Renaud

Paroles et Musique

N° 41, juin-juillet-août 1984

(….) Hall de l’Hôtel, un peu plus tard ; arrivé de­puis deux jours, Renaud est déçu. Impatient de chanter, il veut, dit-il, donner son specta­cle dans le bar du Clarendon ! Avec tous ses musiciens ! 22 heures 30 : mort de trac, trem­blant. il commence, la voix blanche… Ses neuf musiciens et choristes sont serrés au­tour de lui, au coude à coude étant donné l’exiguïté des lieux. De plain-pied avec le pu­blic, et séparé de lui seulement par la largeur d’une table, Renaud chante pendant une heure et demie les plus beaux fleurons de son répertoire : « Dès que le vent soufflera », dédié à son ami Marc Pajot assis par terre à deux pas de lui, « Hexagone », « Mon beauf », « Germaine », « Pierrot », « En cloque », « Morgane de toi », « Déserteur », et même « La jeune fille du métro »…

L’émotion gagne cette salle maintenant archi-comble. On se bouscule pour l’entendre : le bouche à oreille fait parfois des merveilles ! Dans le public, en majorité jeune, beaucoup connaissent ses chansons et lui réclament tel ou tel titre. Etonné, Renaud hasarde un : « mais il n’y a que des Français ici… » Il est vite détrompé par une bordée de « On est Québé­cois » Une voix s’élève qui n’hésite pas à crier: « ça fait six ans qu’on t’attend ! » Il faut sa­voir que, depuis quelques années, certaines émissions de la télévision française sont dif­fusées au Québec, et les disques de Renaud, maigre un prix relativement élevé, s’y ven­daient bien…**  A la fin du récital, le public exulte : la spontanéité, la fragilité et la simpli­cité de cette star française, capable d’impro­viser ainsi pour sa première apparition sur une scène d’Amérique du Nord, a touché le cœur des Québécois. La rencontre a eu lieu ! Dès le lendemain, ce récital impromptu, qui fera date dans l’histoire du Festival d’été. ali­mente toutes les conversations et nourrit les colonnes de la presse : un événement !

Dans le journal Le Soleil, Pierre Boulet écrit : « Renaud enchaîne chanson sur chanson. Une présence inouïe. Un bloc de tendresse massive qui se désagrège en moments de bonheur dans la chaude intimité du lieu. On lui demande des chansons : « Pierrot », « Mon beauf », « Morgane de toi »… Il les fait, il les donne, visiblement heu­reux… »

« Morgane de vous ! »

Restait à transformer cet essai sur les scènes du festival… Ce fut chose faite dès le surlen­demain, au Pigeonnier, devant… douze mille personnes ! Puis, le jour suivant, devant quin­ze mille spectateurs ! Un véritable coup de foudre entre le public québécois et Renaud, et réciproquement ! Le dernier soir en parti­culier, plus à l’aise que la veille dans ses pro­pos et ses chansons, parce que moins tendu, Renaud connaîtra un triomphe « sans précè­dent » si l’on en croit les organisateurs ; un public extrêmement chaleureux et enthousiaste lui réserve une interminable ovation debout à la fin de « Déserteur ». Surpris et ému, il est obligé de supplier la foule d’arrêter pour pouvoir poursuivre son récital jusqu’à son terme… Un long rappel do plusieurs minutes le ramène en scène… Le public lui fait fête et ne se résout pas à quitter les lieux ! C’est le sacre du roi Renaud ! Pour prendre congé, il saura encore trouver les mois justes : « Je suis morgane de vous », leur dira-t-il ! Et dire qu’il craignait de venir !

Conquis par ce public, il avait – avant même d’affronter Montréal – promis de revenir. Il tiendra bientôt sa promesse : une tournée le conduira, du 25 octobre au 11 novembre pro­chains. dans une dizaine de villes du Qué­bec***. Une nouvelle aventure commence pour lui et un marché prometteur s’offre à lui, mais, surtout, voilà ainsi une image toute neu­ve de la France qui s’impose…

Acclamé par le public et encensé par la pres­se, Renaud possède à n’en pas douter les qualités humaines et professionnelles que prisent les Québécois : on a remarqué là-bas sa simplicité et sa tendresse et loué son cha­risme, l’efficacité et la sophistication de ses arrangements musicaux, l’habileté des musi­ciens qui l’accompagnent, etc. Sans doute aussi arrive-t-il dans ce pays à une étape de sa carrière qui, la notoriété aidant, facilite ce genre d’initiative. Mais surtout, peut-être, il débarque dans un Québec en proie à une certaine crise du nationalisme qui, par voie de conséquence, assiste au déclin relatif de la chanson célébrant « le pays » et subit la fai­blesse de « la relève ». Les Québécois ont sans doute, pour beaucoup d’entre eux, envie d’entendre « autre chose ».

Dans cette brèche, s’engouffrent un certain nombre de chanteurs français. Tandis qu’il y a seulement quatre ans, Adamo était à l’affi­che du Grand Théâtre de Québec, au­jourd’hui, la chanson française montre là-bas un nouveau visage : depuis quelque temps, Francis Lalanne, Jacques Bertin, Francis Cabrel, Jacques Higelin, Gotainer, Renaud et d’autres ont découvert ce nouveau monde… Un monde qui, semble-t-il, a besoin de se changer les idées, de se divertir, et d’enten­dre, venus d’ailleurs, des mots qui, au-delà du « pays », chantent les beautés et les turpitu­des du monde, la grandeur et la misère de l’Homme, les fastes de la nature et les périls qui la menacent et, ainsi, atteignent l’univer­sel.

Jacques ERWAN

  
**Ses disques étaient importés. En juillet, son der­nier album est sorti au Québec grâce à un Québécois entreprenant : la maison de disques de Re­naud n’a pas jugé bon en effet de publier ce disque au Québec ! Heureusement, il y a une justice : le disque se vend là-bas comme des petits pains, et la multinationale ne peut que se mordre les doigts !

***Entre autres, à Montréal (au Spectrum), Québec, Matane, Rimouski, Chicoutimi…

  

Source : Paroles et Musique