C’était sûrement le bon temps, ou peut-être juste un autre temps. 1975. Les cheveux longs, les pattes d’eph’, les pavés encore tièdes de Mai 68, mais déjà bien rangés sous le tapis. Les utopies commençaient à sentir le renfermé et les hippies rangeaient leurs colliers pour chercher du boulot. Pompidou était mort, Giscard débarquait avec son sourire de premier de la classe, et dans les bistrots, on parlait (déjà) de crise, d’écologie, de chômage et d’avenir en berne.
Et puis y’a eu ce môme clope au bec sorti de nulle part. Un titi pas comme les autres, avec sa tignasse en bataille, gueule d’ange et ses mots qui claquaient comme des pavés sur le bitume. Il débarquait sans frime, sans orchestration à la con, juste une guitare en bandoulière et des histoires pleines de gouaille. Amoureux de Paname, ça s’appelait. Dès le premier titre éponyme c’était un pavé dans la mare, un album qui sentait la clope et le bitume mouillé. Écoutez-moi vous les ringards / Écologistes des grands soirs / La pollution n’est pas dans l’air / Elle est sur vos visages blêmes…
Il chantait la rue, les zonards, les p’tits voyous qui traînaient sous les réverbères. Il parlait aux cabossés, aux paumés, à ceux qu’on entend jamais. Il gueulait contre la société, contre la police, contre les bourgeois bien propres sur eux. Pas pour le plaisir de râler, non, mais parce qu’il voyait bien que le rêve de liberté, on nous l’emballait dans du papier cadeau avant de le foutre à la poubelle. Société tu m’auras pas, qu’il disait, qu’il chantait dix fois, cent fois, en hurlant, en criant pendant des mois ce qu’il pensait d’elle…
Il y avait Hexagone. Oh oui. Un brûlot, une claque, une mandale, un portrait acerbe de la société française, un direct du gauche en plein dans la gueule de cette France de bovidés. Six minutes à éplucher l’année et ses coutumes, son conformisme, ses traditions militaires, son patriotisme aveugle. Cri de révolte intemporel qui, cinquante ans plus tard, reste toujours tristement d’actualité.
Dans Camarade Bourgeois, il en rajoute une couche. Un message direct aux p’tits bourgeois bien tranquilles, planqués dans leur confort pendant que la misère crève sur le trottoir.
Et puis, y’avait Écoutez-moi les Gavroches. Un cri du cœur pour les mômes des rues, les titis, les zonards qui traînent sous les réverbères. Il leur parle comme un grand frère, leur dit que la rue, c’est beau, mais que ça ne pardonne pas. Que le rêve, ça se brise vite quand on n’a rien. Une chanson qui fleure bon la tendresse et la mélancolie, qui rappelle qu’avant de gueuler contre le monde, faut peut-être penser à ceux qui crèvent déjà en silence.
Au milieu de ces brûlots il avait un peu de douceur à distribuer, de légèreté à donner, de fraternité à offrir. Dans Petite fille des sombres rues, Renaud peint avec une tendresse tragique le destin brisé d’une enfant perdue où la poésie crue du jeune chanteur fait une première rencontre avec la détresse des oubliés, ce qui en reviendra l’une de ses marques de création. Ou la déclaration brute d’un compagnon de galère, frère de cœur et de biture dans Gueule d’aminche. Et tant d’histoires dans ce premier disque. D’amour dans les premières esquisses rock’n’roll de La menthe à l’eau, dans le tableau parisien de La coupole, d’actualités dans Greta délivrant ainsi une critique sans égale de la société d’une époque dont la page devait être tournée à l’aube des années 80. C’était un beau disque qui évoquait avec sincérité les souvenirs, les questions et les espoirs d’un jeune homme engagé qui croyait en ses rêves.
Le succès ? Pas vraiment. Pas encore. Au début, tout le monde s’en fout un peu. De toute façon, lui ce qu’il préfère c’est devenir acteur. Sortir un album c’était pas trop une volonté. Trop anar pour la variété, trop tendre pour le punk, trop libre pour rentrer dans une case. Mais ceux qui tendent l’oreille pigent vite : ce môme-là a du plomb dans la plume et même s’il chante parfois de travers, on s’en fout. Pour preuve : aujourd’hui, c’est un disque qu’on ressort avec un p’tit pincement au cœur. Parce qu’on sait que c’était le début, le temps de l’insolence, de la liberté, des coups de gueule sans filtre. Parce qu’on se dit qu’on aimerait bien encore croire, nous aussi, que la société nous aura pas.
Depuis, Paname a changé, Renaud aussi. Les mômes traînent avec des Air Max aux pieds, les bistrots se vident remplacés par des Starbucks à dix balles le café. Les pavés sont bien en place mais y a moins de monde pour les soulever. Et pourtant, quand on balance Amoureux de Paname, on sent encore ce doux parfum des années où tout semblait encore possible, où un môme vissé d’une casquette de gavroche sur la tête pouvait gueuler librement contre le monde sans qu’on lui dise de la fermer.
Alors ouais, 1975, c’est loin, très loin. Mais quelque part dans l’hexagone, s’il existe une enceinte bluetooth qui crache du Renaud dans une chambre d’ado qui refuse de se couche trop tôt, alors c’est beau. Il refera le monde comme j’aime replonger dans ces histoires d’une autre époque quand je pose mon vieux vinyle à moi sur la platine.
Tracklist
01 – Amoureux de Paname
02 – Société tu m’auras pas
03 – Petite fille des sombres rues
04 – La java sans joie
05 – Gueule d’aminche
06 – La Coupole
07 – Hexagone
08 – Ecoutez-moi les gavroches
09 – Rita
10 – Camarade bourgeois
11 – Le gringalet
12 – La menthe à l’eau
13 – Greta
03 avril 1975
Polydor
www.renaud-lesite.fr
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Source : BREAK MUSICAL