N° 143, 22 mars 1995
Carnet de voyage
Après ce concert en zone croate organisé quasiment dans notre dos, nous filons chez les Bosniaques de Sari-Vitez. C’est à une centaine de mètres et c’est un champ de ruines. Emma et Svietlana nous accompagnent. C’est la première fois depuis la guerre que la jeune Svietlana met un pied de ce côté-ci de la ville, côté d’où est parti l’obus qui a tué son petit frère. Elle set dans ses petits souliers. Mélange d’inquiétude, d’appréhension et de rancœur peut-être… Rencontre avec Senad, un ami musulman de Yacov, regard un peu perdu et visage d’une rare bonté. Lui, c’est un sniper serbe ou croate qui lui a logé une balle dans le dos et a abattu son fils de deux ans. Il nous emmène chez le maire où nous allons (naïfs que nous sommes) plaider pour la participation d’une partie du public de chez lui pour le concert d’en face. Là encore, comme à Mostar, et malgré une bonne volonté de ce monsieur qui a le visage d’un parfait honnête homme et dont les propos sont doux et conciliants, nous réalisons l’absurdité d’une telle démarche. Le danger aussi, Yacov insiste : « Quelle est la personne dans l’état-major croate qui peut garantir la sécurité des gens qui franchiraient le check point pour venir assister au concert de l’autre côté ? » La réponse du maire est claire : « Cette personne n’existe pas. » Philippe et moi refusons de faire prendre le moindre risque à quiconque dans un « concert unitaire » dangereux et prématuré. Yacov insiste lourdement. C’est, je crois, de ce moment que Philippe cessera de le considérer comme un doux idéaliste pour le taxer de fou dangereux. En attendant, il s’agit de sauver les meubles. Le spectacle chez les Cros est annoncé, il nous faut en faire un ici aussi. Le maire est heureux de nous offrir une salle pour un spectacle à vingt heures. En l’occurrence, la salle de sports qui abritait autrefois la Fédération bosniaque de ping-pong et qui, nous le découvrirons bientôt, a vu siffler d’autres balles depuis…
Retour à Vitez, resto (toujours pas de nouilles…), puis salle de spectacles, cent cinquante personnes, grosse majorité d’enfants. Ce premier concert se déroule plutôt bien, vu les conditions techniques quelque peu spartiates dans lesquelles nous travaillons et le peu de répétitions que nous avons eu le temps d’organiser avant le départ. Emmanuel, le bassiste, me plante un pain dans l’intro d’« Hexagone», je lui fait remarquer à la fin du tour, il l’admet mais, à partir de ce moment, nos relations ne seront plus jamais les mêmes. Philippe pousse aussi la sienne (« Les gens ne veulent pas la guerre »), ce qui me permet d’aller en griller une en coulisses pendant qu’il découvre le charme d’une chanson qui swingue lorsqu’elle est accompagnée d’une batterie. « J’ai jamais eu de batteur, putain, c’est génial ! » Amaury, le batteur en question, qui m’accompagne depuis quinze ans, lui explique que lui aussi s’est régalé à l’accompagner : « J’ai jamais eu de chanteur, putain, c’est génial ! » À partir de cette réflexion, nos rapports seront très crispés jusqu’à la fin du voyage.
Bon, concert terminé, démontage, remballage, je me retrouve comme à vingt ans à pousser des caisses et à charger le camion. Parce que, bien évidemment, les quelques gros bras qu’on nous avait promis ne sont jamais venus. Ce sont deux mômes de dix piges qui les remplacent. Dans une heure, tout doit être de nouveau réinstallé côté bosniaque. Nous traversons donc une nouvelle fois le check point et découvrons la salle de sports. Un hangar en béton, nu, pas un siège, plafond éventré, poutres calcinées, fenêtres explosées colmatées par de grandes toiles en plastique à l’enseigne Forpronu, murs lépreux totalement criblés d’impacts de balles ou d’éclats d’obus dont l’un a creusé dans le mur un trou béant d’un mètre carré. Bol, nous avons quand même les seize ampères nécessaires pour le son. Pour la lumière, ce sera le light-show le plus extraordinaire de ma vie d’artiste : un fil électrique traverse le lieu de part en part, deux ampoules de 60 watts y pendouillent, l’une au-dessus de la salle (?), l’autre au-dessus de l’estrade en béton qui nous tient lieu de scène. Le public arrive doucement. Des mômes et des soldats. On s’en fout, ici, tout le monde est soldat. Hamid fait les derniers réglages de son, son qui se révèlera finalement pas plus dégueu que dans la majorité des salles très chères où Philippe et moi nous produisons en France, et on attaque. Les mômes dansent entre eux, en couples, quelques ados se tortillent tout seuls, et les soldats soldatent. Ils sont un peu comme ailleurs, z’ont dû tomber dans la faille spatio-temporelle dont parlait Philippe la semaine dernière…
Deux concerts d’une heure et demie dans la même journée avec deux montages d’une tonne et demie de matériel, excusez-moi mais, à mon âge, ça s’arrose. Une fois tout de nouveau remballé dans le camion, nous sommes tous invités chez un copain de Senad qui tient un bistrot pas loin. Petite mufflée sympa. Tandis que Philippe explique à Hamid la position de Tonton sur la Bosnie (ne pas ajouter la guerre à la guerre), moi je décide d’ajouter la bière à la bière…
(À suivre…)
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud