N° 94, juin 1985
44 QUÉBEC-ÉTHIOPIE |
Il aura fallu la rencontre inusitée de Jean Robitaille et Gil Courtemanche pour que les artistes québécois se décident enfin à entrer dans la vague de soutien pour l’Éthiopie.
les yeux de la faim
PAR SYLVAIN-CLAUDE FILION
L’événement musical de 1985 est, sans contredit, la prolifération des disques en vue de soulager la faim en Éthiopie. Après l’étincelle britannique et la confirmation américaine, voilà que suivent Canadiens, Français, Australiens, hispanophones et Québécois. Plus qu’une réaction aux images désolantes que nous offre la télévision, cette vague de secours met en relief ce que plusieurs croyaient désormais impossible: notre planète est devenue un grand village où tout se sait, se voit et s’entend.
C’est pourquoi les Québécois, à l’instar des grands noms du showbiz international, ont voulu faire leur part. Et il n’en tient maintenant qu’aux six millions de francophones nord-américains pour que les Les Yeux de la Faim devienne une véritable action d’éclat, un lien concret entre ceux qui jouissent et ceux qui souffrent.
En 1970, c’était pour le Bangladesh. Stimulée parla marijuana qu’elle admettait désormais, la conscience sociale s’était fait faire un lifting et se tournait vers les affamés du monde entier. Les grands organismes humanitaires fleurissaient et, à l’instar des petits Chinois de la génération précédente, on ouvrait grand nos portefeuilles en s’apitoyant sur le sort des pauvres petits Biafrais au ventre enflé. Comprenons que ça collait très bien à la rengaine alors omniprésente du «peace and love».
Quinze ans plus tard, c’est la frénésie éthiopienne qui fait des chansons-bénéfice l’activité la plus «in» pour qui évolue dans le monde de la chanson. Les bouleversantes manchettes de l’automne 1984 rapportant les désastres de la famine qui étouffe le peuple éthiopien scandalisent le monde entier. Le spectacle est désolant. La télévision nous montre des troupeaux de squelettes tombant comme des mouches, des marées humaines envahissant les états limitrophes pas nécessairement en meilleur point. L’Éthiopie est pourtant un pays abonné aux secousses
sociales. De famine en pénurie, elle répudie son empereur Haïlé Sélassié (le Messie des Rastas) en 1974, lève les armes contre ses voisins la Somalie et le Soudan, connaît les terribles émeutes du pain durant l’hiver 1984 et se met finalement à mourir à petit feu, étranglée par la sécheresse. C’est par millions que s’exilent les affamés, menaçant l’équilibre déjà précaire de l’Afrique.
De plus, les scandales assaillentles dirigeants qui trouvent le moyen de discuter armements et d’exporter des denrées. On se demande bien lesquelles. Et la question qui se pose pour nous, occidentaux rassasiés,
c’est celle de l’authenticité. Celle du geste. Carla famine est terrible, il n’y a pas à en douter. Le journaliste Gil Courtemanche, qui signe le texte de la chanson québécoise, est encore ému quand il en parle. Mais des observateurs ont soulevé l’autre côté de la médaille: et si au fond, toute l’entreprise ne profitait pas surtout aux artistes qui pour un seul après-midi de bénévolat récoltent subséquemment un précieux prestige parfumé de sensiblerie?
Une vague qui fait le tour de la planète |
Le mouvement, à mesure qu’il prend de l’envergure, rapporte des sommes pharamineuses. La chanson We Are The World a déjà amassé à elle seule plus de 10 millions de dollars. Et malgré quelques petits scandales inévitables, des reproductions interdites, l’événement touche tous les cœurs.
C’est en décembre 1984 que le premier éclair jaillit. Les Britanniques, naturellement d’avant-garde, prennent la bannière de Band-Aid pour enregistrer Do They Know It’s Christmas?. Succès monstre. Les Américains, pour ne pas être en reste, sont bien obligés de montrer qu’eux aussi sont capables. Lionel Richie et Michael Jackson écrivent We Are The World, numéro 1 sur le palmarès Billboard trois semaines après sa sortie et installé confortablement pour un mois. Numéro 1 ensuite au Canada et à bien d’autres endroits. Suit un album constitué de chansons gracieusement offertes qui réunit les Springsteen, Turner et Prince, le grand adsent de We Are The World. Les artistes canadiens emboîtent le pas, et matérialisent la chanson Tears Are Not Enough sous le nom de Northern Lights. Une chanson de Bryan Adams. Claude Dubois, Robert Charlebois et Véronique Béliveau prennent l’avion à destination de Toronto pour y représenter la chanson francophone. Ils n’y chantent même pas une ligne chacun: décidément, nos colocataires canadiens ne ratent pas une occasion de reléguer les québécois au rôle de 23e violon. Enfin. L’esprit de la bonne cause interdit toute dissension. Et le mouvement prend des proportions internationales. Les Français enregistrent Éthiopie; les Australiens annoncent qu’ils préparent quelque chose; les hispanophones, Julio iglisias en tête, concoctent au bord de la Méditérranée; les vedettes metal des États-Unis promettent une chanson pour l’automne, les artiste de la Colombie Britannique enregistrent de leur côté, et on a vu André Lejeune et Jenny Rock entreprendre une contribution club/country dans une salle de répétition de Radio-Canada…
Finalement, le Québec entre dans la danse, et tout à fait par hasard, s’il-vous-plaît. Quand Gil Courtemanche et Jean Robitaille ont présenté leur chanson à la presse, on n’a pas manqué de leur rappeler que le Québec arrive encore après les autres. Son âme de journaliste s’animant, Courtemanche explique qu’il ne sera jamais trop tard, car le problème de la faim en Afrique n’est pas passager. Ce pourrait être la pire catastrophe humaine de cette fin de siècle. Un véritable génocide naturel. En 1973, la famine avait tué 500 000 Éthiopiens. Maintenant, le compteur tourne dans les sept chiffres et c’est le quart d’une population égale à celle du Canada qui est menacée. Et si l’action et son incroyable effet d’entraînement à l’échelle planétaire, paraissent inopinés, c’est aussi à cause du désintéressement obligatoire des media qui doivent délaisser les dossiers trop noirs et fournir des drames toujours plus frais à leur public avide. Les manchettes s’envolent, mais la calamité s’installe. Le problème a pris des dimensions inimaginables. Et ce réseau de bonnes intentions qui colore les palmarès internationaux constitue vraiment le feeling musical de l’année 1985.
Les Chanteurs sans Frontières et la fondation Québec-Afrique |
Pendant que le biz québécois se demandait s’il allait se passer quelque chose ici, tirant le coude d’un Ferland, faisant des clins d’oeil à un Plamondon, ce sont les Français qui agissent, accueillant dans leur grande famille Diane Tell, Fabienne Thibeault et Diane Dufresne. Trente-cinq artistes en tout qui s’époumonnent sur un texte quelque peu engagé de Renaud, cette nouvelle coqueluche de nos cousins socialistes. S’autobaptisant Chanteurs sans Frontières, ils enregistrent à Paris une chanson simplement intitulée Éthiopie. Et là aussi, ça marche.
Au Québec, c’est au compositeur Jean Robitaille que Ton doit l’initiative d’un enregistrement-bénéfice au profit des affamés de l’Afrique. Oeuvrant depuis longtemps dans le milieu de la musique, connu surtout pour ses jingles publicitaires, ses musiques de films ou des albums instrumentaux, Robitaille a aussi jadis composé pour Ginette Reno, Morse Code et une liste de vedettes des palmarès d’antan. Un disque pour l’Ethiopie? «Je voulais le faire depuis quelques semaines», avoue Robitaille qui a mené la production à train d’enfer pour accoucher d’un «rough mix» sept jours après avoir discuté de l’idée avec son ami Gil Courtemanche. Journaliste à Radio-Canada, Courtemanche a servi de catalyseur. Il rencontre Robitaille dans un bar au retour d’un reportage en Ethiopie etgalvanise l’inspiration de son ami. Le lendemain, Robitaille pour une musique, envoie la cassette à Courtemanche qui aligne ensuite les mots. «C’est la première fois que j’écris une chanson, confie le journaliste. Je ne connaissais rien là-dedans, j’ai tout découvert en travaillant avec les autres.»
Pour que l’élan se maintienne, il a fallu mener les opérations tambour battant. Deux journées de studio, mi-avril, et trente-cinq artistes programmés à la demi-heure. Daniel Lafrance, de Paroles & Musique, et Ginette Bonneville, de Kébec-Disc, prennent l’affaire en main. On téléphone à tout le monde et tout le monde accepte, sans même une chicane de vedette. D’ailleurs tout le monde a été ébloui par le déroulement de ces deux journées d’intense communication. «Un moment unique, un mélange magique», dira Ginette Bonneville qui y voit un événement sans précédent dans l’histoire de l’industrie du disque québécois. Jean Robitaille a tout mené d’une main de maître. «Chacun est arrivé et a fait ce qu ‘il avait à faire, explique Daniel Lafrance. Il fallait profiter du climat d’euphorie du moment et y aller à fond de train. Les artistes n’ont pas eu le temps de poser des questions.» Rien n’a été plus facile que de faire défiler les grands noms de la chanson québécoise un à un, ou par grappes, derrière les micros. «C’est surprenant, ajoute Jean Robitaille, mais il n’y a eu aucun problème d’ego. Ils ont chanté ce que je leur ai demandé de chanter, simplement.» Bref, ça baignait dans l’huile.
Les interprètes qui ont participé à l’enregistrement semblent avoir été emballés par l’expérience. Pierre Bertrand a souligné l’absence de compétition dans les corridors du studio pendant que Louise Portal trouvait que tous se sentaient tellement proches les uns des autres que «ça devrait arriver plus souvent dans le showbusiness.» On touche ici une dimension bien particulière du star-system québécois. Alors que les Français et les Américains devaient réglementer minutieusement les sessions d’enregistrement afin d’éviter les frottements de personnalités
(«Laissez vos egos au vestiaire»), tous les Québécois se sont entendus comme dans un party de bureau. Si
l’on déplore le manque de glamour de notre industrie musicale, il faut reconnaître que l’aspect familial du milieu du disque québécois a aussi, humainement parlant, ses bons côtés. Un peu plus de «gutts» et nous aurions parfaitement pu être les premiers à enregistrer un disque-bénéfice.
Comme s’il n’y avait pas de crise dans l’industrie |
Tout le monde était là. Enfin presque. Claude Dubois, en train d’enregistrer son prochain microsillon à Québec, et Charlebois, qui fait la promotion de son dernier-né, se sont dispensés de l’exercice tandis que Véronique Béliveau n’a pas hésité à jouer sur les deux tableaux. Plusieurs interprètes connus ont sagement rentré dans le rang des choristes, puisque trente-cinq solistes, c’était déjà pas mal suffisant. Une autre absente: Ginette Reno, dont l’agenda ne permettait pas d’écarts.
Le 45-tours Les Yeux De La Faim a été mis surle marché le 13 mai, et la version 12” est sortie la semaine suivante. Déjà, les chiffres de la pré-vente s’élevaient à 65 000 exemplaires. Disque d’or (50 000 copies vendues) en partant! La réalisation de la chanson a mobilisé l’énergie de pas moins de 250 personnes directement, plus un nombre respectable d’institutions et de maisons impliquées dans la production du disque, de la pochette, de la partition, du marketing, de l’administration et du tournage des vidéos-musique qui apparaîtront sur le marché. Peter Svatek a dirigé pour la compagnie Téléscène le tournage des vidéos. Sept heures de prises de vue ont été nécessaires pour réaliserle clip de cinq minutes assorti au 45 tours. Le morceau de résistance est en quelque sorte un «making of» qui ne saurait tarder. Il ne fautpas manquer Donald Lautrec qui rocke aux côtés de Céline Dion qui sanglote. La production de ce disque aurait coûté au-delà de 100 000 dollars s’il avait été exécuté dans le contexte commercial habituel. C’est là que l’ampleur du geste impressionne. Quelques heures de travail fournies par chacun et hop! voilà un appât de grande classe pour attirer les beaux billets dans le compte de la Fondation Québec-Afrique. Les fonds recueillis seront répartis également entre OXFAM et Développement Et Paix, deux organismes non-gouvernementaux reconnus depuis longtemps pour leur implication humanitaire et leur expérience avec les contrées en famine.
Tant de gens se sont dépensés, durant ce marathon d’efficacité qui a duré une vingtaine de jours entre la rencontre Robitaille-Courtemanche et la présentation du produit, que la liste est longue. Photographes, journalistes, agents de promotion et autres intervenants et escortes ont fait circuler le courant électrique. Vingt-cinq entreprises se sont aussi impliquées directement, Molson et St-Hubert BBQ s’assurant, par exemple, que personne n’avait soif ou faim. Maintenant que la poussière est retombée, que les 45 tours s’enlèvent comme des petits pains et que les yeux de la faim nous regardent, la chanson québécoise semble avoir pris un intéressant coup de fierté. A son insu, le Québec s’est permis d’épauler ses voisins du sud et d’outre-mer. Comme si en construisant sur un terrain neutre, avec une bonne action aussi peu préméditée, la chanson québécoise se mettait à respirer de nouveau sans complexes. Quelle surprise si Les Yeux De La Faim était le déclencheur qu’il fallait pour enfin redéployer les ailes du disque francophone nord-américain tout en redorant le blason plutôt terni de la chanson québécoise…!
LES PARTICIPANTS | ||
Paroles Gil CourtemancheMusique Jean Robitaille Arrangements Guy St-Onge et Jean Robitaille Interprètes Belgazou Véronique Béliveau Pierre Bertrand Jacques Boulanger Normand Brathwaite Martine Chevrier Renée Claude François Cousineau Yvon Deschamps Marie-Michèle Desrosiers Céline Dion Jean-Pierre Ferland Louise Forestier Patsy Gallant Claude Gauthier Diane Juster Pierre Lalonde Donald Lautrec Daniel Lavoie Sylvain Lelièvre Michel Lemieux Robert Leroux Claude Léveillée Michel Louvain Marjo Nicole Martin Dominique Michel Jacques Michel Jean-Guy Moreau Louise Portai Peter Pringle Michel Rivard Martine St-Clair Nathalie Simard René Simard Toulouse Sylvie Tremblay Gilles Vigneault Nanette Workman Cordes Orchestre Métropolitain du Grand Montréal sous la direction de M. Hun Bang Altos Violoncelles Contrebasses Harpe |
Piano/synthétiseurs Jimmy TanakaBatterie Sylvain CoutuBasse Alain Caron Guitare Robert Stanley Violons Gilles Baillargeon Hun Bang Denis Béliveau Marthe Carlebois Philippe Dunnigan Monica Duchêne Davetta Faria Alain Giguère Claude Hamel Monique Lagacé Marie Lamontagne Monique Laurendeau Valérie Legge Denise Lupien Marcelle Maillette Jasmine Perron Florence MailletteChoristes Judith Bédard Sonia Bilodeau Jay Boivin Sylvie Boucher Chiffon Monique Fauteux Daniel Ferland Lucien Francoeur Marie-Lou Gauthier Richard Groulx Richard Huet Chantal Jolis Estelle Labelle Lorraine L’Ecuyer Christine Lemelin Louise Lemire Marc-André Lepage Pierre Létourneau Gaston Mandeville Pierre Mercier Maryse Michaud Carlyle Miller Louise Niedzielski Patrick Norman Suzanne Parayre Priscilla Francine Raymond Judy Richards Marie-Claude Robitaille Christiane Robichaud Pierre Sénécal Alexandre Stanké George Thurston Gilles Valiquette Philip Vyvial June Wallack Pierre Laçasse Prise de son – mixage |
Conception visuelle Richard Leclerc (Groupe Everest) Illustration Claude Lafrance (Studio Ascension)Photographies André Panneton Gravure S.N.B. (Alain De Roque) Préparation films Kalligraphia Inc. Impressions Emballages Shorewood Canada Ltée Fabrication Promotion Editions Vidéo Eclairage Caméra Equipe de tournage Réalisateur Directeur photo Assistant-caméraman Chef-electncien 2e électricien Ad|. à la production Machiniste Monteur Ingénieur du son Technicien vidéo Directeur de la production Producteur Montage Avocat-conseil |
Source : Québec Rock