N° 145, 5 avril 1995
Carnet de voyage
Ça s’est passé, je crois, après « Miss Maggie » et juste avant « Hexagone » que j’étais en train de présenter dans un anglais tout à fait approximatif et avec l’accent de Damas. Les murs de la salle ont tremblé, la déflagration a couvert ma voix, le public n’a quasiment pas bronché. J’ai pensé : « Attends, je rêve ? C’est un obus ! On nous canarde ! Tous aux abris ! » Je me suis retourné vers les musicos, pas d’inquiétude particulière, comme s’ils n’avaient pas entendu ou pas réalisé. Au fond de la salle, dans la pénombre, j’ai vu un type en costard qui se précipitait vers la console de son en agitant frénétiquement un journal du bout de la main dans un geste qui, apparemment, signifiait « Arrêtez tout ! » Les gens n’ont toujours pas bougé. Alors je leur ai demandé s’ils souhaitaient que le spectacle continue ou non, ça a été oui. Bon… Si les mômes du premier rang se foutent des bombes, je vais quand même pas détaler comme un lapin au premier obus de 75 qui me rate. Alors j’ai continué à chanter. Pendant « Hexagone », il y eut trois autres détonations, pas moins fortes mais un peu couvertes quand même par la basse d’Emmanuel et la batterie d’Amaury qui jouent comme on bombarde. Cette chanson faisait partie de mon répertoire depuis vingt ans, j’ai pu (exceptionnellement) m’autoriser à la chanter un peu machinalement en pensant à tout à fait autre chose. Je vous dis pas à quoi, vous allez vous foutre de moi. Si ? Je vous dit ? Bon, d’accord…
Ben je me disais « Bon. Si le prochain obus tombe sur la salle et qu’avec un peu de bol je le prends pas sur le coin de la tronche, vraisemblablement je vais être déchiqueté par les éclats. Ça fait comment, un éclat d’obus ? C’est plein de petits bouts de métal qui t’éclaboussent partout ? C’est un souffle d’enfer qui t’envoie t’exploser sur les murs ? Si c’est ça, je risque de m’exploser sur la grosse caisse d’Amaury, qui va faire la gueule… C’est de la poudre en feu qui te carbonise en une fraction de seconde ? Pourvu quand même qu’on puisse identifier les corps, que ma femme aille pas fleurir pendant vingt ans la tombe de Philippe Val et Patrick Font la mienne… Quelques gros morceaux de fer bien chauds, bien coupants, qui t’arrivent dessus à la vitesse d’un cheval au galop ? Ouais. Ça doit être ça… Bon, ma guitare protège la plupart de mes organes vitaux mais je risque de m’en prendre un dans les roustons. Je vais quand même pas revenir de Bosnie amputé des couilles ! J’ai donc détendu un peu la courroie de ma guitare pour les protéger, exposant du même coup mon cœur à la mitraille ? Allez, tant pis ! Inch Allah ! Plutôt mort qu’infirme ! Et puis on peut trouver façon moins classieuse de casser sa pipe : dans un pays en guerre, sur scène et pendant « Hexagone». Pas mal, non ? » À la fin du spectacle, j’ai raconté ça à Philippe et aux autres, ils se sont un peu foutus de moi, sauf Philippe, justement, qui m’a avoué que, lui aussi, il avait pensé que, tant qu’à mourir, il aurait aimé que ce fût pendant sa chanson. Et Luz, toujours poète, qui nous a dit : « Moi, j’me disais que, tant qu’à mourir, autant que ce soit pendant que je me fais sucer… »
Après, comme à la fin de chaque concert là-bas, on a un peu discuté avec le public, Croates et Musulmans. Ils nous ont expliqué que de temps en temps l’artillerie serbe balançait quelques obus depuis les collines autour de la ville, histoire de se rappeler au bon souvenir des Bosniaques. Puis nous avons regagné l’hôtel où, personnellement, j’étais impatient d’aller me casser une graine puisque j’avais pas bouffé depuis la veille. Mais comme le resto servait plus j’ai mangé de la bière.
Le lendemain, nous sommes repartis pour Mostar Est. Surprise à l’arrivée : la ville en ruine a des petits airs de fête. Mostar célèbre la fin du ramadan. Des tirs de Kalachnikov retentissent un peu partout, il en faut plus que ça pour nous effrayer maintenant que nous avons chanté sous les bombes. Un spectacle de musiques et danses folkloriques (folkloriques uniquement pour nous) a lieu sur la « terrasse du Labyrinthe ». C’est à cet endroit magnifique, surplombant la Neretva, que nous devons, s’il ne pleut pas, donner un concert demain.
Le lendemain, bien sûr, il pleuva…
(À suivre…)
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud