Renaud chez les Soviets

Paroles et Musique

N° 53, octobre 1985

Dessin original de Cabu qui effectuait, à ce moment-là, un second voyage en URSS pour préparer un prochain album de BD.

UNE GALÈRE POUR LUI TOUT SEUL !

Fondé en 1947, le Festival Mondial de la Jeunesse et des Etudiants s’est déroulé cette année à Moscou, du 27 juillet au 3 août. « Pour la solidarité anti-impérialiste, pour la paix et l’amitié » – selon les termes du mot d’ordre officiel – il a rassemblé au cours de cette douzième édition, affirment les organisateurs, plus de vingt mille jeunes venus de cent cinquante pays.

Forte de six cents personnes – essentiellement des militants des Jeunesses Communistes et de la C.G.T. – la « délégation » française comptait également quatre chanteurs ravis de rencontrer le public soviétique : Gilles Langoureau, Pierre Meige, Mounsi et Renaud. Un éventail de la chanson vivante qui tranchait pour une fois avec la traditionnelle brochette de chanteurs maison d’ordinaire dépêchés en de telles manifestations.

Tout s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. Pourtant, quelques nuages ne tardèrent pas à assombrir ce ciel serein…

Les surprises tout d’abord d’un voyage jalonné de désagréments de mauvais augure : attentes interminables et inexplicables (ce ne seront hélas pas les der­nières !) et litanie de formalités pointilleuses, agaçantes, voire humiliantes à l’aéroport de Moscou.

Aucune des tracasseries de la panoplie dont disposent la police et la douane ne nous sera épargnée : rédaction de formulaires, détec­teur de métaux, fouille minutieuse des baga­ges, inspection des livres et autres publica­tions… Pire, Mourad – régisseur de Renaud – et Mounsi, tous deux d’origine algérienne, longuement retenus à leur arrivée… Parce que, semble-t-il, hasard ou préméditation, il manquait à leur visa – obligeamment délivré à Paris par les services consulaires soviétiques – un indispensable sceau : « Touche pas à mon pote » ?

PREMIERS NUAGES

Atermoiements lors de la délivrance de la car­te d’accréditation, laissez-passer d’autant plus nécessaire que passeports et visas con­fisqués dès l’arrivée ne seront restitués à leur détenteur que la veille du départ… Attente encore pour la répartition des chambres dans le hall encombré et bruyant de ce gigantesque hôtel Ukraine, parangon du style stalinien. Maigreur du dîner enfin : un léger sac pique-nique pour achever le nouvel arrivé !

Soumis au même régime – y compris alimen­taire – que ses compagnons de voyage, Re­naud ne s’en plaint guère : il est content d’être traité « comme tout le monde ». Ni les maladresses ni les bévues de ces piètres or­ganisateurs français n’entament sa patience. Seul privilège, qu’il partage avec certains ca­dres communistes : il dispose d’une suite. In­vités, croit-on, par les Soviétiques, Michel Le­grand et Jean Dréjac furent traités avec plus d’égards.

Le lendemain, 27 juillet, nouvelle épreuve : contrôle tatillon des six tonnes de matériel de Renaud arrivé par avion-cargo. Ne fallut-il pas, au dire du régisseur, qui n’en revenait pas, « tout déballer à l’aéroport comme pour un spectacle » ? Pendant ce temps-là, Renaud et ses trois confrères chanteurs défilent avec la délégation française dont le joyeux désordre contraste étrangement avec l’ordre impecca­ble des délégations bulgare et hongroise qui l’encadrent. Un défilé imprévu et éventuelle­ment compromettant, sous les banderoles des J.C. et de la C.G.T. ; d’autant que photographes professionnels et amateurs fabri­quent les preuves.

   Ma doudou elle s’en fout
   A Moscou, elle met les bouts

…chantent benoîtement les militants tout en sollicitant des autographes. Et ainsi, jusqu’au stade Lénine – plus de cent mille places – où se déroule une cérémonie d’ouverture gran­diose affadie par un discours langue de bois du Camarade Gorbatchev, d’ordinaire – pa­raît-il – plus en verve.

LA MALADIE INFANTILE DU FESTIVAL : LA SÉCURITÉ

Une telle manifestation entraîne inévitable­ment, on le comprend, la mise en place d’un arsenal de mesures de sécurité. Mais, au-de­là d’un certain seuil, elles constituent une en­trave aux libertés les plus élémentaires. Nuance que les autorités soviétiques, obsé­dées par la sécurité, ont préféré ignorer.

Surveillé à l’extérieur par la Milice, l’hôtel est une forteresse inexpugnable : les portes sont gardées par une meute de cerbères et il faut, pour entrer et sortir – fût-ce à quelques se­condes d’intervalle – exhiber le précieux lais­sez-passer mentionnant le nom de l’hôtel. A défaut, Soviétique ou Français, le contreve­nant est impitoyablement refoulé. A chaque étage, une matrone veille sur les clés des chambres et… les allées et venues des clients. Des uniformes en tous genres – y compris militaires – déambulent dans les cou­loirs. Les camarades interprètes, au demeu­rant charmants et compétents, sont omnipré­sents et vigilants. Et que penser de ces longs convois de camions militaires dont les mo­teurs grondent nuit et jour, là-bas, de l’autre côté de la Moskova ?

Renaud au Festival Mondial de la Jeunesse et des Etudiants, Moscou 27 juillet – 3 août 1985.

Outre les Français, « l’Ukraine » abrite la délé­gation bulgare, mais chacun campe sur ses positions sans même pouvoir partager les re­pas dans une salle à manger commune. Au­cune rencontre n’est possible avec les délé­gations étrangères si elle n’est officielle. Au­cune information, autre que celles relatives aux spectacles français ou accueillis dans leur « club » par nos compatriotes, ne circule. L’épais programme officiel est un modèle de vacuité décourageant toute velléité de curio­sité. C’est donc par hasard que l’on découvre la présence à Moscou de Blitz, l’un des plus célèbres groupes de rock brésilien, ou de… Bob Dylan !

Parce que, chaque soir, jeunes Soviétiques et étrangers ont pris l’habitude de s’y retrou­ver, comble de l’obsession sécuritaire, les autorités… ferment la Place Rouge ! Nuit et jour ! Dépités, le soir du 2 août, des milliers de jeunes envahissent les rues adjacentes et discutent, chantent et dansent ensemble… Du jamais vu, paraît-il. Une ambiance plus proche d’un jamborée scout que… de la sub­version. Mais c’est déjà trop : la police pani­que, mande des autocars et, mégaphones à la bouche, engage chacun à regagner ses pénates… En vain. La fête se poursuivra jus­qu’à une heure tardive.

La veille de son premier spectacle, Renaud répète, entouré de ses dix musiciens et cho­ristes, dans ce joli théâtre qui accueillera son concert. Contrôles stricts à l’entrée, unifor­mes à tous les étages, forte densité d’inter­prètes au mètre carré, etc. Beaucoup de monde dans la salle : trop ! Renaud bougon­ne ; intimidé, il rechigne à rôder sa voix, puis commence…

INCIDENT

Soudain, deux types en civil pénètrent dans la salle et embarquent deux jeunes moscovi­tes invités à la répétition par l’un des choris­tes. C’est l’incident ! Les trois ou quatre jour­nalistes français présents font irruption dans le bureau du théâtre où se déroule l’interro­gatoire, gueulent et exigent fermement la res­titution de leurs papiers d’identité, que les deux pandores venaient de leur subtiliser, à ces deux Soviétiques. Surpris, les deux flics s’exécutent et disparaissent… Avant de quit­ter la scène, Renaud, excédé, dira à voix bas­se : « encore un incident de ce genre et je ne chante pas ». Mais il en faudra bien davantage.

La soirée sera plus joyeuse : en balade, Re­naud profite de l’acoustique du métro pour chanter avec quelques-uns de ses copains musiciens, « Trois matelots », l’une de ses dernières chansons… Escorte de fans fran­çais de la sortie de la station de métro jus­qu’au « Club de Paris » où joue le groupe de rock soviétique Ariel : dans la salle, ils conti­nuent de harceler Renaud pour obtenir des autographes au mépris de sa tranquillité et des musiciens qui sont sur scène. Brève ren­contre Renaud-Ariel à l’issue du concert : propos convenus.

SUITE 815

Lundi 29, fin d’après-midi, entrée de « l’Ukrai­ne » : une femme se plante devant les gorilles en faction, les regarde droit dans les yeux et fait claquer avec autorité un sonore « Pougacheva » qui lui ouvre immédiatement le passage. Alla Pougacheva (1), la plus célèbre star soviétique du moment, rend visite à Renaud, suite 815, quelques heures avant son pre­mier concert (2). Une visite de marque ! Re­naud est intimidé. Peu à peu cependant, la communication s’instaure et les deux artistes échangent quelques propos pour situer leur répertoire. A la Pougacheva qui a décidé de l’ « aider » ici et de le présenter ce soir au pu­blic soviétique, Renaud explique les thèmes de ses chansons : la mer, la politique, l’uni­vers des « hooligans » qui, dit-il, furent son pre­mier public, etc. Il évoque son bateau, sa fille, sa femme…

A l’heure du spectacle, le public est majoritai­rement français. A l’exception d’environ qua­tre cents Soviétiques triés sur le volet – il y a environ mille deux cents places – et munis d’une invitation, viatique indispensable à tou­te personne désireuse d’accéder à une salle pendant le festival. Alla Pougacheva assure, comme prévu, la présentation. Le concert se déroule sans anicroches. Apparemment, tout le monde est content : Français et Soviéti­ques. Renaud, lui, se demande peut-être pourquoi il a fait tout ce chemin pour chanter devant le public de… La Courneuve !

LA BAVURE

Second concert (3), le lendemain, au Théâtre de Verdure du magnifique Parc Gorki : des barrières protègent les grilles de l’entrée principale, et la Milice, en rangs serrés, re­tient des centaines de personnes. Démunies des fameuses invitations, elles ne rentreront pas. Parmi elles, une majorité de mômes (4), la mine un peu triste, mais calmes et résignés.

Plus loin, à l’entrée du Théâtre de Verdure, le dispositif mis en place par la Milice pourrait repousser une manifestation. Terriblement dissuasif ! Photo d’un cordon de miliciens barrant le chemin à la foule : deux de leurs collègues m’interpellent et exigent la pellicu­le. A peine le temps de refuser d’obtempérer : une demi-douzaine de « civils » surgis d’on ne sait où m’entourent… Sur les gradins de ce théâtre en plein air, onze mille personnes ont pris place. Quelques centaines de Français occupent les premiers rangs. Derrière eux, plusieurs milliers de Soviétiques d’un âge ca­nonique et quelques étrangers. Partout, des flics. Quadrillage ? En tout cas, bonjour le troisième âge et la flicaille. Mais où sont les mômes ? (5)

« Dès que le vent soufflera » ouvre le récital. Renaud enchaîne ensuite avec « Ma chanson leur a pas plu », « Pochtron », « Hexagone », « Chanson pour Pierrot », « Germaine », repri­se en chœur par les Français qui oscillent, bras dessus bras dessous, de droite à gau­che et réciproquement : inquiétude manifes­te de certains curieux personnages dissémi­nés dans les travées. Public de vétérans tran­sis, les Soviétiques se tiennent cois. Suivent « En cloque », « Soleil immonde » et – précédé de ce commentaire : « l’impertinence est une vertu de l’artiste face aux grands de ce monde » – « Déserteur ».

Dès la fin de la chanson, tandis que Renaud entame « Etudiants poil aux dents », des cen­taines de personnes se lèvent, déambulent tranquillement dans les travées et… quittent les lieux ! (6) En quelques minutes, trois à quatre mille spectateurs s’en vont ainsi. Un coup de poignard dans le dos ! La télévision soviétique filme les gradins vides subitement éclairés, puis recouvre ses caméras et cesse ostensiblement de filmer le récital… C’est l’af­front !

Cérémonie d’ouverture au stade Lénine (100 000 places)

La voix blanche, Renaud poursuit : « Deuxiè­me génération », « Les autos tampon­neuses », « Mon beauf », « Baston », « Morgane de toi ». Il parle rapidement, se trompe dans ses commentaires, ses propos sont décou­sus. En rappel, il dit un extrait du texte de « Manu » en russe avant de le chanter et d’in­terpréter « Doudou s’en fout » et « Dans mon H.L.M. ». En coulisses, en présence de quel­ques rares témoins, ce jeune homme d’ordi­naire doux et calme laisse éclater sa colère.

Pas une colère de star vexée : celle d’un être blessé au plus profond de lui-même. Celle d’un idéaliste trompé et déçu. Son discours est politique. Prononcés sur un ton ferme, ses propos sont bouleversants de sincérité. Il dit ce qu’il a sur le cœur. Certes sous le coup de la passion et convaincu – à tort – que cette cassette que filme l’équipe de télévision ne franchira pas la frontière. De retour en Fran­ce, il regrettera la forme de ses déclarations et certains de ses propos. Refusant de faire le jeu des anti-communistes patentés – d’autant qu’il estime que le P.C.F. n’est pas responsa­ble de ses déboires – il souhaitera, un temps, que la séquence ne soit pas diffusée…

LES GLISSEMENTS PROGRESSIFS DU DELIRE

La paranoïa est à Moscou ce que le SIDA est à New York : un mal foudroyant. Le contexte ai­dant, Renaud sombre dans une paranoïa ga­lopante qu’aucun discours rationnel ne par­vient à enrayer ni même à apaiser. Son esprit troublé s’inquiète de ne pas obtenir à plu­sieurs reprises la communication téléphoni­que demandée avec tel ou tel correspondant parisien. Il ne fait plus confiance à personne si ce n’est à quelques amis et en vient à crain­dre pour sa sécurité. Depuis le concert du Parc Gorki jusqu’à la fin du séjour, Renaud a peur, ne mange rien, ne dort pas et fume con­sidérablement. Pourquoi ce gâchis ?

L’embarras des responsables français est manifeste. Ils risquent bien un « ils n’ont pas compris parce qu’il n’y avait pas de traduction » avec la variante « ils n’ont pas aimé », mais cet­te argumentation ne résiste guère à l’examen. D’autant qu’ils ont aimé et compris Gilles Langoureau, Pierre Meige et Mounsi, les bou­gres ! Officieusement et sur le ton de la confi­dence, quelques interprètes incrimineront… la présentation « provocatrice » d’Alla Pouga­cheva, la veille ! Ultérieurement, un Soviéti­que généralement bien informé expliquera qu’il s’agit probablement d’une manœuvre du Komsomol (7), responsable du festival : hypothèse vraisemblable mais pas avérée qui a en outre le mérite – suspect – de disculper complètement le P.C.F., le P.C.U.S. et les ins­titutions de l’Etat soviétique. Renaud victime innocente des luttes internes au sein de l’ap­pareil ? Possible. Camouflet infligé par les So­viétiques à leurs camarades français ? Peut-être. Mais où est la vérité ? Qui ment ? Renaud attend encore aujourd’hui l’explication offi­cielle plausible qu’il réclamait à Moscou.

Quoi qu’il en soit, les camarades soviétiques ont dû finalement se faire rappeler à l’ordre ; ils essaient de « réparer ». Après quelques flottements, ils font, relayés par les Français, donner l’artillerie lourde. Stas Namin, rocker célèbre et petit-fils de Mikoyan (8) vient trou­ver Renaud au restaurant de l’hôtel et l’invite, sans succès, à participer le soir même à son show en compagnie de plusieurs autres stars étrangères. Il en profite pour lui traduire en anglais l’article élogieux que lui consacre ce jour-là (1er août), ô paradoxe, la Komsomolskaia Pravda, l’organe de presse du… Komsomol ! Pour prendre congé, Stas, très amical, embrasse Renaud… On apprend par ailleurs que la télévision soviétique a diffusé une sé­quence consacrée à Renaud comparant l’im­pact en France du chanteur à celui de Vladi­mir Vissotski en Union Soviétique. C’est dire !

Le 2 août, soit trois jours après la bavure, il est encore plus évident que l’on cherche à arran­ger les choses pour faire oublier l’affront : les responsables français, sans doute à l’instiga­tion des Soviétiques, proposent à Renaud de chanter au « Club Soviétique », le lendemain midi.

Lors du défilé d’ouverture…

Abîmé par ce climat malsain qui règne depuis plusieurs jours et révolté face à l’accumula­tion de mensonges, Renaud – qui a déjà ho­noré son contrat de deux spectacles – est dé­semparé. Il accepte cependant, puis il s’inter­roge, hésite, discute avec ses musiciens, et, pusillanime, finit par donner son accord défi­nitif. Parfaitement conscient qu’on s’apprête pour « réparer » à lui organiser un triomphe. Sous scellés depuis la fin de son précédent concert, les six tonnes de matériel sont dé­bloquées comme par enchantement…

BOMBARDIERS

Le « Club Soviétique », c’est… le Théâtre de l’Armée ! Une salle néanmoins splendide de 2000 places, coiffée d’un plafond décoré de… bombardiers ! Il n’en fallait pas moins pour accueillir – dans un festival « pour la paix » – un chanteur qui affiche ses convic­tions pacifistes ! A l’extérieur comme à l’inté­rieur, les uniformes sont discrets… Dans sa présentation chaleureuse, Stas Namin insis­te sur l’originalité de Renaud, évoque sa peti­te fille et évite soigneusement toute allusion au « hooliganisme ». L’auditoire apprécie. En principe, 250 invitations seulement ont été distribuées aux Français, et toutes les autres – soit 1750 – aux Soviétiques. En fait, de nom­breux Français sont disséminés dans la salle : devant, au centre, à droite, à gauche et même au balcon. Les Soviétiques invités for­ment un public BCBG au sein duquel on re­connaîtra par hasard un commandant de la Milice – en civil – et son épouse, rencontrés la veille chez des amis… Les mômes, eux, bril­lent toujours par leur absence.

Renaud interprète sensiblement le même ré­pertoire qu’au Parc Gorki, à quelques modifi­cations près dans l’ordre d’une demi-douzai­ne de chansons. Il a toutefois ajouté « La Blan­che » et supprimé « Deuxième génération » et… « Déserteur ». Concession ? « Simplement pour ne pas provoquer », rétorque-t-il. Il n’y a pas davantage d’interprète ici qu’au Parc Gorki et pourtant, miracle, personne aujourd’hui ne quitte les lieux : tout le monde ai­me et tout le monde comprend. Même les So­viétiques qui, de marbre pour la plupart, écoutaient jusque-là poliment, le visage fer­mé, finissent par se lever pour « H.L.M ». C’est un triomphe ! Ou plutôt une nouvelle masca­rade, cette fois à l’avantage de Renaud et, par voie de conséquence, du P.C.F. et des Sovié­tiques. Fin de la campagne de Russie de Re­naud. Mais que diable était-il allé faire dans cette galère ?

En URSS le look non-conformiste de Renaud ne pouvait que déranger et choquer. Un jour­naliste soviétique n’hésitera d’ailleurs pas à lui demander d’ôter… ses bagues et de… ces­ser de fumer pendant la durée de l’interview ! L’interprète ne traduira pas et se contentera de répéter plus tard ces propos rétrogrades. C’est le même journaliste qui, interviewant Renaud, l’interrogera au sujet d’Yves Montand, de l’affaire Manouchian, etc.

DE CONTRADICTIONS…

Surtout, les thèmes de la plupart des chan­sons de Renaud sont en totale contradiction avec les valeurs que prône l’idéologie soviéti­que : il chante contre la guerre et l’armée, et l’URSS est actuellement en guerre en Afgha­nistan ; contre le travail, l’Ecole et l’Université ; contre « la lutte des crasses », etc. Il chan­te l’anarchisme et sa haine de l’ordre, de l’au­torité et du pouvoir ainsi que de leurs symbo­les (les drapeaux, les hymnes…). Il chante les loubards et la zone, tout un univers honni en URSS, et voué aux gémonies sous le seul nom de « hooliganisme ». Il chante la paix aus­si : dans un festival « pour la paix et l’amitié », quoi de plus naturel ? C’est oublier que dès 1917, Lénine distinguait déjà « pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste ». C’est oublier encore qu’aujourd’hui l’URSS, qui sou­tient les mouvements pacifistes occidentaux situés dans sa mouvance et même les ob­jecteurs de conscience – ignore les pacifistes indépendants, et réprime ses propres paci­fistes : « même le large consensus populaire sur les questions de la paix est désormais affec­té par la répression frappant des groupes de jeunes pacifistes indépendants », écrit Jean-Marie Chauvier, dans Le Monde Diplomatique du mois d’août dernier. Et Libération des 17 et 18 août 85 fait état de « la mise en garde », lancée le 16 par la « Pravda », organe officiel du PCUS, « sur la primauté du pouvoir politique sur les forces armées et d’une attaque contre les jeunes qui ont « des aspirations pacifistes » ».

L’idéologie de la paix en URSS est celle d’une « paix armée » : « L’éducation « militaire et pa­triotique » de la jeunesse, tout en s’inspirant offi­ciellement de l’idéologie de paix de l’URSS – d’une paix « armée », bien entendu – privilégie dans l’image de la guerre tout ce qui relève du combat et de la victoire remportée. Le culte des valeurs militaires, traditionnel en Russie et en URSS, imprègne manifestement une revue comme Podvig (« L’Exploit ») que publient les éditions Jeune Garde du Komsomol (Jeunesses communistes), sans oublier de multiples ouvrages de généraux et d’anciens combat­tants et le profil d’ensemble (affiches, cérémo­nies, etc.) du quarantième anniversaire » (9). (J.M. Chauvier, Le Monde Diplomatique, août 85).

Cérémonie d’ouverture au stade Lénine (100 000 places)

…EN RECUPERATION ?

Pour toutes ces raisons l’invitation de Re­naud à Moscou est soit une provocation, soit une erreur, soit encore une manœuvre. En tout état de cause, elle s’inscrivait, initiale­ment, dans la perspective d’une tentative de récupération par le P.C.F. d’un simple « com­pagnon de route » en vue d’en faire un chan­teur officiel du Parti.

Vilipendé en 1980 par la presse communiste à cause de « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue », Renaud – qui, avec ses chansons, touche des millions de citoyens – est réhabilité à l’appro­che de nouvelles échéances électorales par un parti qui, ces derniers temps, a connu une série de revers électoraux : acclamé à la Fête de L’Humanité en septembre 84, il est ensuite courtisé par tel ou tel dirigeant communiste.

Enfin, à la veille de son départ pour Moscou, ce qui devait être une simple répétition est transformé… en un gala de soutien à S.K.F. L’Humanité saisit l’occasion pour chanter les louanges de Renaud et n’hésite pas à écrire : « il a choisi son camp ». Une petite phrase lour­de de signification. L’intention est claire : le P.C.F. lance une O.P.A. sur la Maison Renaud qui pourtant, n’est pas à vendre. D’autant que l’art et la politique, on le sait, font rarement bon ménage : ils entretiennent généralement des rapports complexes, voire ambigus et an­tinomiques. Même si certains hommes politi­ques révèlent dans l’exercice de leurs fonc­tions un véritable talent comique et certains artistes se découvrent soudain une vocation d’homme politique ! 

Depuis son retour en France, Renaud se tait : il « pêche à la ligne », écrit des chansons, enre­gistre un nouvel album à Los Angeles, imagi­ne le spectacle qu’il donnera au Zénith début 86… Et pendant ce temps-là, on dit qu’à Mos­cou les jeunes Soviétiques se passent ses cassettes, ignorant encore si Renaud sera le Yves Montand d’hier ou celui d’aujourd’hui.

Jacques ERWAN


(1) Le deuxième volet de ce reportage, « Chanson et rock soviétiques », paraîtra dans le prochain numé­ro de PM.

(2) Une rencontre suscitée par l’équipe de Vincent Lamy et Alain Taïeb qui filme Renaud en URSS pour FR3 (émission diffusée le 20 septembre dernier).

(3) Initialement prévu à 19h, ce concert sera retardé à 21 h, sans explication…

(4) Et sans doute quelques étudiants de l’institut des langues étrangères : certains professeurs y utilisent les chansons de Renaud pour enseigner la phonéti­que !

(5) « La population de l’Union Soviétique se compose à 50% de moins de 30 ans ». Vladimir Aksenov, Editions de I*Agence de Presse Novosti.

(6) Avec un tel ensemble que l’on pourrait penser que toutes comprennent le français (!), abandonnant des places situées dans le tiers supérieur du Théâtre de Verdure.

(7) « Union des jeunesses commu­nistes léninistes de l’URSS, organisation sociale autonome de la jeunesse soviétique d’avant-garde (de 14 à 28 ans) fondée en 1918 » – (V. Aksenov).

(8) Entre autres, Président du Praesidium du Soviet Suprême en 1964 et 1965.

(9) Celui de la victoire sur le nazisme.


  

Source : Paroles et Musique