N° 2766, 30 mai 2002
MatchdeParis
RENAUD a vaincu ses démons
Après sept ans d’enfer, il arrête de boire et reprend la plume. Son dernier album est un bijou d’émotion, d’humour – noir – et de talent littéraire. Trop doué pour vivre heureux ? A Paris Match, il a ouvert son cœur. Une sincérité qui tranche dans le showbiz.
« Etre chanteur, c’est épuisant. Créer dans la solitude et tenir deux heures et demie sur scène, c’est une épreuve. Le fric on ne le vole pas. Quand je vois ces chanteuses fabriquées par la télé, je suis écœuré. »
Vous avez repris vos concerts dans la plus grande discrétion, sans la moindre publicité, sans orchestre, dans des salles toutes petites; vous qui remplissiez les 7000 places du Zénith huit soirs de suite…
– J’avais totalement perdu confiance en moi, j’étais dépressif, sans inspiration, j’avais écrit cinq chansons il y a cinq ans, puis plus rien… Je m’étiolais. Pour sortir du trou, j’ai décidé de repartir sur les routes avec juste un pianiste et un guitariste, sans publicité, et surtout sans nouvel album, sans nouveau tube, sans nouveauté à défendre. J’ai fait plus de 200 concerts sur un an et demi dans des petits théâtres. C’était bourré. Les places se vendaient en quelques heures.
Pourquoi votre inspiration s’était-elle tarie ?
– Ma dépression, ma tendance à pochetronner m’avaient un peu bloqué la plume…
On dit qu’on crée mieux dans la souffrance…
– Oui, quand j’ai retrouvé l’inspiration, je n’avais pas retrouvé ma joie de vivre. Et mes chansons ne sont pas joyeuses, elles reflètent mes angoisses, ma solitude, ma séparation conjugale, mon… désespoir… J’ai créé dans la souffrance un album… de souffrance.
Vous aviez besoin de parler de vous, moins de vos révoltes sur le monde ?
– Oui, je suis dans l’introspection : mes soucis, mes chagrins, mes doutes…
Est-ce que formuler cette douleur vous a aidé à la surmonter ?
– Oui. Ecrire, me livrer, fut une forme de thérapie.
Alors pourquoi avoir attendu si longtemps ?
– Ça ne venait pas… ma plume était asséchée, je me complaisais dans ma dépression… Je croyais que mes malheurs n’intéressaient personne…
« Je me complaisais dans ma dépression » dites-vous ?
– Enfin… je me soignais avec des médicaments à la con, antidépresseurs, anxiolytiques, ajoutés au pastis, mon poison préféré, cela produisait des effets assez désastreux sur mon mental et mon physique : j’avais des troubles neurologiques, un foie bien amoché. Un ami médecin me disait : « Continue de boire comme ça et dans deux ans, tu as une cirrhose et tu es mort. » Alors, avant de me remettre au micro, en janvier dernier, j’ai passé huit jours dans une clinique psychiatrique où j’avais mes habitudes… J’en suis sorti triste buveur d’eau. Et je tiens bon depuis trois mois. C’est difficile. L’alcool, c’est une drogue dure.
Dans les moments les plus sombres, aviez-vous des amis qui vous soutenaient ?
– Oui, ma famille, mes cinq frères et sœurs… Jean-Pierre Bucolo, le plus fidèle ami, mon arrangeur. Ils me sermonnaient, me faisaient la morale… Bien plus efficaces – et moins chers – que les psychiatres que j’ai pu rencontrer pendant toutes ces années !
Avez-vous été surpris de plonger si profondément ?
– C’était une vieille souffrance que je traînais depuis longtemps et qui a commencé à se manifester autour de 45 ans : mélancolie, nostalgie de mon enfance…
Puis votre rupture conjugale…
– Là, j’ai tout perdu : ma vie de couple, ma vie de famille. Aujourd’hui, je considère qu’il n’y a pas eu rupture mais séparation. On vit notre histoire d’amour de manière différente. Dominique est l’être que j’aime le plus au monde avec mon enfant et mes très proches parents. Et je crois qu’elle m’aime toujours autant, Partir a été une souffrance pour elle aussi. Mais il fallait qu’elle sauve sa peau de mes folies, de mon désespoir chronique, de mes paranoïas, de mon hypocondrie, de ma peur de la vie… et de la mort. Elle a toujours été là, elle l’est encore. C’est la femme la plus droite que je connaisse.
Votre fille, Lolita, a 22 ans. Dans « Mon amoureux », vous anticipez ses fiançailles…
– Oui, je sermonne ce garçon hypothétique en lui disant : si tu veux que ma fille t’aime, tu as intérêt à être protestant comme moi, à soutenir telle équipe de foot comme moi, à aimer René Fallet, Che Guevara… Pour l’instant, le futur gendre ne s’est pas présenté. Personne ne me l’a encore enlevée…
Comment a-t-elle réagi en vous voyant plonger ?
– Elle est entière, forte, intransigeante, comme sa mère. Et elle m’a dit : « Si tu continues comme ça, je ne veux plus te voir. » Cela a été un déclic.
Au plus profond de votre détresse, avez-vous eu des tentations suicidaires ?
– Non, jamais. J’aime la vie au-delà de tout. Mais j’étais autodestructeur. Quelle ironie, quand on est hypocondriaque !
Aviez-vous assez d’argent pour ne rien faire pendant toutes ces années… et laisser de telles additions dans les bars ?
– Avec le produit de mes ventes de disques depuis vingt-sept ans, j’avais pas mal d’argent de côté. De toute façon, à part l’alcool, je vivais de peu de choses, plus aucun goût de luxe…
Pendant ces années d’interruption, qu’avez-vous découvert sur vous-même que votre gloire occultait ?
– Mais le succès ne m’a jamais grisé ! J’ai toujours été bouleversé par la fidélité et l’amour des gens. J’avais moins de temps à consacrer à mon nombril et à mon mal de vivre. Le rythme, c’était un album, deux ans de tournées, un an d’écriture… Là, j’ai eu largement le temps de m’angoisser sur ce qui allait m’arriver si je n’arrivais pas à pondre. Je risquais de perdre toute fonction sociale.
Aujourd’hui, avec « Popstar » ou « StarAcademy », c’est la télé qui fabrique les chanteurs. Ça doit vous révolter…
– Ça m’a choqué, écœuré. Autrefois, un chanteur mettait dix ans à s’imposer : dix ans de scènes, de galas, de galères… Maintenant, on prend une poignée d’ados branchés qu’on fout dans un loft, trois pas de danse, un micro, ils sont stars ! Ils n’ont rien à vendre, rien à dire, rien à faire. Hallucinant !
Il y a pourtant un public pour ces chanteuses jetables. La petite Alizée a un succès fou auprès des préados !
– On ne peut pas leur en vouloir, moi aussi je raffole d’Alizée ! [Rires.]
Vous ne faites pas vos 50 ans, malgré vos excès…
– Heu… c’est gentil. Pourtant je me sens parfois assez vieux… Et je préfère éviter les miroirs, je déteste me voir en photo. Ces cernes qui marquent mes yeux… Et l’intérieur est encore plus fragile que la surface…
Ça n’empêche pas les filles de vous tourner autour, au contraire…
– Ma vie sentimentale et sexuelle est un désert. Cela ne me dérange pas. Je crois encore à l’amour, mais j’ai du mal à croire au couple pour la vie ; comme mes parents qui s’aiment depuis soixante ans.
Vous arrive-t-il de penser que dans une vie on doit, un jour ou l’autre, « payer » sa chance ?
– J’en ai toujours été convaincu. Je me revois en 1983 dans ma loge au Zénith, disant : « Tout ce bonheur qui me tombe dessus, tôt ou tard, je devrai le payer. » J’ai toujours été heureux : à 15 ans, à 20 ans, ensuite le succès, l’argent… puis l’amour pour une femme il y a vingt-sept ans, notre fille… Je prenais ça comme un cadeau du ciel.
Vous semblez surpris d’avoir reçu ces « cadeaux »…
– Oui, j’ai le sentiment d’une injustice : je n’ai pas fait grand-chose pour cela, j’ai arrêté mes études à 16 ans, je n’ai pas bûché la musique, ni travaillé ma culture littéraire. J’ai l’impression d’avoir été choisi par un doigt divin… Et mon éducation protestante ne m’a pas aidé à assumer la réussite et l’argent. Chez moi, on n’en avait pas. Donc quand j’en ai eu, des journalistes me l’ont reproché. Pourtant, ce fric, on le vole pas, on n’exploite personne, on bosse dur. Etre chanteur, c’est épuisant, on donne beaucoup de soi. Créer dans la solitude et chanter deux heures et demie sur scène, c’est une épreuve physique, nerveuse… passe à autre chose. J’ai collectionné pendant des années des albums de B.d., je passais ma vie à Bruxelles dans des boutiques spécialisées, dans les ventes aux enchères. Le jour où j’ai possédé tous ces albums qui m’avaient fait rêver, j’ai arrêté. Je ne les regarde plus. Je me suis aussi lancé dans la sculpture et dans le modelage pendant trois ans : des bustes, des oiseaux, il y a même ce bas-relief que j’ai fait du visage de Brassens exposé sur son ancienne maison, impasse Florimont, à Paris dans le XIVe… Quand j’ai réussi un jour une très belle pièce en glaise – un corps de femme nue -, que j’ai fait un moule pour en réaliser un bronze, j’étais tellement heureux que j’ai compris que je ne ferais jamais mieux. J’ai arrêté. Quand Claude Berri m’a fait découvrir la peinture contemporaine, je m’y suis mis : j’ai peint trois toiles par jour pendant six mois ! Et un jour j’en ai fait une qui m’a tellement plu que je me suis dit que je ne pourrais pas dépasser cela, j’ai arrêté.
Vous semblez aussi avoir laissé tomber vos idéaux, ces passions propres à l’adolescence…
– Oui, j’aurais aimé rester idéaliste. Le monde m’a appris à ne plus croire en grand-chose : l’humanitaire, la politique leurs porte-parole. Je n’ai plus de Che Guevara, de Tonton, même José Bové me déçoit. Dommage… j’aimais bien avoir des idoles.
Par Catherine Schwaab
Sources : Paris Match et Le HLM des Fans de Renaud