Renaud au bonheur de Paname

Libération

30 juillet 1975

Libé a écouté

Il était le 13 juillet à la Villette :

RENAUD AU BONHEUR DE PANAME

 

 

« Alors, réveillez-vous, bande de millionnaires », crie un marchand de légu­mes à l’adresse d’éven­tuels clients. Un peu plus loin, un camelot hâbleur vante les hypothétiques vertus d’un gadget inuti­le… C’est jour de marché, un samedi matin du mois de juin, rue Daguerre, dans le quatorzième ar­rondissement. Les étals des commerçants ont, pour la circonstance, en­vahi les trottoirs. Les cha­lands déambulent sur le pavé inondé de soleil : une foule composite. Ménagè­res et hommes de tous âges et de toutes condi­tions, enfants et travail­leurs immigrés… Quelques touristes égarés aussi.

Sous le regard protec­teur du boucher, Renaud, la casquette de toile blan­che de son grand-père tombant sur les yeux, gratte sa guitare. Il chante avec talent quelques goualantes du début du siècle. Michel, l’un de ses copains, l’accompagne et déplie son accordéon au rythme des javas, des tan­gos ou des valses.

Place du Tertre : Pandore, les deux enfants et le chanteur de rue : « Défense d’afficher », mais aussi, ce jour-là, défense de chanter.
(Photo C. Spillemaecker)

Visiblement contrariée par cette intrusion de la chanson populaire, une dame acariâtre proteste : « Il y a tout de même d’autre travail que de mendier »… Ce sera la seule réaction discordante de toute la matinée. En effet, tout le monde sem­ble apprécier et, pour une fois, « il y a de la joie dans les ghettos ».

Les gens, d’ordinaire si pressés, s’arrêtent, écou­tent — sourire aux lè­vres — et jettent une piè­ce dans l’étui de l’accordéon. Le contact s’établit facilement. Spontané­ment. Certains réclament une vieille rengaine, dis­cutent avec « les deux p’tits » ou les félicitent. D’autres évoquent les « balajos », les bords de la Marne ou apportent ca­nettes de bière et pastè­ques fraîches… Et, à midi, un ancien routier offre l’apéritif. Les gosses aussi sont ravis de l’aubaine : attentifs ou rêveurs, ils découvrent ces airs d’au­trefois.

Depuis deux ans, Renaud fait la manche dans les cours des immeubles de la périphérie, sur les marchés et dans les rues de Paris, conscient de re­nouer ainsi avec la tra­dition des chanteurs de rues. Ceux-ci ont disparu depuis plusieurs années déjà. Le gigantisme de la ville, les mass media et le bruit ont fait taire leurs voix. Provisoirement ?

Renaud a appris à jouer de la guitare d’oreille et a hérité, en partie par voie de tradition orale, de ce répertoire de folklore ur­bain parisien. Désormais, celui-ci retentit à nouveau dans les rues de la capi­tale et les personnages stéréotypés de cette fres­que chantée revivent : Julot Gueul’ d’Acier, le sou­teneur de « La plus bath des javas », « Le déni­cheur », un gars « rusé comme une fouine », qui déniche des combines, « Les mauvais garçons », ces « paumés », « pas ai­més des grands bourgeois qui nagent dans la soie »…

Ces chansons étaient tombées en désuétude : la plupart du temps popu­listes, mélodramatiques et sentimentalistes, elles ne correspondent pas à la sensibilité contemporaine et leurs rythmes archaï­ques ont été détrônés par les modes successives. Mais il est vrai aussi qu’une culture uniformi­sante à vocation univer­selle a contribué pour beaucoup à leur déclin. Y compris au déclin de celles dont les intentions sociales, les accents lyriques ou pathétiques continuent aujourd’hui encore à faire vibrer et à toucher les auditeurs au plus profond d’eux-mêmes.

Interprète d’un tel ré­pertoire — bien avant l’avènement de la mode rétro — Renaud risque in­volontairement de cultiver la nostalgie, les tendances passéistes, voire réaction­naires de certains audi­teurs ? Il fournit lui-même l’antidote en chantant des œuvres de sa propre com­position, plus politiques et corrosives, bien qu’écrites dans un style et sur des rythmes identiques à ceux de son répertoire tradi­tionnel. « Jojo le démago », par exemple : l’his­toire d’un ouvrier qui, attiré par le lucre, trahit sa classe d’origine.

Ce répertoire personnel a valu à Renaud d’enre­gistrer un peu par hasard un 30 cm. (Wha Wha Music-Polydor) et de pas­ser pendant trois semaines à la Pizza du Marais en première partie du specta­cle Ivan Dautin. Mais il s’exprime avec plus d’ai­sance et de naturel dans la rue : le bitume est son élément. C’est d’ailleurs ce qu’il chante lorsqu’il interprète ses propres chansons. Celles d’un ci­tadin « amoureux de Paname » dont la verve s’exerce au détriment du « camarade bourgeois » ou célèbre avec tendresse la « Petite fille des som­bres rues ». Textes-pam­phlets, textes-diatribes aussi en prise directe sur l’actualité, tel « Hexago­ne » : un calendrier-réqui­sitoire contre les méfaits, la médiocrité et les travers des Français.

Renaud, Michel et le boucher de la rue Daguerre.
(Photo C. Spillemaecker)

L’attrait d’une carrière commerciale qu’il ne re­pousse pas n’empêche pas Renaud de continuer à chanter dans les rues les vieux succès. Et c’est cette double démarche qui suscite l’intérêt. En effet, en exprimant ces chan­sons traditionnelles et en les restituant à ceux aux­quels elles étaient initia­lement destinées, Renaud les réhabilite et leur redonne vie. Par ailleurs, imprégné de ce répertoire, il compose sur cette base de nouvelles chansons as­surant ainsi un renouveau. Il suit, au fond, le même itinéraire que ceux qui, en France ou ailleurs, ont pour ambition de sauvegarder la culture populai­re, de l’exprimer et d’en faire un moteur de créa­tivité.

Jacques ERWAN

  

Source : Libération