N° 146, 12 avril 1995
Carnet de voyage
Mostar, vendredi matin.
Comme si la guerre suffisait pas, il fait un temps de chiotte. Et demain nous rentrons. Mis à part le bonheur de retrouver bientôt les miens, je vous avoue que je serais bien resté une semaine de plus. J’ai envie d’aller à Sarajevo. M’en fous, je reviendrai. En attendant, il s’agit de prendre une décision pour le concert en plein air de fin d’après-midi. Si la pluie s’arrête on peut le tenter, si ça redouble on oublie. Le problème c’est qu’il pleut une heure sur deux. Dans le doute nous allons visiter une salle de spectacles dans le sous-sol d’un bâtiment situé très précisément au check point qui sépare la ville en deux. L’immeuble, squatté par les militaires bosniaques qui contrôlent le passage, est totalement destroy. Le sous-sol, j’y ferais pas dormir mon chien ni peut-être même le vôtre. Après le concert de Stari-Vitez, plus rien ne nous effraye, nous envisageons donc presque avec sérénité la possibilité de monter la sono et de nous produire dans cette cave immonde. Quand nous remontons à la lumière la pluie a cessé. Il faut prendre une décision. Je propose de tenter le plein air en prévoyant de grandes bâches de plastique pour recouvrir le matos au cas où ça repleuvrait. Hamid, l’ingénieur du son responsable du matériel, fait un peu la gueule, son matos vaut soixante bâtons, la flotte là-dedans, sa boîte de sono peut mettre la clé sous la porte.
Nous commençons donc à décharger le camion au lieu-dit « Terrasse du Labyrinthe » (que, lapsus, j’appelais, la semaine dernière, « Terrasse des Pyramides », excusez-moi), tout le monde s’y colle. Pour l’atteindre, il nous faut, en effet, descendre les flight-cases pendant une vingtaine de mètres, le long d’une rampe caillouteuse et pleine de marches, ce qui rend l’opération dangereuse et pénible. Une dizaine de mômes nous tournent dans les pattes, à l’affût probablement de quelque chose à chouraver. Les voyant mater avec insistance ma guitare, je les dirige discrétos vers les cartons de Raspoutine en leur signifiant du geste qu’ils peuvent se servir. Une douzaine de cartons de Vittel pleins de brochures photocopiées, de tracts, de documents divers reproduisant des écrits pacifistes et des appels à la désobéissance civile, qu’à chaque concert l’ami Philippe installe sur un stand improvisé afin de les distribuer aux spectateurs. La plupart de ces textes fumeux ont été photocopiés à dix mille exemplaires. « D’habitude, j’en tire une centaine. Là, je comptais sur six mille spectateurs à Sarajevo et quatre mille dans les cinq ou six autres concerts prévus », me dira-t-il plus tard. Prévus, mon cul ! Pas une date n’était arrêtée, pas une salle réservée, pas une autorisation obtenue. Si Raspoutine avait organisé Woodstock, tu peux être sûr qu’il y aurait eu plus de monde sur scène que sur la pelouse. Pis, sur scène, t’aurais vraisemblablement eu que Philippe Val et moi…
Le matos commence à s’installer doucement quand deux fléaux nous tombent sur le râble. Un chiant, un sympa. La pluie d’abord, drue, froide, mouillée, puis l’association humanitaire « Présence ». Une quinzaine de Français, proprement hallucinés par notre présence ici, et qui, après les autographes et poses photos de rigueur, nous filent un coup de main pour installer la sono. Merci les mecs, mais maintenant que tout est monté, on remballe. La pluie s’infiltre partout, le lieu n’est même pas équipé d’une prise de terre, on ne risque plus seulement de foutre en l’air le matos, on va droit vers l’électrocution, les lèvres collées au micro. Mourir pour Mostar d’accord, mais pas pour Jupiter. Remballage, remontage des caisses vers le camion, direction la salle en sous-sol visitée ce matin. Passage par la radio pour annoncer le changement de programme et, toujours accompagnés des potes de « Présence », arrêt au check point pour un nouveau déchargement. L’équipe a grossi, nous sommes maintenant une trentaine avec trois ou quatre véhicules, les soldats qui tiennent le lieu, après avoir, dans un premier temps, semblé dépassés par les évènements devant ce joyeux bordel au point le plus stratégique de la ville, commencent à devenir agressifs. Nous devons dégager du check point, les véhicules et nous, et obtenir de la mairie une autorisation officielle avec tampon et tout avant d’installer quoique ce soit. Philippe et moi, accompagnés de Danielle (la Française ex-Unicef et notre logeuse) et de Vedran, parcourons la ville dans tous les sens pour mettre la main sur le maire, seul habilité à nous donner cette autorisation. Que dalle. Il est quelque part en train de fêter la fin du ramadan, introuvable. Nous retournons au check point annoncer aux autres que c’est râpé. Nous ne ferons pas de concert à Mostar. Les types de « Présence » nous invitent, pour nous consoler, à aller partager leur gamelle. « Merci beaucoup, leur dis-je, mais je suis inconsolable. Et puis je n’ai pas faim, j’ai déjà mangé avant-hier. Et puis j’imagine que vous avez pas de nouilles ? »
Comme ils en avait, finalement on y est allés. Quand ils ont apporté en plus le gruyère râpé j’ai accepté d’être membre d’honneur de leur association. Vedran, le jeune Bosniaque musulman, a hérité d’une grosse saucisse de Toulouse dans son assiette avec ses coquillettes. Il l’a tartinée de moutarde et mise dans son pain. Au moment de croquer il m’a demandé, inquiet : « C’est pas du porc, au moins ? » J’ai répondu : « Si, j’en ai peur… » Alors il a dit : « Dieu me pardonne ! » et a mordu dedans à pleine bouche.
Moi, pour les nouilles, j’espère qu’il me pardonne aussi…
(À suivre…)
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud