N° 147, 19 avril 1995
Carnet de voyage
Bon, ben ça se termine… On est samedi 4 mars, on rentre sur Split d’où on transitera par Zagreb pour retrouver notre Paname, ses p’tites femmes, ses p’tits bistrots, sa p’tite paix tranquille, perturbée çà et là par les remugles d’une guerre économique presque dérisoire en regard du chaos d’où l’on arrive. Pollution, corruption, pognon, exclusion, bavures, chômage, drogues, sida, racisme, jeunes ses cités désœuvrés, violence, délinquance, faits divers sordides, classe politique pitoyable, médias de désinformation ou d’abêtissement, civilisation de la bagnole, du béton et de l’argent-roi, tout ce qui fait le charme du libéralisme économique dans une démocratie et nourrit nos colères et nos combats quotidiens, pendant une semaine nous l’avons presque oublié. Nous étions à deux heures d’avion de cette jungle, dans un pays qui ressemble au nôtre, dans des villes qui ressemblent aux nôtres, peuplées de gens qui nous ressemblent, de gens en apparence pas plus différents de nous qu’un Corse d’un Breton, qu’un Parisien d’un Marseillais, de gens pas plus différents entre eux, musulmans, cathos ou orthodoxes, qu’un catho de Roscoff peut être différent d’un protestant de Nîmes. Nous étions au cœur de l’Europe, dans un pays où les habitants devraient se débattre avec les mêmes difficultés que nous, combattre les mêmes ennemis, envisager le même avenir dans un pays appartenant à la même civilisation que la nôtre, or nous avons le sentiment que, d’où nous venons, le temps s’est arrêté en 1943, et la certitude que dans deux ans cette terre sera un champ de bataille comme l’Europe n’en a plus connu depuis cinquante ans. L’islam si tolérant (parce que si peu pratiqué), tellement accepté, intégré depuis des siècles dans ce pays qui fut un exemple de coexistence fraternelle entre différentes religions et différentes ethnies, est en train de devenir le refuge de milliers de désespérés qui, après avoir été les victimes d’une purification ethnique perpétrée sous les yeux d’une Union européenne sournoisement pro-Serbes et d’une ONU impuissante ou (et) indifférente, sont réduits à accepter l’aide militaire de régimes islamiques des plus inquiétants.
Quoiqu’il en soit, nous rentrons au pays. Nous ignorons encore qu’à notre arrivée le Chirac dans les choux d’il y a une semaine caracolera en tête des sondages. Ça donnerait presque envie de rester en Bosnie… À l’aéroport de Split nous faisons nos adieux à Yacov-Raspoutine. La poignée de main qu’il échange avec Philippe me fait penser à celle d’Arafat et Begin, sauf que je crois que Philippe avait une poignée de clous dans la main. Moi qui ne me suis engueulé avec personne, qui n’ai eu de conflits qu’avec mon accordéon lorsqu’en jouant un do il me sortait un sol (mais je commence à me demander si c’était pas plutôt moi qui me plantais…), moi qui ai gardé secrètement au fond de ma bouche les indignations, les étonnements, les colères que je réserve pour plus tard à ma plume, il me gratifie d’une franche embrassade, me serrant dans ses bras chaleureusement. À partir de ce moment, nos relations ne seront plus jamais les mêmes et je regrette que Philippe ait gardé tous ses clous. Son regard bleu acier dans le mien, le mien rivé sur mes pompes, il me dit : « Merci, mon frère ! On remet ça bientôt, hein ? Et la prochaine fois on se fait Sarajevo ! » Moi je pense : « De rien, mon frère ! Ce fut un vrai plaisir de bosser avec toi ! Ça m’a juste coûté pas mal d’argent, ça m’a juste valu de dormir une semaine dans des gourbis, de bouffer une seule fois des nouilles et le reste du temps du vent, de chanter sous un bombardement, et ça va probablement me valoir au retour l’ironie méprisante de journaleux planqués. N’empêche qu’effectivement je suis partant pour y retourner, ce voyage m’a passionné et bouleversé. Mais je me demande si tu ne m’as pas fait plus peur que la guerre elle-même… »
En arrivant à Roissy, deux gamines de seize ans m’aperçoivent à la livraison des bagages. Amaury, à côté d’elles, les entend s’esclaffer. La première, surexcitée, dit à sa copine : « Ouah ! C’est Renaud ! Y revient de Zagreb ! » La seconde regarde les panneaux d’arrivée et, déçue : « Mais non, penses-tu ! y reviens d’Istanbul ! » Alors la première, dépitée : « Ah bon ? Alors on s’en fout ! Allez, vient, on s’casse ! »
FIN
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud