N° 12,918, 22 février 1986
LES GRANDES INTERVIEWS DE PATRICK SABATIER
En avant-première de son passage au Zénith (25 février-23 mars), Renaud a répondu à toutes les questions de Patrick Sabatier. Son métier, sa vie privée, l’argent, la popularité…. il a été question de tout dans ce tête-à-tête qui a duré trois quarts d’heure. Renaud, le petit dur, a montré qu’il pouvait être un grand tendre. Il a même (presque) présenté ses excuses à Margaret Thatcher !

Patrick SABATIER. — Renaud, vous êtes au Zénith jusqu’au 23 mars. Sept mille personnes qui viennent tous les soirs à votre rendez-vous, ça vous fait quel effet ?
RENAUD. — Ça me dépasse toujours un peu. Moi, j’aime bien mes chansons, alors je comprends qu’on les aime, mais à ce point !à, ça me surprendra toujours. Surtout que ce n’était pas ma vocation, ce métier. Je voulais faire comédien.
P. S. — Ça marche depuis longtemps. Mais le déclic, ça a été quoi?
R. — L’album qui s’appelle « Morgane de toi », en 1983. Depuis la naissance de ma fille, Lolita, j’ai eu envie d’élargir mon répertoire, ne plus seulement parler de ma rue et du bistrot du coin, mats de l’univers, de cette planète sur laquelle ma fille aura vingt ans en l’an 2000.
P. S. — Quel est le public de Renaud aujourd’hui ?
R. — Il paraît que je suis le Tintin de la chanson : un chanteur pour public de sept à soixante-dix-sept ans.
P. S. — Quand tu écris une chanson, tu penses au public ?
R. — Malheureusement, oui. Ce qui fait que je suis beaucoup plus exigeant et que j’écris beaucoup moins de chansons qu’autrefois. J’essaie de ne pas trop choquer, mais il m’arrive de me choquer moi-même quand, par exemple, j’écris des choses impertinentes par rapport à des grands de ce monde, des militaires ou autres. Mais il y a des jours où je sens tellement énervé par rapport à tout ça qu’il faut que ça sort. Alors, ça sort.
P. S. — Si tu avais Mrs Thatcher en face de toi, qu’est-ce que tu lui dirais ?
R. — Ben… Que je suis désolé, si j’ai heurté sa sensibilité, mais que j’ignorais qu’elle en avait une. Si j’avais su que cette chanson ferait autant de bruit… j’en aurais écrit deux. Les femmes sont moins violentes que les hommes, sauf quand on leur confie le pouvoir. Un type m’a dit « Les femmes sont aussi violentes que les hommes : regardez Catherine de Médicis, Catherine de Russie, Jeanne d’Arc, etc. » Mais ça prouve bien ce que je dis : c’est le pouvoir qui est dangereux, pas les femmes.
P. S. — C’est un peu macho comme idée, non ?
R. — Je ne crois pas Je suis ravi qu’il y ait de plus en plus de femmes dans la politique. Quand ça donne des Mme Gandhi, oui. Quand ça donne des Mrs Thatcher, non.
P. S. — Tu as eu occasion de rencontrer le président Mitterrand ?
R. — On s’est parlé une minute, lors de l’inauguration du Zénith, il y a deux ans. Une minute qui m’a paru une éternité. J’étais complètement paniqué. Il m’a demandé si le spectacle se préparait bien. J’ai bredouillé un truc du genre : « J’ai une angine », et je crois qu’il m’a répondu quelque chose comme : « Méfiez-vous des angines, moi aussi, ça m’arrive souvent . »
P. S. — Est-ce que Renaud est toujours un homme de gauche ?
R. — Je suis toujours fou de joie. D’abord parce que je me suis réveillé ce matin, qu’il faisait beau et que j’étais vivant, ce qui est très important. Ensuite, depuis mai 1968, j’ai eu des déceptions, comme tout le monde. Mais comme je ne m’attendais pas à des miracles, je ne fais pas partie des déçus. Je suis toujours un vieux fidèle.
P. S. — Est-ce que tu as conscience, aujourd’hui, d’être un leader d’opinion ?
R. — Parfois, oui. Et ça m’inquiète. C’est un grand mot, mais je pense que les artistes disent des choses d’une façon plus claire que les hommes politiques. On les dit en musique, au lieu de faire des discours. Et puis, on fait des constats plutôt que des promesses.
P. S. — Quelle différence a-t-il entre les hippies d’hier et Renaud d’aujourd’hui ?
R. — Pas énorme. J’ai beaucoup de sympathie pour ces gens-là. Ils étaient plutôt dans le vrai.
P. S. — Et vos copains, ce sont les mêmes qu’avant ?
R. — J’en ai perdu, que j’aurais peut-être perdu de toute façon. Et je m’en suis fait d’autres. Récemment, j’ai eu une espèce de coup de foudre d’amitié pour Christophe Lambert. Au bout de dix minutes de conversation, on était de vrais amis, et je sais que cette amitié-là, elle durera. Pourtant, je suis aussi exclusif, jaloux, possessif, hargneux en amitié que je peux l’être en amour.
P. S. — Tu as changé, depuis Lolita ?
R. — Complètement. Avant, je vivais tout seul, y avait que ma peau qui comptait. Maintenant, je sais qu’on a un long bout de chemin à faire, avec ma fille et ma femme. Ça change ma conception de l’univers. Avant ma maison, c’était le bistrot où je passais mes nuits à refaire le monde avec mes copains. Maintenant, j’en ai une maison avec une vraie famille.
« Le plus difficile dans la préparation de mon spectacle, dit Renaud, a été de quitter Lolita, ma fille, cinq ans (ci-contre) et Dominique, ma femme (ci-dessous). » Toutes les deux l’attendaient dans leur jolie maison près d’Eygalières, dans les Bouches-du-Rhône. « Les rares fois où j’ai pu m’échapper, c’est à elles deux que je me suis complètement consacré. »
P. S. — Et ta « gonzesse », comment elle réagit ?
R. — Plutôt bien, même si elle souffre un peu de vivre dans l’ombre d’un type qui se fait reconnaître dix fois par jour dans la rue. Parfois, elle a envie d’être Dominique, pas seulement la femme de Renaud. Mais à chaque fois que j’écris une nouvelle chanson ou que je prends une décision, elle est la première à qui je demande son avis, et son avis est souvent le bon.
P. S. — Et Lolita ?
R. — Elle ne comprend pas encore bien ce qui pousse les « autographeurs », comme elle les appelle, à me demander d’écrire mon nom sur un bout de papier. Ça la dépasse.
P. S. — Avant Dominique et Lolita, tu te sentais un peu isolé ?
R. — On était six frères et sœurs à la maison. On se marrait bien. Mais quand je me suis installé dans un petit studio, à seize ans, mon but, ça a été de trouver une gonzesse, et de lui faire un enfant ou plusieurs.
P. S. — Tu as signé avec la maison de disque Virgin, ce qu’on appelle déjà le contrat du siècle. Quels sont tes rapports avec l’argent ?
R. — L’argent me procure des plaisirs et des privilèges, mais me pose aussi pas mal de problèmes, avec ma conscience, par exemple. C’est un truc que j’ai du mal à assumer, malgré les gens qui me disent que mon argent est propre, que je le gagne sans exploiter et sans emmerder personne. En France, le succès est toujours un peu louche. Surtout quand on tient les propos que je tiens. C’est pour ça que j’essaie d’en faire profiter les copains, et aussi des gens que je ne connais pas mais qui en ont plus besoin que moi.
P. S. — Tu as organisé le disque pour l’Éthiopie, participé à l’opération « Les restaurants du cœur ». Si tu devais participé à un autre combat, lequel choisirais-tu ?
R. — Tout ce qui touche aux enfants.
P. S. — Est-ce que tu penses souvent à demain ?
R. — Demain, c’est le premier jour du temps qu’il nous reste à vivre.

Interview recueillit par Marie-France TOURAILLE
Photo Jean TRAVERT
Source : France-Soir