N° 1807, 14 au 20 janvier 1995
INTERVIEW EXCLUSIVE |
RENAUD
SES PASSIONS
SES COMBATS
TÉLÉ 7 JOURS VA PLUS LOIN |
IL VIENT D’ÊTRE L’INVITÉ DU « MONDE EST A VOUS », SUR FRANCE 2, AVEC DEUX CHANSONS
RENAUD
CE QU’IL N’AVAIT JAMAIS DIT
■ Son enfance
■ Ses combats
■ Ses nostalgies
■ Coluche
■ Son nouveau disque :
« A la belle de mai »
A la terrasse d’un hôtel de Marseille, Renaud regard le Vieux Port. Les yeux dans le vague, il semble plongé dans ses souvenirs.
Renaud : En 1967, à 15 ans, j’ai eu un flirt avec une petite Marseillaise, rencontrée en Lozère où je passais toutes mes vacances. Fin août, elle m’avait accueilli chez elle pendant quinze jours. Son père était grutier, sa mère vendait du poisson sur le Vieux Port. Plus marseillais, tu meurs ! Marseille, c’est un peu l’aventure, une ville à la porte de L’Orient, elle fait rêver, comme Macao, Multiculturelle, multiraciale, sans bien connaître cette ville, je sais qu’elle bouge.
Télé 7 Jours : votre nouvel album s’appelle « A la Belle de mai », en hommage à Marseille.
Renaud : Je passe près de quatre mois par an, le temps des vacances scolaires, à soixante-dix kilomètres de Marseille, à L’Isle-sur-La-Sorgue. Mes amis y parlent cette langue à l’accent merveilleux qui renvoie à l’idée de soleil, de pastis, de pétanque, à Pagnol et à cette mythologie si colorée. Mes copains m’ont présenté des Marseillais qui m’ont parlé de la Belle de mai. En entendant ce nom prononcé avec cet accent je me suis dit : « Quel merveilleux titre de chanson. tellement poétique et mystérieux » ! La Belle de mai est un ancien quartier chaud, populaire, communiste, avec ses bouges, ses voyous et ses filles de joie. Le nom est resté dans un coin de ma tête. Un jour, motivé par mon amour pour les patois et les argots, j’ai voulu écrire une chanson dans cette langue. J’y avais été initié au bistrot par mes copains, et je me suis aidé d’un livre, « Le Parler marseillais », de Robert Bouvier, un petit bouquin plein de trésors et d’expressions savoureuses.
T.7J. : Au fil des couplets de la chanson, on reconnaît le personnage de Bernard Tapie qui en prend pour son grade. Apparemment, il l’aurait mal pris…
Renaud : Ça. je peux le concevoir ! J’aurais préféré qu’il ait un peu d’humour mais c’est vrai que la chanson tombe plutôt mal pour lui. Elle sort au milieu de ses embarras personnels et politiques et je n’aime pas tirer sur les ambulances, donner l’impression de participer à une curée. Quand je me suis permis cette pagnolade moqueuse sur un personnage ô combien controversé, médiatisé et envahissant, il avait le vent en poupe. Tout allait bien pour lui, il était populaire dans les sondages et la mairie de Marseille lui semblait acquise. Le personnage n’est certes pas ma tasse de thé, mais je n’arrive pas à le trouver antipathique. D’ailleurs, au départ, je pensais parler de moi, petit parigot qui débarque à Marseille. J’ignorais que la Belle de mai était le quartier où il s’était fait élire. Ce n’est qu’au début du deuxième couplet que je me suis dit : « Bon sang, mais c’est bien sûr » !
RENAUD
« LA BELLE DE MAI C’EST POÉTIQUE ET MYSTÉRIEUX »
T.7J. : Votre amour pour Marseille se conjugue aussi avec votre passion pour le football…
Renaud : Ma passion n’est pas celle d’un hooligan. J’avais aimé le football aux grandes années de Saint-Étienne, un peu perdu goût, plus l’ai retrouvé lors de la grande époque de l’équipe de France en coupe du monde, et à nouveau avec l’aventure marseillaise. Je me suis pris de passion pour l’OM. Je vais souvent au State Vélodrome les voir jouer. Depuis qu’il sont en Division 2, j’y vais tout le temps par gratitude et reconnaissance pour toutes ces années où ils nous ont fait rêver. Autour de cette équipe et de ses supporters, j’aime ce brassage de milieux sociaux, de races. Tous sont réunis autour d’une même passion, d’un même enthousiasme. Ça ne va pas changer le monde, mais quand on voit qu’on s’entretue sur la planète, c’est beau de vivre des moments où les gens sont heureux ensemble.
400 000 EXEMPLAIRES Déjà 400 000 exemplaires vendus de « A la belle de mai », le nouvel album de Renaud , chez Virgin. Comme premier titre pour un single, Renaud a choisi « C’est quand qu’on va où ? », dont il a écrit les paroles, comme les onze autres chansons, et Julien Clerc la musique. Celui-ci en signe trois en tout, ainsi que l’explique Renaud dans l’interview, dont « Adios Zapata », un réquisitoire violent comme tous ceux, même les plus puissants, qui transforment la drogue en dollars. Renaud préfère désormais laisser à d’autres l’écriture des musiques de ses chansons, avouant en toute sincérité qu’il n’a pas, ces dernières années, assez travaillé son instrument : la guitare. Comme il a le talent de s’entourer d’excellents musiciens, on lui pardonne. |
T.7J. : L’album précédent, « Cante El Nord », était dédié aux gens du Nord. Celui-ci évoque les gens du Sud. Une envie de cohésion nationale ?
Renaud : Je suis attaché aux racines. Les origines sociales de ma mère sont dans le Nord : la mine, le prolétariat. Mon père vient plutôt d’une classe moyenne intello-artistique, de pasteurs et d’écrivains du Sud. Moi, je suis né à Paris. Les racines ne poussent pas à travers le béton. Je les cherche, celles qui existent, au Nord et au Sud, celles que je m’invente et que je plante dans les endroits que j’aime, comme la Corse. Quand je découvre une région, une ville, un département ou un pays qui me plaît, j’ai envie de m’en enrichir. Je m’imprègne de tout ce qui fait sa différence, son charme et sa diversité, à savoir sa langue, son peuple, ses coutumes, ses traditions, ses chansons. Culturellement, ça m’apporte beaucoup.
SA FILLE A DÉJÀ 14 ANS La fille de Renaud a déjà 14 ans et, comme il l’explique avec humour : « C’est déjà une petite bonne femme. » La chanson « Mon amoureux », sur son nouvel album, est un clin d’œil vers elle. « Mon amoureux » l’amuse. Elle m’a dit « T’es gonflé papa, je vais me faire chambrer à l’école. » Elle connaît mon inquiétude à ce sujet et se moque un peu de moi en me promettant de remmener exactement le contraire de ce que je rêve. Pour l’instant, elle est toujours amoureuse de (…) ». |
T.7J. : Pourquoi ne pas avoir enregistré à L’Isle-sur-La-Sorgue?
Renaud : J’y ai pensé. Mais on était encore en pleine période scolaire quand mes chansons ont été prêtes. Je voulais rester bon père et bon mai auprès des miens. Et l’acoustique est moins bonne sur les tomettes de la maison du Sud que sur la moquette parisienne !
T.7J. : « A la Belle de mai » a été mis en boîte chez vous, dans votre maison de Paris. Par flemme ?
Renaud : Je ne me suis jamais épanoui en studio, dans cette ambiance confinée, en sous-sol et sans fenêtre sur le jour. Certains artistes peuvent y rester des mois à peaufiner des sons, pour moi c’est plus une épreuve obligatoire. Le matériel est de plus en plus compact et performant. Il y a vingt ans, on pouvait dire que le son était meilleur à Londres ou à New York, plus aujourd’hui. Et ça ne coûtait pas plus cher d’adapter ma maison en studio. La cerise sur le gâteau, c’était la Coupe du monde à la télé.
T.7J. : Être dans votre environnement, dans vos objets, vous a-t-il apporté une autre ambiance ?
Renaud : Oui, la sérénité, la joie de vivre, une ambiance conviviale et chaleureuse. Les musiciens étaient heureux comme des enfants (…) pas être au boulot. On avait cette sensation d’être une bande de copains en train de faire des maquettes. Cet environnement n’a pas nui à leur efficacité. Ils étaient heureux de jouer, donc ils jouaient bien.
T.7J. : Une bonne partie des voix a été enregistrée dans vos toilettes. Un endroit plutôt insolite ?
Renaud : Les toilettes ont, a priori, une autre fonction et il a parfois fallu que je cède ma place pour d’autres activités. En fait, c’était le seul endroit où je pouvais être isolé des instruments et on m’y a relégué. Et l’acoustique y était bonne, Je devais seulement y enregistrer des voix témoins pour guider les musiciens. Mais j’avais un bon micro et on retrouvait dans ces parties vocales l’émotion et l’instinct premier avant que la chanson ne soit trop rabâchée.
T.7J. : Votre femme, Dominique, et votre fille Lolita, elles ont pensé quoi de tout ce remue-ménage
Renaud : Dominique était ravie. Les kilomètres de câbles, les allées et venues ont mis un peu le souk dans la maison mais elle trouvait que ça apportait une bonne ambiance. Les musiciens étaient gentils et respectueux, discrets. Pour elle, l’enregistrement reste un moment gai. Ma fille a trouvé ça rigolo, sans plus. (…)
RENAUD
« J’AI VIEILLI, J’AI MÛRI
J’AI PERDU DE MA NAIVETÉ »
(…) contrebasse et un accordéon : un « Renaud chante Brassens ». Après vingt ans d’hésitation, je me jette à l’eau. Avec l’accord et l’enthousiasme des vieux amis de Brassens, je vais rendre hommage à son œuvre qui me semblait jusque-là intouchable.
T.7J. : Comment avez-vous préparé cet album ?
Renaud : L’album « Cante El Nord » m’a redonné une pèche que je n’avais pas au moment de la promo de « Germinal ». Je ne regrette pas cette aventure. Elle était belle et toute ma vie je serai reconnaissant à Berri de ce beau cadeau. Quand Berri et moi avons reçu la médaille du Syndicat des travailleurs de la terre et de la ville de Lens, j’avais les larmes aux yeux. J’ai pensé à mon grand-père, mineur, militant syndical et mort sans médaille. C’était plus beau qu’un César et je ne dis pas cela par amertume de ne pas en avoir reçu un. A chacun son métier et les vaches seront bien gardées ! La chanson m’apporte plus de satisfaction que le cinéma. Le disque en ch’timi m’a revigoré. Les chansons sont venues assez vite. J’ai remplacé la plume et l’angoisse de la feuille blanche par le clavier et l’écran noir d’un Macintosh. Ma fille m’a soufflé l’idée de raconter l’histoire d’un petit chat. Puis j’ai rencontré Julien Clerc, on s’aime bien et on se voit de temps en temps. Après sa tournée, je lui ai demandé s’il n’avait pas dans ses tiroirs une belle musique qui traînerait pour moi. Julien n’a plus à prouver qu’il est un immense compositeur, qu’il sait vraiment faire de belles mélodies. Il m’a demandé si je n’avais pas plutôt un texte à lui confier, je lui en ai donné trois pour qu’il puisse choisir. Finalement il m’a fait trois musiques superbes.
A MARSEILLE POUR TÉLÉ 7 JOURS
IL EMBRASSE LA PELOUSE DU STADE VÉLODROME EN HOMMAGE À L’OM
T.7J. : Toutes les chansons de cet album sont empreintes d’un sentiment de nostalgie.
Renaud : Et ça ne va aller qu’en empirant. J’ai la nostalgie de ce qui n’est plus, de mes 10 ans, des 6 ans de ma fille. C’est toujours un coup de poignard dans l’âme. Certains s’y ressourcent, chez moi la nostalgie engendre l’amertume. Alors dans mes chansons, j’essaye de retrouver le goût et la saveur des choses disparues.
T.7J. : Avez-vous parfois l’impression que, de votre temps, l’enfance était mieux ?
Renaud : Mon père me le disait en parlant de la sienne, mais je crois sincèrement que oui, c’était mieux. On était moins pollué par la misère du monde que l’on voit au quotidien par la lucarne des médias. L’environnement était moins bétonné, moins nucléarisé, les gens avaient plus de boulot et plus de joie de vivre. Mon enfance, c’était les années d’après-guerre, la liberté retrouvée. On n’avait pas de Game Boy mais on s’inventait une carabine. Comme disait Coluche, avec un rat crevé, on se faisait un chapeau de Davy Crockett. En sortant de l’école, on ne regardait pas la télé. J’étais avec mes copains au bord du trottoir à la porte d’Orléans, avec des patins à roulettes pourris donnant des ampoules aux pieds. Les rues me paraissaient plus propres.
« BILLE EN TÊTE » EN LIBRAIRIE Renaud devient un habitué des librairies. Pas seulement quand il cherche une bonne vielle BD pour sa collection. Après « Mistral gagnant », « Le Temps des noyaux », « La petite vague qui avait le mal de mer », au Seuil, et « Dès que le vent soufflera », au Livre de Poche, voici, toujours au Seuil, collection Point Virgule, « Renaud bille en tête », recueil de cinquante de ses chroniques de « Charlie Hebdo » en 1992 et 1993. Tout y passe et parfois tout casse ! Titres de quelques chroniques : «J’ai les boules ! Pas les mêmes que Lavilliers », « Je peux pas faire « 7 sur 7 » ils n’ont qu’à inviter Zola ! ». Jeu de mots compris : « J’ai versé satanique et je m’suis rendormi ». |
T.7J. : Dans la chanson « Le sirop de la rue », vous évoquez les seringues ou les capotes usagées dans les caniveaux. On ne peut pas s’empêcher de penser au sida. Votre fille est adolescente, à plus ou moins long terme, vous serez concerné.
Renaud : Les campagnes de prévention et d’information ont, heureusement, porte leurs fruits, auprès des enfants en tout cas. Ils sont conscients du danger et savent que le « latex » est le seul rempart efficace. Mais une fois de plus, au risque de passer pour un vieil anar qui radote, j’ai le sentiment qu’au niveau des gens qui nous dirigent, peu de choses sont faites. Le jour où les crédits militaires, pour combattre on ne sait quel ennemi, seront reversés à la recherche scientifique, à l’aide aux malades, aux campagnes de prévention, aux hôpitaux et aux infirmières, les choses avanceront, même si le fléau n’est pas vaincu.
T.7J. : « A la Belle de mai » se présente sous forme de cible. Et personne n’est épargné, ni le pape, ni les militaires, ni les hommes politiques…
(…) tous mes disques à ceux que je veux caresser et ceux que je veux griffer. Avec mes potes, quand on parle de politique, je n’ai pas non plus la langue dans ma poche. Eux non plus d’ailleurs. Comment aller doucement quand je parle de tortionnaires, d’assassins (galonnés ou pas), de milices croates ou serbes. Je ne supporte pas les inégalités, l’injustices, la misère sociale, le racisme, je ne supporte pas que le profit gouverne le monde.
La politique m’intéresse toujours mais les hommes politiques, il n’y a pas de quoi pavoiser… Aux prochaines élections, j’ai bien peur d’aller grossir les rangs des pêcheurs à la ligne. J’aurais envie de voter pour une femme, or il n’y en a jamais… Le seul mouvement vraiment important, enthousiasmant, depuis 1968 ou, en tout cas depuis 1981, c’était l’écologie. Il avait un idéal, un projet de société plus propre, plus fraternelle, plus intelligente, de vraies valeurs, respect de notre mère la Terre, moins de béton, de bagnoles, moins de temps de travail mais du travail pour tous, développement des énergies nouvelles pour éviter les « Tchernobyl » à venir. Mais, par attrait du pouvoir qui corrompt tout, les dirigeants écologistes ont laminé discrédité, marginalisé le mouvement.
T.7J. : Les Restos du cœur fêtent leurs dix ans, vous êtes toujours l’un des « Enfoirés » ?
Renaud : Je suis fidèle à la mémoire de Coluche et à sa belle et généreuse idée. Mais quel triste bilan de célébrer les dix ans des Restos du cœur. Moi, je serai content le jour où il n’y aura plus de Restos du cœur. La charité, c’est le contraire de la justice.
T.7J. : L’année prochaine, vous fêterez vos vingt ans de carrière. Le Renaud d’aujourd’hui est-il le même que celui de 1975 ?
Renaud : J’ai vieilli, j’ai mûri, j’ai perdu de ma naïveté, j’essaye d’être « vieux sans être adulte ». Mais je suis resté fidèle à mes idées, à mes amours et à mes colères…
Cécile TESSEYRE
Photos J.-J. DESCAMPS
Source : Télé 7 jours