Le Monde du Mercredi 12 octobre 1988, page 16
par FLEOUTER CLAUDE
Le chanteur offre son plus beau spectacle entre trois saluts à Johnny Clegg (Jonathan), Coluche (Putain de camion) et sa fille Lolita (Il pleut).
Renaud est de retour au Zénith avec comme décor de son nouveau spectacle un arbre géant comme ces chênes centenaires plantés au milieu d’une clairière mystérieuse bordée par des coquelicots. Renaud revient « nature » avec une dynamique intacte, ses coups de cœur, ses coups de gueule et une insolence qui, plus que jamais, sous-tend la fraternité. Renaud prend de nouveau plaisir à jouer avec la spontanéité, la fantaisie, à multiplier les libres propos, à livrer des gags d’humour froid avec ses complices musiciens qu’il appelle les « croque-notes ».
Rien n’est ici truqué, calculé. Le chanteur qui se définit dans un rire comme « rien-du-toutiste », renoue constamment avec la vie dans un mouvement sans fin, avec une exigence à l’égard de soi.
Amoureux fou de la chanson depuis toujours, Renaud a exploré le patrimoine au gré de coups de foudre, de rencontres avec un auteur dont il a alors fait le « tour » : après Aristide Bruant, Montéhus, Fréhel, il a ainsi découvert, il y a dix ans, le Trenet de la Folle Complainte et de Débit de lait, débit de l’eau, et il connait par cœur le répertoire de Georges Brassens. Mémoire vivante de la chanson populaire, il a été, paradoxalement,d’autant plus à l’aise pour s’envoler de ses propres ailes, marquant seulement cette connaissance passionnée par un éclectisme musical, donnant à ses chansons la forme d’une valse, d’une java, d’une gigue ou d’une ballade plus ou moins rockifiée.
Renaud frappe vite et touche juste. Ses chansons sont comme les branches du chêne : sans le moindre noeud, riches de sève et propres à résister aux modes et au temps. Elles sont si authentiques, si raisonnables dans leur délire parce qu’elles traduisent à la perfection les contradictions de notre vie. Elles portent la chronique d’un événement (les Charognards), tracent un portrait (Jonathan), un pamphlet (hier Miss Magie, aujourd’hui Triviale poursuite : « Question littérature : /Qui a écrit que les hommes naissent libres, égaux ? / Libres mais dans le troupeau / Egaux mais devant les bourreaux ? / J’en sais rien, j’donne ma langue au chagrin / Si tu sais, toi, / Souffle-moi / Souffre-moi »), une caricature (Chanson dégueulasse), un monologue (Il pleut, Me jette pas), un dialogue (Pierrot) ou une interpellation à l’ami disparu (Putain de camion, écrite au lendemain de la mort de Coluche).
Renaud imagine ses chansons comme de petits scénarios, avec une tension dramatique et une chute inattendue, parfois en forme de pirouette. Il joue avec les mots, le non-sens, bouscule la syntaxe, invente des expressions (hier encore Laisse-béton, Marche à l’ombre; aujourd’hui ma langue au chagrin) et s’astreint à des règles de construction rigoureuse jusqu’à aboutir à un miracle, à une évidence.
Nouvelles chansons (Rouge-gorge, Jonathan, Triviale poursuite, Me jette pas) et anciens succès (Doudou s’en fout, Mistral gagnant et la somptueuse ballade Morgane de toi) forment le répertoire d’un chanteur en pleine maturité, heureux de se retrouver sur une scène superbement éclairée par les fines harmonies de couleurs de Jacques Rouveyrollis.
Sources : Le HLM des Fans de Renaud et Le Monde