs musiques approximatives. C’est de la chanson à texte, ça décoiffe, c’est violent et c’est intelligent. Trop intelligent pour les FM à la con…

Merde, j’avais dit que je dirais pas de mal ! Oh, ben tant pis…

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud