Par la revue Faits & Documents
Publié le : vendredi 6 mai 2016
« Notre poulbot national »
Le Nouvel Observateur, 24 novembre 2011
« L’anti-beauf’ »
L’Humanité, 15 octobre 1984
« Avec 23 albums totalisant quasiment 20 millions d’exemplaires, Renaud est l’un des chanteurs les plus populaires en France et l’un des plus connus dans la francophonie […] Il s’est lui-même surnommé « le chanteur énervant » en raison de ses multiples engagements pour des causes comme les droits de l’homme, l’écologisme ou l’antimilitarisme qui transparaissent fréquemment dans ses chansons. »Wikipédia« Au revers de son zomblou, Renaud, visage pâle et yeux délavés, profession chanteur, porte les mots qui donnent des ailes aux éternels ados. »
L’Événement du jeudi, 6 octobre 1988
« Voici qu’un révolutionnaire, fût-il de pacotille, ne met pas son drapeau rouge dans la poche et continue d’égrener ses rimes et ses raisons contre la violence, le racisme, les beaufs, l’ordre, la sécurité et quelques autres cibles de saison. […] Renaud est évidemment un gentil, à ses concerts,[….] on essaie de se tenir au chaud, bien serré devant les tempêtes à venir. »
André Bercoff, L’Événement du jeudi, 20 février 1986
« La génération qui a grandi avec Renaud a cru, se sent cocu, mais ne peut se résigner au désespoir. »
Infomatin, 2 mai 1995
« Je suis bourré de contradictions. »
Renaud, Rouge, 31 mai 1989
« Je suis fâché avec la communauté juive. Dans Miss Maggie, je parle du génocide arménien et palestinien, il paraît que ça ne leur a pas plu du tout. »
Elle, février 1986
Renaud Séchan est né le 11 mai 1952 à Paris XVe. Il se définit comme « protestant non pratiquant mais fier de l’être […] Être protestant, cela m’a donné le très vague sentiment d’appartenir à une minorité opprimée. Je ne pratique pas mais je me sens complice. Lorsque quelqu’un arbore la croix huguenote, cela me facilite les contacts » (L’Événement du jeudi, 20 février 1986). Il est en effet issu d’une importante famille d’intellectuels protestants originaire des Cévennes par son père Olivier Séchan (1911-2006). Petit-fils de pasteur, ce dernier, professeur d’allemand, écrivain et traducteur, reçut, en 1942, le prix des Deux Magots pour son roman Les Corps ont soif et participa, le 6 juillet 1943, au Xe congrès du Parti franciste de Marcel Bucard, organisé au Vélodrome d’hiver, alors qu’il officiait comme journaliste à Radio Paris, ce qui suppose un très net engagement en faveur de la Collaboration de la France avec l’Allemagne nationale-socialiste. C’est d’ailleurs à Radio Paris qu’Olivier Séchan rencontra sa future épouse, Solange Mérieux, qui y occupait un poste de secrétaire. Issue d’une famille ouvrière du Nord, cette dernière est la fille d’Oscar Mérieux, premier adjoint au maire communiste de Stains dans l’entre-deux-guerres qui, après avoir fréquenté les bancs de l’École léniniste internationale de Moscou, rejoignit en 1938 le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot, écrivant dans L’Attaque, l’organe du PPF dans la région lyonnaise et se portant, sans succès, candidat à la députation dans la première circonscription de la Loire (Saint-Étienne). Pendant la guerre, Oscar Mérieux signera des éditoriaux dans Le Cri du peuple puis sera emprisonné un an à la fin de la guerre pour faits de collaboration. Sur le passé d’Oscar Mérieux, Renaud assure dans Le Choc du mois (juillet 2007) n’avoir appris son adhésion au PPF qu’à la sortie de Renaud, foulard rouge, blouson de cuir, etc. de Régis Chevandier (L’Harmattan, 2007). Il est par ailleurs envisageable que le rôle de son père dans la Collaboration, connu de longue date du Tout-Paris, ait pu servir de moyen de pression et de variable d’ajustement sur les engagements du chanteur…
Après la guerre, Olivier Séchan enseigne l’allemand au lycée Gabriel Fauré dans le XIIIe arrondissement de Paris, où Renaud passera son collège. Directeur de collection chez Hachette Jeunesse, il signe de nombreux ouvrages de littérature jeunesse publiés dans les Bibliothèques rose et verte : « Jeune, j’ai surtout lu Maupassant, Vian, Prévert, Céline, un peu et Drieu La Rochelle beaucoup ; de seize à dix-huit ans, Le Feu follet a été mon livre de chevet » explique Renaud dans Le Monde (23 janvier 1986). C’est donc loin de la « zone », dans un milieu cultivé, au milieu des livres et des instruments de musique que grandissent Renaud et ses cinq frères et sœurs, Christine, Nelly, Thierry, David et Sophie.
Au lycée Montaigne, Renaud Séchan rejoint les rangs maoïstes, adhère au Parti communiste marxiste-léniniste en février 1968 et fréquente assidûment les amitiés franco-chinoises dans le XIVe arrondissement de Paris :
« Les premiers jours de mai 68, ces gars m’ont emmené avec leur dialectique aux portes des usines de banlieue pour apporter leur soutien aux ouvriers et parler avec eux, histoire de voir si l’on pouvait construire un socialisme à la chinoise en France. Au bout de la deuxième ou troisième fois, je me suis fait traiter de pédé par les ouvriers, vu que j’avais les cheveux jusqu’aux coudes, seize ans, mais que j’en paraissais quatorze et que j’avais vraiment l’air d’une gonzesse. Les mecs me prenaient pour un mariole et c’est sans doute ce que je devais être alors. Faut dire que les « maos » aussi, ils se faisaient insulter. Ils venaient causer de Mao Zedong à des gens qui n’en avaient rien à cirer. » (Révolution, 9 mars 1984)
Alors Renaud se lance dans la chanson, fonde le groupe Les Gavroches, chante au lycée Crève salope, « remet en cause l’autorité du père, ensuite du prof, du flic et du curé » et joue la comédie.
Ayant abandonné ses études, il travaille dans la librairie du 73 boulevard Saint-Michel à Paris, fréquente la troupe du Café de la Gare de Romain Bouteille où se côtoient Coluche, Miou-Miou, Henri Guybet ou encore Patrick Dewaere. Il joue ensuite quelques petits rôles dans des feuilletons télévisés pour la Société française de production tout en présentant ses chansons inspirées par Hugues Aufray dans les rues du Marais. En 1974, le producteur Paul Lederman lui propose de faire la première partie de Coluche. Notons ici que Renaud sera profondément influencé par l’humoriste et durablement marqué par le décès de celui qui était le parrain de sa fille Lolita, née le 9 août 1980 de l’union du chanteur avec Dominique Quilichini (ex-épouse de l’acteur Gérard Lanvin). Pour l’heure, Renaud se rêve encore comédien et refuse la proposition de Paul Lederman d’enregistrer un disque. Proposition qu’il accepte finalement quelque temps plus tard, en signant, en mars 1975, son premier album, Amoureux de Paname, au sein du label HB (pour Jacqueline Herrenschmidt et François Bernheim). Diffusé par Polydor, le disque connaît un succès d’estime (2 500 exemplaires vendus) et permet à Renaud de faire un premier passage à la télévision, le 10 avril 1975, dans l’émission Midi première animée par Danièle Gilbert, où il interprète Camarade bourgeois. Suivront Laisse béton en 1978 (200 000 albums vendus) puis Ma gonzesse (1979), Marche à l’ombre (1980) et Le Retour de Gérard Lambert (1981). Ayant troqué son déguisement de poulbot pour celui de loubard, Renaud popularise le « verlan » et se voit bientôt comparé à Aristide Bruant. En 1980, il représente 45 % du chiffre d’affaires de Polydor, qu’il quittera finalement en 1983 pour Virgin, avec à la clef ce qui est à l’époque le « contrat du siècle » : 18 millions de francs pour huit ans et quatre albums. Surtout, Renaud est devenu le « leader d’opinion n° 1 auprès de la jeunesse » dans le plus pur esprit libertaire de l’époque comme ici, le 2 janvier 1982 dans l’émission Droit de réponse.
En décembre 1986, il arrive en tête d’un sondage Sofres avec 31 % des personnalités les plus proches des aspirations des jeunes (devant Bernard Tapie et Jean-Paul II), reconnaissant toutefois, assez honnêtement :
« Je me pose cette question depuis dix ans. Guy Lux, Sabatier, RTL, diffusent mes chansons : suis-je si peu dangereux, si peu subversif ? Et en même temps, je suis ravi, car ainsi les mômes accèdent à mes idées. » (L’Événement du jeudi, 6 octobre 1988)
D’autant plus que « le Gavroche du top 50 » (Paris Match, 9 octobre 1988) participe à toutes les grandes causes de la gauche des années 80 : il défile lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (dite marche des Beurs), adhère un temps à Greenpeace, donne des concerts contre l’apartheid en Afrique du Sud, compose la chanson des « chanteurs sans frontières » pour l’Éthiopie (les bénéfices sont reversés à Médecins sans frontières), porte le badge Touche pas à mon pote, etc. À propos de sa participation au concert des Enfoirés, il explique dans Libération (1er mars 1986) :
« J’avais le choix entre l’Éthiopie, le SIDA, le cancer, les enfants autistes, etc. Je suis sollicité tous les trois jours par des associations quelconques, du local pour éducateur viré, au gala pour SOS Racisme ou l’apartheid ! Entre les déserteurs, les taulards, les beurs, on est obligé de faire des choix. »
Bref, en quelques années, la popularité de Renaud en a fait la proie consentante de toutes les récupérations politiques.
En 1980, pour sa chanson Où c’est que j’ai mis mon flingue ? (« c’est pas demain qu’on me verra marcher avec les connards qui vont aux urnes »), Lucien Marest, responsable du secteur culturel du PCF, avait jugé l’auteur non conforme à la ligne du parti, arguant que « dans la vie comme dans les textes, Renaud insulte les travailleurs, leurs luttes, leur organisation » (Révolution, 6 juin 1980). Après un entretien accordé à L’Humanité dimanche (13 janvier 1984) puis une participation à la Fête de l’Humanité en septembre 1984, un rapprochement est amorcé. Et Renaud de s’emballer dans La Vie ouvrière, l’hebdomadaire de la CGT (24 septembre 1984) :
« Je hais la droite, viscéralement, du fond du cœur, depuis toujours. Alors chanter à la Fête de l’Huma, c’est faire un pied de nez au gouvernement et un bras d’honneur à la droite pour situer une fois pour toutes dans quel camp je me trouve. »
Et de préciser en avoir « marre d’entendre cracher sur le PC de tous les côtés ». La déclaration ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd et le PCF lance bientôt une opération de récupération pour attirer à lui cette jeunesse acquise au chanteur rebelle et que le Parti n’attire plus. Après une série d’articles élogieux dans L’Humanité, les Jeunesses communistes proposent à Renaud, au printemps 1985, d’être la vedette de la délégation française qui doit se produire au festival mondial de la jeunesse à Moscou l’été suivant. Avant le départ pour l’URSS, la mairie communiste de Vitry prête la salle des fêtes pour répéter, en échange de quoi, quelques ouvriers de l’usine SKF pourront assister à la répétition. En fait, la mairie vend les billets, la salle est comble et la répétition est présentée par L’Humanité comme un grand gala de solidarité avec les ouvriers en lutte. Puis vient le départ pour Moscou. Au deuxième concert de la tournée, programmé au grand théâtre de verdure du parc Gorki, le spectacle est saboté, la moitié de la salle se vide lorsqu’il entonne sa version du Déserteur (« quand les Russes et les Ricains feront péter la planète, moi j’aurai l’air malin »). Renaud décide alors d’annuler le reste de la tournée avant de se rétracter face à la pression soviétique.
D’une tout autre envergure est la manipulation, souvent consentie, dont va faire l’objet Renaud de la part de l’Élysée pendant les mandats de François Mitterrand.
- Renaud et François Mitterrand en 1993
En effet, le chanteur mitterrandolâtre va petit à petit intégrer la cour, participant régulièrement aux déjeuners du président de la République organisés par Michel Charasse à la sortie du Conseil des ministres. Y compris en présence de Mazarine. Il faut dire que le docteur Madeleine Séchan, tante du chanteur, a hébergé régulièrement les amants François Mitterrand et Anne Pingeot et s’est vu confier l’accouchement de la fille cachée du Président. Bien qu’ayant refusé par deux fois la médaille de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, invoquant les promesses non tenues quant au nucléaire et à la réduction du service militaire à six mois, le chanteur entretiendra également une correspondance épistolaire avec « Dieu ». Dans Le Monde (14 octobre 1984), il se fait « la caution de gauche » d’un gouvernement socialiste qui vient pourtant d’amorcer le tournant de la rigueur :
« Mon bulletin de vote, je ne le regretterai jamais quand je vois Badinter à la télé. Je me dirai toujours : putain, si j’ai voté ne serait-ce que pour ce mec-là, au moins ça a servi à quelque chose. »
Le 7 décembre 1987, Renaud achète une pleine page dans Le Matin de Paris barrée du slogan « Tonton laisse pas béton » pour appeler un Mitterrand moribond à se représenter à l’élection présidentielle de 1988. Il vote toutefois Pierre Juquin lors du premier tour et affiche ses sympathies trotskistes dans Politis :
« Le parti dont mes prises de positions se rapprochent le plus, c’est la LCR de Krivine. Mais je complexe à mort à cause de ma position de chanteur célèbre à pognon. Je les aime ces gens et ils doivent me détester. »
S’en suit un long entretien dans Rouge (25 mai 1989), prémices de l’opération lancée par Gilles Perrault et Alain Krivine contre le sommet des 7 qui doit se dérouler simultanément aux commémorations du bicentenaire de la Révolution française. Outre l’organisation du concert de clôture du défilé (avec Johnny Clegg, Noir Désir, les Négresses vertes, la Mano Negra, etc.), Renaud devient le promoteur médiatique de l’« Appel du 8 juillet, ça suffat comme ci » à manifester contre « le sommet des riches, la dette du tiers-monde, la faim, l’apartheid et les dernières colonies ». Le texte reçoit les signatures de Roland Castro, Bernard Lavilliers, Mgr Jacques Gaillot, Georges Wolinski, Siné et l’appui des socialistes Jean-Luc Mélenchon, Jean-Christophe Cambadélis et, comme le dit maladroitement Renaud, « même Harlem Désir nous a rejoints, pourtant si il y a quelqu’un d’inféodé, pour ne pas dire pis à l’Élysée, excusez-moi ! » (L’Événement du jeudi, 29 juin 1989) ». Ce qui n’empêche pas Renaud, culotté, d’être à nouveau convié à la table du Président, quelques mois plus tard, lors de la visite de Nelson Mandela à Paris. On le retrouvera encore dans l’orbite de la LCR en 1990, parmi les 250 signataires de l’appel qui donnera naissance au réseau Ras l’Front, lancé par Gilles Perrault et Anne Tristan.
Mais bientôt Renaud va connaître les limites de la « rebellitude ». Alors que « Tonton » engage la France en Irak aux côtés des États- Unis, l’artiste signe, le 3 décembre 1990, la pétition pour le « retrait des troupes françaises envoyées dans le Golfe » puis publie dans L’Idiot International (9 janvier 1991) contre la « sale guerre de merde à la con », une nouvelle version du Déserteur de Boris Vian :
« Si tu veux, Président, marquer vraiment l’Histoire et mériter la gloire pour au moins deux mille ans, envoie tes régiments libérer la Palestine, là-bas on assassine chaque jour des enfants, envoie tes bombardiers raser la Maison-Blanche, ce sera la revanche de tous les opprimés. »
Immédiatement, Renaud se voit qualifier de « beauf de gauche » par Maurice Szafran dans une tribune virulente publiée dans la revue communautaire L’Arche (mars 1991) :
« Il s’est produit un premier grave dérapage. Dans Miss Maggie, vous évoquiez le « génocide palestinien ». Vous n’aviez pas le droit d’utiliser ce mot. […] Votre « Déserteur » n’a pas été publié « en exclusivité » dans L’Humanité ou dans Politis, deux journaux alignés sur la position pacifiste tout en condamnant sans nuance le tyran irakien. Vous, Renaud, vous avez choisi L’Idiot international, ce torchon où Jean-Edern Hallier insulte les juifs d’une prose pseudo célinienne [….] Que je sache, vous n’avez pas pris vos distances avec L’Idiot, cette feuille distribuée dans les lycées et les universités par la poignée de militants néo-nazis français qui ont enfin trouvé un digne successeur à Je suis partout ? Je vous concède au moins une chose : du « génocide palestinien » au soutien à Saddam Hussein, vous ne manquez pas de cohérence. La cohérence de l’abjection. »
Qualifié de « munichois », « saddamiste », « vichyssois », « antisémite » dans une levée de boucliers dont Guy Bedos se fera le porte-étendard en accusant Renaud de vouloir « gommer Israël de la carte » (France Soir), le chanteur désabusé déclare :
« Je n’ai plus aucune illusion sur les hommes politiques français, ni sur la gauche française, ni sur le Parti socialiste, ni sur François Mitterrand […] Est-ce que la classe ouvrière n’est pas un leurre ? Mais tant qu’il restera deux ouvriers, il y aura un syndicaliste et toujours un chanteur assez con pour aller soutenir le syndicaliste qui soutient l’ouvrier ! Et j’ai bien peur que ce soit moi ! » (L’Autre Journal, juin 1991)
Il enfoncera encore le clou avec un entretien tonitruant au Quotidien de Paris (30 novembre 1991) :
« Il y a vingt ans Geismar cassait les vitrines chez Fauchon, aujourd’hui il se fournit chez Fauchon. Cohn-Bendit, le héros de 68, est devenu patron d’entreprise en justifiant les licenciements et July, l’ancien mao, s’érige en défenseur de la social-démocratie. […] Le pire, c’est que c’est cette intelligentsia qui va de Bedos à L’Événement du jeudi et de BHL à Anne Sinclair qui m’a traîné dans la boue.[…] Quand je vois l’intelligentsia, le show-biz, les cultureux de tout poil profiter de toutes les tribunes pour balancer sur Le Pen, je me dis que je préfère garder ma voix pour d’autres combats. […] J’ai été leur bonne conscience, de la même façon que le sont aujourd’hui les « rappeurs » de Jack Lang, qui en est à créer des départements de rap ou de tag dans certaines universités. »
Le 4 janvier 1992, encouragé par Thierry Ardisson, il « persiste et signe » dans Double Jeu.
C’est au plus fort de la tempête médiatique que François Mitterrand conviera encore le chanteur à l’Élysée :
« Il me pardonnait mes erreurs politiques, disait-il, notamment à propos de la guerre du Golfe. […] J’étais sous le charme, comme un petit garçon face au vieux maître, je n’ai pas osé le contredire. » (Télérama, 13 mai 1992)
À l’été 1992, il participe à la relance de Charlie Hebdo comme actionnaire (il revendra ses parts en 2004) et comme auteur, signant dans les premiers numéros des textes non conformistes. Mais, bientôt, son énergie va être canalisée par une proposition de Claude Berri que l’artiste rebelle ne peut refuser : incarner Étienne Lantier dans l’adaptation en superproduction du Germinal de Zola, où il partagera l’affiche avec Gérard Depardieu. Mais incarner le monde ouvrier et s’inscrire par l’image dans l’histoire du « peuple de gauche » exige une contrepartie : le chanteur devra se renier discrètement et rentrer dans le rang au cours d’une campagne promotionnelle qui se déroule à une époque où Didier Daeninckx et Edwy Plenel s’évertuent à traquer le fantomatique complot « rouge-brun », censé réunir, autour de la mobilisation contre la guerre du Golfe puis contre le traité de Maastricht, des militants nationaux-bolcheviques, L’Idiot international, des membres de la CGT, du Parti communiste et tenants de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist. D’abord François Mitterrand viendra applaudir en personne le chanteur lors de l’avant-première, le 28 septembre 1993 à Lille. Puis Anne Sinclair, la journaliste honnie, lui consacrera « son » 7 sur 7, pendant lequel il sera appelé à se prononcer sur les accords d’Oslo et sur Maastricht. Renaud expliquera benoîtement avoir laissé le soin à sa fille de voter « oui ».
Enfin, Renaud, pour bien gommer ses « dérapages », reniera publiquement ses opinions et Jean-Edern Hallier au cours d’un entretien mené par Georges-Marc Benamou, François Jonquet et Kristina Larsen et publié dans le mensuel officiel de la mitterrandie finissante, Globe (29 septembre 1993).
- Un entretien dont la teneur et le ton relèvent de la police politique :
« Le fait que votre frère Thierry Séchan, qui fait de la littérature, ait donné une interview au Choc du mois (un mensuel d’extrême droite) ?
– Je le lui ai dit que c’est une erreur fondamentale. […]
– Continue-t-il à voir Jean-Edern Hallier ?
– Non, ni lui, ni moi ne le revoyons. Jean-Edern Hallier s’est servi de nous, de moi en particulier, pendant la guerre du Golfe. […] J’ai arrêté d’écrire pour Jean-Edern Hallier à la suite de cet édito antisémite particulièrement ignoble sur Deauville, le Sentier et les juifs arrogants. […] Hallier c’est fini. En plus récemment, il a, comme on dit, jeté des ponts en déjeunant avec Bernard Pons, l’homme d’Ouvéa. C’est un fou.
– Cet été, le Canard enchaîné vous a mis en cause en citant une de vos chroniques de Charlie Hebdo : vous avez été l’auteur d’un dérapage sur Anne Sinclair
– […] J’ai rencontré Anne Sinclair et je me suis expliqué lors d’un déjeuner. Elle a accepté mes explications et mes excuses. »
Malgré ses excuses, l’accusation d’antisémitisme poursuivra Renaud durant vingt-cinq ans. Comme un avertissement, dans l’entretien au Choc du mois (février 1993) auquel fait référence Globe, son frère Thierry Séchan avait expliqué être « anti-cons. Que parmi eux il y ait des juifs, je n’y peux rien. Mais je préfère, connaissant le climat de terreur qui règne aujourd’hui, ne rien dire à ce sujet. On m’a d’ailleurs prévenu qu’il ne fallait être ni pour, ni contre, qu’il ne fallait pas en parler. Sinon on n’est pas assez pour et on est toujours trop contre. » Né le 19 septembre 1949 à Paris XVe, il est dans la fratrie Séchan celui dont Renaud est le plus proche. Considéré comme l’intellectuel de la famille, Thierry Séchan a auparavant mis sa plume au service d’Elsa, Julien Clerc, Dick Rivers, Philippe Lavil, a retouché les paroles de la chanson pour l’Éthiopie, tout en accompagnant la carrière de son frère dans le lancement de son label de disques. Il a également pigé pour L’Humanité dimanche, fut un temps chargé de mission au conseil général de Seine-Saint-Denis, puis à partir de 1992, a publié une série de portraits humoristiques sur les chanteurs français, Nos amis les chanteurs, ainsi que plusieurs ouvrages biographiques consacrés à son frère. Comme Renaud, il a signé l’Appel des 250 contre le Front national en 1990, avant de s’émanciper de la tutelle trotskiste. On le retrouvera en effet au Club des Ronchons animé par l’écrivain Alain Paucard, n’hésitant pas à donner des entretiens à Minute, à passer sur Radio Courtoisie ou à s’engager pleinement contre l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 (avec Patrick Besson, Frédéric et Jean Dutourd, Gabriel Matzneff, Vladimir Volkoff, etc.).
Quand Renaud sombrera dans l’alcool, la dépression et la paranoïa au milieu des années 90, Thierry Séchan ira vivre chez son frère, en face de la Closerie des Lilas, dans l’appartement que le chanteur avait acheté en 1990 aux héritiers de Georges Besse, le PDG de Renault assassiné par Action directe en 1986. Tandis qu’assagi, Renaud affiche désormais son soutien aux Verts ou aux régionalistes, parraine les Amis de L’Humanité, voyage en Bosnie avec Philippe Val (1995) et chante à la fête de la LCR (juin 1996), le 5 mars 1997, Thierry Séchan publie un article en une de Minute, « Où sont passés les intellectuels de droite ? », dans lequel, s’adressant à Patrick Besson, il déclare :
« Comment peut-on aller avec moi à Pale [NDLR : en Bosnie], chez les plus vaillants défenseurs de l’occident chrétien et pantoufler chez Grasset dans l’ombre délétère d’un Lévy agonisant et d’un Bruckner bouffi de suffisance et d’imbécillité ? »
Le texte, qualifié de « diatribe nauséabonde » par Tribune juive (20 mars 1997) en raison de la référence à l’« occident chrétien » va déclencher un psychodrame chez les Séchan avec deux lettres publiées dans le courrier des lecteurs de Tribune juive (10 avril 1997). D’un côté, Thierry Séchan assure : « Je ne suis pas antisémite ! […] Je ne suis pas non plus antisioniste. Mai 68, le gauchisme, c’est fini », tandis que Nelly, au nom de ses deux autres sœurs, insiste pour « qu’aucun amalgame hâtif ou arbitraire ne soit fait au seul prétexte de mon nom […] ma vie a toujours été liée à mes convictions personnelles concernant la justesse de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et pour le respect fondamental des droits de l’homme […] mes sœurs se joignent à moi. » Encore en 2009, la journaliste du Nouvel Observateur Sophie Delassein (ancienne maîtresse de Georges Moustaki qui deviendra la compagne du journaliste et éditeur Yves Derai) rapportera des propos « off » de Thierry Séchan censés étayer l’éternel soupçon.
Échaudé, Renaud constituera plus tard, en 2006, avec son agent Bertrand de Labbey, une cellule de crise en vue de la sortie aux éditions Textuel de son livre intitulé Les Manuscrits de Renaud, car dans la marge d’une ébauche de chanson datée de 1981, le chanteur avait dessiné une croix gammée dans une étoile de David. L’émoi des premiers lecteurs, des journalistes ayant reçu l’ouvrage en service de presse, avait créé un vent de panique au sein de la maison d’édition, qui craignait des poursuites de la LICRA. Mais cette année-là, c’est Patrick Timsit qui fera resurgir la suspicion. Le 21 octobre 2006 sur Paris première, l’humoriste et Thierry Ardisson évoquent un passage coupé au montage de l’intervention de Renaud, un mois auparavant sur France 2, dans l’émission de Laurent Ruquier. En regardant Patrick Timsit et Pierre Lellouche, le chanteur avait déclaré :
« Le génocide des indiens est plus important que celui des juifs, ne vous en déplaise. »
Le « ne vous en déplaise » avait été interprété par Patrick Timsit comme le signe d’une ambiguïté non-assumée…
Alors, pour laver tout soupçon, Renaud donne, à l’été 2007, une interview à David Reinharc, ancien responsable du Betar, dans Israël Magazine.
Dans cet entretien de 17 pages, où il n’est jamais question de la chanson ni même de la France, il assure être un « homme de gauche et humaniste, fondamentalement antiraciste et en lutte contre l’antisémitisme […] mes parents m’ont raconté la Seconde Guerre mondiale et la Shoah [….] Je suis un militant anti-FN de la première heure […] Je vous rassure : je ne suis pas un « rouge-brun »… Les Dieudonné et consorts qui utilisent la souffrance des peuples africains ou palestiniens pour donner libre cours à un antisémitisme sournois de moins en moins inavoué, de plus en plus public, ne sont pas de mon bord. »
À l’occasion de sa grande rédemption d’un nouvel épisode dépressif de dix ans, Renaud, désormais installé dans le Luberon, va faire passer trois messages politiques simultanément : d’abord, il est brouillé avec son frère Thierry, ensuite il assume pour la première fois le passé de son père dans un entretien fleuve accordé à Télérama (14 avril) et enfin, il indique dans L’Express (30 mars) :
« J’ai viré ma cuti. Hyper Cacher rend hommage aux victimes juives, je l’ai interprété au bord des larmes. J’espère me réconcilier avec une communauté qui m’a un peu maltraité pour mon engagement pro-palestinien. »
Dans l’émission de Michel Drucker, le 10 avril 2016, celui qui chantait pour les hôpitaux de Gaza en 1988 a fait la promotion de l’hôpital israélien Hadassah. En 2017, le dernier enfant de mai 68 assumera-t-il jusqu’au bout le rôle de caution de gauche du gouvernement Valls ?
Cet article est paru dans le n° 415 de la revue Faits & Documents (du 1er au 31 mai 2016).
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Source : Égalité & Réconciliation