Renaud hier, au premier de ses six soirs au Spectrum, c’était à nouveau Reggiani. Entendez: le malaise Reggiani. J’explique: le grand Serge Reggiani, lors de ses dernières tournées dans les années 90, n’arrivait plus qu’à grand-peine à se rendre au bout de ses immortelles. Lui, tout à fait mortel, était diminué, incapable de suivre son télescripteur, mâchouillant ses splendides textes. Autant on comprenait son désir de continuer à exister sur scène, autant on était malheureux pour lui.
Renaud, hier, c’était la voix qui ne voulait plus. Il aurait pu parler ses textes pour contourner le problème, mais non. Le drame tenait à ce qu’il essayait quand même d’atteindre les notes, s’étirant les cordes vocales comme un guitariste qui tenterait d’accorder sa guitare un octave trop haut et risquerait de tout péter. Il avait beau dénoncer sympathiquement sa «voix pourrie» et ses «cordes vocales altérées par la nicotine», c’était quand même consternant. Et en même temps admirable de courage et d’obstination.
Evidemment, cette salle d’amoureux fous de Renaud compensait en affection ce qui manquait si terriblement aux relectures des airs tant aimés. Tellement qu’à la longue, j’avais l’impression que l’auditoire s’habituait. tolérait l’intolérable. De fait, cela se passait comme si la salle entendait simultanément La Mère à Titi ou En cloque telles que données sur disque ou lors de spectacles précédents, il y a dix ou quinze ans. Le souvenir si vif de chansons essentielles, la présence si chaleureuse du gars, le bonheur vrai de le retrouver, tout adoucissait l’irritant. Le public y trouvait son compte, puisqu’il l’avait déjà.
Chaque titre était reçu comme le cadeau du plus précieux d’un ami, avec la reconnaissance du cœur. Cent ans. Déserteur. La Pêche à la ligne, tout était évocation de moments importants, à multiplier par le nombre de spectateurs. À point où pour qui, comme moi, assistait au spectacle de l’œil du non-fan, toute critique semblait hors d’ordre: se mêle-t-on de retrouvailles en famille? Tout était familier, hier, à commencer par le ton: de la scène à la salle et de la salle à la scène, on a causé toute la soirée. «Qu’est-ce que vous devenez?, a lancé Renaud, goguenard. Toujours pas indépendants? C’est l’avenir, rassurez-vous. On y croit!»
Il y avait quand même des dissidents. A un moment, quelqu’un a hurlé: «Penaud, tu fausses!» Renaud n’a pas répondu. Parti griller une cibiche pendant un solo, il est revenu en badinant qu’il avait «pris, un médicament pour la gorge». À sept chansons de la fin, des spectateurs quittaient Pas de la famille, supposait-on. La question, au moins pour ceux-là et pour moi, se posait: faut-il chanter à tout prix quand on ne peut plus? On admettra ceci: une telle tournée guitare-piano-voix (avec les excellents Jean-Pierre Buccolo et Alain Lanty) offre l’occasion, sinon belle, peut-être ultime, de dire merci à quelqu’un qui le mérite. Pour services rendus.
Signalons par ailleurs le passage très réussi de l’auteur-compositeur Urbain Desbois en «vedette américaine» non annoncée: en sept p’tits bouts de chansons aussi déroutantes que fascinantes, simples comme tout et absolument pas bêtes, la salle était ravie. D’autant que c’était court. Pas fou, Urbain. «Je suis comme vous, a-t-il confié. J’ai très hâte de voir Renaud…»
Source : Le Devoir