N° 53, octobre 1985
UNE GALÈRE POUR LUI TOUT SEUL !
Fondé en 1947, le Festival Mondial de la Jeunesse et des Etudiants s’est déroulé cette année à Moscou, du 27 juillet au 3 août. « Pour la solidarité anti-impérialiste, pour la paix et l’amitié » – selon les termes du mot d’ordre officiel – il a rassemblé au cours de cette douzième édition, affirment les organisateurs, plus de vingt mille jeunes venus de cent cinquante pays.
Forte de six cents personnes – essentiellement des militants des Jeunesses Communistes et de la C.G.T. – la « délégation » française comptait également quatre chanteurs ravis de rencontrer le public soviétique : Gilles Langoureau, Pierre Meige, Mounsi et Renaud. Un éventail de la chanson vivante qui tranchait pour une fois avec la traditionnelle brochette de chanteurs maison d’ordinaire dépêchés en de telles manifestations.
Tout s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. Pourtant, quelques nuages ne tardèrent pas à assombrir ce ciel serein…
Les surprises tout d’abord d’un voyage jalonné de désagréments de mauvais augure : attentes interminables et inexplicables (ce ne seront hélas pas les dernières !) et litanie de formalités pointilleuses, agaçantes, voire humiliantes à l’aéroport de Moscou.
Aucune des tracasseries de la panoplie dont disposent la police et la douane ne nous sera épargnée : rédaction de formulaires, détecteur de métaux, fouille minutieuse des bagages, inspection des livres et autres publications… Pire, Mourad – régisseur de Renaud – et Mounsi, tous deux d’origine algérienne, longuement retenus à leur arrivée… Parce que, semble-t-il, hasard ou préméditation, il manquait à leur visa – obligeamment délivré à Paris par les services consulaires soviétiques – un indispensable sceau : « Touche pas à mon pote » ?
PREMIERS NUAGES
Atermoiements lors de la délivrance de la carte d’accréditation, laissez-passer d’autant plus nécessaire que passeports et visas confisqués dès l’arrivée ne seront restitués à leur détenteur que la veille du départ… Attente encore pour la répartition des chambres dans le hall encombré et bruyant de ce gigantesque hôtel Ukraine, parangon du style stalinien. Maigreur du dîner enfin : un léger sac pique-nique pour achever le nouvel arrivé !
Soumis au même régime – y compris alimentaire – que ses compagnons de voyage, Renaud ne s’en plaint guère : il est content d’être traité « comme tout le monde ». Ni les maladresses ni les bévues de ces piètres organisateurs français n’entament sa patience. Seul privilège, qu’il partage avec certains cadres communistes : il dispose d’une suite. Invités, croit-on, par les Soviétiques, Michel Legrand et Jean Dréjac furent traités avec plus d’égards.
Le lendemain, 27 juillet, nouvelle épreuve : contrôle tatillon des six tonnes de matériel de Renaud arrivé par avion-cargo. Ne fallut-il pas, au dire du régisseur, qui n’en revenait pas, « tout déballer à l’aéroport comme pour un spectacle » ? Pendant ce temps-là, Renaud et ses trois confrères chanteurs défilent avec la délégation française dont le joyeux désordre contraste étrangement avec l’ordre impeccable des délégations bulgare et hongroise qui l’encadrent. Un défilé imprévu et éventuellement compromettant, sous les banderoles des J.C. et de la C.G.T. ; d’autant que photographes professionnels et amateurs fabriquent les preuves.
Ma doudou elle s’en fout
A Moscou, elle met les bouts…
…chantent benoîtement les militants tout en sollicitant des autographes. Et ainsi, jusqu’au stade Lénine – plus de cent mille places – où se déroule une cérémonie d’ouverture grandiose affadie par un discours langue de bois du Camarade Gorbatchev, d’ordinaire – paraît-il – plus en verve.
LA MALADIE INFANTILE DU FESTIVAL : LA SÉCURITÉ
Une telle manifestation entraîne inévitablement, on le comprend, la mise en place d’un arsenal de mesures de sécurité. Mais, au-delà d’un certain seuil, elles constituent une entrave aux libertés les plus élémentaires. Nuance que les autorités soviétiques, obsédées par la sécurité, ont préféré ignorer.
Surveillé à l’extérieur par la Milice, l’hôtel est une forteresse inexpugnable : les portes sont gardées par une meute de cerbères et il faut, pour entrer et sortir – fût-ce à quelques secondes d’intervalle – exhiber le précieux laissez-passer mentionnant le nom de l’hôtel. A défaut, Soviétique ou Français, le contrevenant est impitoyablement refoulé. A chaque étage, une matrone veille sur les clés des chambres et… les allées et venues des clients. Des uniformes en tous genres – y compris militaires – déambulent dans les couloirs. Les camarades interprètes, au demeurant charmants et compétents, sont omniprésents et vigilants. Et que penser de ces longs convois de camions militaires dont les moteurs grondent nuit et jour, là-bas, de l’autre côté de la Moskova ?
Outre les Français, « l’Ukraine » abrite la délégation bulgare, mais chacun campe sur ses positions sans même pouvoir partager les repas dans une salle à manger commune. Aucune rencontre n’est possible avec les délégations étrangères si elle n’est officielle. Aucune information, autre que celles relatives aux spectacles français ou accueillis dans leur « club » par nos compatriotes, ne circule. L’épais programme officiel est un modèle de vacuité décourageant toute velléité de curiosité. C’est donc par hasard que l’on découvre la présence à Moscou de Blitz, l’un des plus célèbres groupes de rock brésilien, ou de… Bob Dylan !
Parce que, chaque soir, jeunes Soviétiques et étrangers ont pris l’habitude de s’y retrouver, comble de l’obsession sécuritaire, les autorités… ferment la Place Rouge ! Nuit et jour ! Dépités, le soir du 2 août, des milliers de jeunes envahissent les rues adjacentes et discutent, chantent et dansent ensemble… Du jamais vu, paraît-il. Une ambiance plus proche d’un jamborée scout que… de la subversion. Mais c’est déjà trop : la police panique, mande des autocars et, mégaphones à la bouche, engage chacun à regagner ses pénates… En vain. La fête se poursuivra jusqu’à une heure tardive.
La veille de son premier spectacle, Renaud répète, entouré de ses dix musiciens et choristes, dans ce joli théâtre qui accueillera son concert. Contrôles stricts à l’entrée, uniformes à tous les étages, forte densité d’interprètes au mètre carré, etc. Beaucoup de monde dans la salle : trop ! Renaud bougonne ; intimidé, il rechigne à rôder sa voix, puis commence…
INCIDENT
Soudain, deux types en civil pénètrent dans la salle et embarquent deux jeunes moscovites invités à la répétition par l’un des choristes. C’est l’incident ! Les trois ou quatre journalistes français présents font irruption dans le bureau du théâtre où se déroule l’interrogatoire, gueulent et exigent fermement la restitution de leurs papiers d’identité, que les deux pandores venaient de leur subtiliser, à ces deux Soviétiques. Surpris, les deux flics s’exécutent et disparaissent… Avant de quitter la scène, Renaud, excédé, dira à voix basse : « encore un incident de ce genre et je ne chante pas ». Mais il en faudra bien davantage.
La soirée sera plus joyeuse : en balade, Renaud profite de l’acoustique du métro pour chanter avec quelques-uns de ses copains musiciens, « Trois matelots », l’une de ses dernières chansons… Escorte de fans français de la sortie de la station de métro jusqu’au « Club de Paris » où joue le groupe de rock soviétique Ariel : dans la salle, ils continuent de harceler Renaud pour obtenir des autographes au mépris de sa tranquillité et des musiciens qui sont sur scène. Brève rencontre Renaud-Ariel à l’issue du concert : propos convenus.
SUITE 815
Lundi 29, fin d’après-midi, entrée de « l’Ukraine » : une femme se plante devant les gorilles en faction, les regarde droit dans les yeux et fait claquer avec autorité un sonore « Pougacheva » qui lui ouvre immédiatement le passage. Alla Pougacheva (1), la plus célèbre star soviétique du moment, rend visite à Renaud, suite 815, quelques heures avant son premier concert (2). Une visite de marque ! Renaud est intimidé. Peu à peu cependant, la communication s’instaure et les deux artistes échangent quelques propos pour situer leur répertoire. A la Pougacheva qui a décidé de l’ « aider » ici et de le présenter ce soir au public soviétique, Renaud explique les thèmes de ses chansons : la mer, la politique, l’univers des « hooligans » qui, dit-il, furent son premier public, etc. Il évoque son bateau, sa fille, sa femme…
A l’heure du spectacle, le public est majoritairement français. A l’exception d’environ quatre cents Soviétiques triés sur le volet – il y a environ mille deux cents places – et munis d’une invitation, viatique indispensable à toute personne désireuse d’accéder à une salle pendant le festival. Alla Pougacheva assure, comme prévu, la présentation. Le concert se déroule sans anicroches. Apparemment, tout le monde est content : Français et Soviétiques. Renaud, lui, se demande peut-être pourquoi il a fait tout ce chemin pour chanter devant le public de… La Courneuve !
LA BAVURE
Second concert (3), le lendemain, au Théâtre de Verdure du magnifique Parc Gorki : des barrières protègent les grilles de l’entrée principale, et la Milice, en rangs serrés, retient des centaines de personnes. Démunies des fameuses invitations, elles ne rentreront pas. Parmi elles, une majorité de mômes (4), la mine un peu triste, mais calmes et résignés.
Plus loin, à l’entrée du Théâtre de Verdure, le dispositif mis en place par la Milice pourrait repousser une manifestation. Terriblement dissuasif ! Photo d’un cordon de miliciens barrant le chemin à la foule : deux de leurs collègues m’interpellent et exigent la pellicule. A peine le temps de refuser d’obtempérer : une demi-douzaine de « civils » surgis d’on ne sait où m’entourent… Sur les gradins de ce théâtre en plein air, onze mille personnes ont pris place. Quelques centaines de Français occupent les premiers rangs. Derrière eux, plusieurs milliers de Soviétiques d’un âge canonique et quelques étrangers. Partout, des flics. Quadrillage ? En tout cas, bonjour le troisième âge et la flicaille. Mais où sont les mômes ? (5)
« Dès que le vent soufflera » ouvre le récital. Renaud enchaîne ensuite avec « Ma chanson leur a pas plu », « Pochtron », « Hexagone », « Chanson pour Pierrot », « Germaine », reprise en chœur par les Français qui oscillent, bras dessus bras dessous, de droite à gauche et réciproquement : inquiétude manifeste de certains curieux personnages disséminés dans les travées. Public de vétérans transis, les Soviétiques se tiennent cois. Suivent « En cloque », « Soleil immonde » et – précédé de ce commentaire : « l’impertinence est une vertu de l’artiste face aux grands de ce monde » – « Déserteur ».
Dès la fin de la chanson, tandis que Renaud entame « Etudiants poil aux dents », des centaines de personnes se lèvent, déambulent tranquillement dans les travées et… quittent les lieux ! (6) En quelques minutes, trois à quatre mille spectateurs s’en vont ainsi. Un coup de poignard dans le dos ! La télévision soviétique filme les gradins vides subitement éclairés, puis recouvre ses caméras et cesse ostensiblement de filmer le récital… C’est l’affront !
La voix blanche, Renaud poursuit : « Deuxième génération », « Les autos tamponneuses », « Mon beauf », « Baston », « Morgane de toi ». Il parle rapidement, se trompe dans ses commentaires, ses propos sont décousus. En rappel, il dit un extrait du texte de « Manu » en russe avant de le chanter et d’interpréter « Doudou s’en fout » et « Dans mon H.L.M. ». En coulisses, en présence de quelques rares témoins, ce jeune homme d’ordinaire doux et calme laisse éclater sa colère.
Pas une colère de star vexée : celle d’un être blessé au plus profond de lui-même. Celle d’un idéaliste trompé et déçu. Son discours est politique. Prononcés sur un ton ferme, ses propos sont bouleversants de sincérité. Il dit ce qu’il a sur le cœur. Certes sous le coup de la passion et convaincu – à tort – que cette cassette que filme l’équipe de télévision ne franchira pas la frontière. De retour en France, il regrettera la forme de ses déclarations et certains de ses propos. Refusant de faire le jeu des anti-communistes patentés – d’autant qu’il estime que le P.C.F. n’est pas responsable de ses déboires – il souhaitera, un temps, que la séquence ne soit pas diffusée…
LES GLISSEMENTS PROGRESSIFS DU DELIRE
La paranoïa est à Moscou ce que le SIDA est à New York : un mal foudroyant. Le contexte aidant, Renaud sombre dans une paranoïa galopante qu’aucun discours rationnel ne parvient à enrayer ni même à apaiser. Son esprit troublé s’inquiète de ne pas obtenir à plusieurs reprises la communication téléphonique demandée avec tel ou tel correspondant parisien. Il ne fait plus confiance à personne si ce n’est à quelques amis et en vient à craindre pour sa sécurité. Depuis le concert du Parc Gorki jusqu’à la fin du séjour, Renaud a peur, ne mange rien, ne dort pas et fume considérablement. Pourquoi ce gâchis ?
L’embarras des responsables français est manifeste. Ils risquent bien un « ils n’ont pas compris parce qu’il n’y avait pas de traduction » avec la variante « ils n’ont pas aimé », mais cette argumentation ne résiste guère à l’examen. D’autant qu’ils ont aimé et compris Gilles Langoureau, Pierre Meige et Mounsi, les bougres ! Officieusement et sur le ton de la confidence, quelques interprètes incrimineront… la présentation « provocatrice » d’Alla Pougacheva, la veille ! Ultérieurement, un Soviétique généralement bien informé expliquera qu’il s’agit probablement d’une manœuvre du Komsomol (7), responsable du festival : hypothèse vraisemblable mais pas avérée qui a en outre le mérite – suspect – de disculper complètement le P.C.F., le P.C.U.S. et les institutions de l’Etat soviétique. Renaud victime innocente des luttes internes au sein de l’appareil ? Possible. Camouflet infligé par les Soviétiques à leurs camarades français ? Peut-être. Mais où est la vérité ? Qui ment ? Renaud attend encore aujourd’hui l’explication officielle plausible qu’il réclamait à Moscou.
Quoi qu’il en soit, les camarades soviétiques ont dû finalement se faire rappeler à l’ordre ; ils essaient de « réparer ». Après quelques flottements, ils font, relayés par les Français, donner l’artillerie lourde. Stas Namin, rocker célèbre et petit-fils de Mikoyan (8) vient trouver Renaud au restaurant de l’hôtel et l’invite, sans succès, à participer le soir même à son show en compagnie de plusieurs autres stars étrangères. Il en profite pour lui traduire en anglais l’article élogieux que lui consacre ce jour-là (1er août), ô paradoxe, la Komsomolskaia Pravda, l’organe de presse du… Komsomol ! Pour prendre congé, Stas, très amical, embrasse Renaud… On apprend par ailleurs que la télévision soviétique a diffusé une séquence consacrée à Renaud comparant l’impact en France du chanteur à celui de Vladimir Vissotski en Union Soviétique. C’est dire !
Le 2 août, soit trois jours après la bavure, il est encore plus évident que l’on cherche à arranger les choses pour faire oublier l’affront : les responsables français, sans doute à l’instigation des Soviétiques, proposent à Renaud de chanter au « Club Soviétique », le lendemain midi.
Abîmé par ce climat malsain qui règne depuis plusieurs jours et révolté face à l’accumulation de mensonges, Renaud – qui a déjà honoré son contrat de deux spectacles – est désemparé. Il accepte cependant, puis il s’interroge, hésite, discute avec ses musiciens, et, pusillanime, finit par donner son accord définitif. Parfaitement conscient qu’on s’apprête pour « réparer » à lui organiser un triomphe. Sous scellés depuis la fin de son précédent concert, les six tonnes de matériel sont débloquées comme par enchantement…
BOMBARDIERS
Le « Club Soviétique », c’est… le Théâtre de l’Armée ! Une salle néanmoins splendide de 2000 places, coiffée d’un plafond décoré de… bombardiers ! Il n’en fallait pas moins pour accueillir – dans un festival « pour la paix » – un chanteur qui affiche ses convictions pacifistes ! A l’extérieur comme à l’intérieur, les uniformes sont discrets… Dans sa présentation chaleureuse, Stas Namin insiste sur l’originalité de Renaud, évoque sa petite fille et évite soigneusement toute allusion au « hooliganisme ». L’auditoire apprécie. En principe, 250 invitations seulement ont été distribuées aux Français, et toutes les autres – soit 1750 – aux Soviétiques. En fait, de nombreux Français sont disséminés dans la salle : devant, au centre, à droite, à gauche et même au balcon. Les Soviétiques invités forment un public BCBG au sein duquel on reconnaîtra par hasard un commandant de la Milice – en civil – et son épouse, rencontrés la veille chez des amis… Les mômes, eux, brillent toujours par leur absence.
Renaud interprète sensiblement le même répertoire qu’au Parc Gorki, à quelques modifications près dans l’ordre d’une demi-douzaine de chansons. Il a toutefois ajouté « La Blanche » et supprimé « Deuxième génération » et… « Déserteur ». Concession ? « Simplement pour ne pas provoquer », rétorque-t-il. Il n’y a pas davantage d’interprète ici qu’au Parc Gorki et pourtant, miracle, personne aujourd’hui ne quitte les lieux : tout le monde aime et tout le monde comprend. Même les Soviétiques qui, de marbre pour la plupart, écoutaient jusque-là poliment, le visage fermé, finissent par se lever pour « H.L.M ». C’est un triomphe ! Ou plutôt une nouvelle mascarade, cette fois à l’avantage de Renaud et, par voie de conséquence, du P.C.F. et des Soviétiques. Fin de la campagne de Russie de Renaud. Mais que diable était-il allé faire dans cette galère ?
En URSS le look non-conformiste de Renaud ne pouvait que déranger et choquer. Un journaliste soviétique n’hésitera d’ailleurs pas à lui demander d’ôter… ses bagues et de… cesser de fumer pendant la durée de l’interview ! L’interprète ne traduira pas et se contentera de répéter plus tard ces propos rétrogrades. C’est le même journaliste qui, interviewant Renaud, l’interrogera au sujet d’Yves Montand, de l’affaire Manouchian, etc.
DE CONTRADICTIONS…
Surtout, les thèmes de la plupart des chansons de Renaud sont en totale contradiction avec les valeurs que prône l’idéologie soviétique : il chante contre la guerre et l’armée, et l’URSS est actuellement en guerre en Afghanistan ; contre le travail, l’Ecole et l’Université ; contre « la lutte des crasses », etc. Il chante l’anarchisme et sa haine de l’ordre, de l’autorité et du pouvoir ainsi que de leurs symboles (les drapeaux, les hymnes…). Il chante les loubards et la zone, tout un univers honni en URSS, et voué aux gémonies sous le seul nom de « hooliganisme ». Il chante la paix aussi : dans un festival « pour la paix et l’amitié », quoi de plus naturel ? C’est oublier que dès 1917, Lénine distinguait déjà « pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste ». C’est oublier encore qu’aujourd’hui l’URSS, qui soutient les mouvements pacifistes occidentaux situés dans sa mouvance – et même les objecteurs de conscience – ignore les pacifistes indépendants, et réprime ses propres pacifistes : « même le large consensus populaire sur les questions de la paix est désormais affecté par la répression frappant des groupes de jeunes pacifistes indépendants », écrit Jean-Marie Chauvier, dans Le Monde Diplomatique du mois d’août dernier. Et Libération des 17 et 18 août 85 fait état de « la mise en garde », lancée le 16 par la « Pravda », organe officiel du PCUS, « sur la primauté du pouvoir politique sur les forces armées et d’une attaque contre les jeunes qui ont « des aspirations pacifistes » ».
L’idéologie de la paix en URSS est celle d’une « paix armée » : « L’éducation « militaire et patriotique » de la jeunesse, tout en s’inspirant officiellement de l’idéologie de paix de l’URSS – d’une paix « armée », bien entendu – privilégie dans l’image de la guerre tout ce qui relève du combat et de la victoire remportée. Le culte des valeurs militaires, traditionnel en Russie et en URSS, imprègne manifestement une revue comme Podvig (« L’Exploit ») que publient les éditions Jeune Garde du Komsomol (Jeunesses communistes), sans oublier de multiples ouvrages de généraux et d’anciens combattants et le profil d’ensemble (affiches, cérémonies, etc.) du quarantième anniversaire » (9). (J.M. Chauvier, Le Monde Diplomatique, août 85).
…EN RECUPERATION ?
Pour toutes ces raisons l’invitation de Renaud à Moscou est soit une provocation, soit une erreur, soit encore une manœuvre. En tout état de cause, elle s’inscrivait, initialement, dans la perspective d’une tentative de récupération par le P.C.F. d’un simple « compagnon de route » en vue d’en faire un chanteur officiel du Parti.
Vilipendé en 1980 par la presse communiste à cause de « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue », Renaud – qui, avec ses chansons, touche des millions de citoyens – est réhabilité à l’approche de nouvelles échéances électorales par un parti qui, ces derniers temps, a connu une série de revers électoraux : acclamé à la Fête de L’Humanité en septembre 84, il est ensuite courtisé par tel ou tel dirigeant communiste.
Enfin, à la veille de son départ pour Moscou, ce qui devait être une simple répétition est transformé… en un gala de soutien à S.K.F. L’Humanité saisit l’occasion pour chanter les louanges de Renaud et n’hésite pas à écrire : « il a choisi son camp ». Une petite phrase lourde de signification. L’intention est claire : le P.C.F. lance une O.P.A. sur la Maison Renaud qui pourtant, n’est pas à vendre. D’autant que l’art et la politique, on le sait, font rarement bon ménage : ils entretiennent généralement des rapports complexes, voire ambigus et antinomiques. Même si certains hommes politiques révèlent dans l’exercice de leurs fonctions un véritable talent comique et certains artistes se découvrent soudain une vocation d’homme politique !
Depuis son retour en France, Renaud se tait : il « pêche à la ligne », écrit des chansons, enregistre un nouvel album à Los Angeles, imagine le spectacle qu’il donnera au Zénith début 86… Et pendant ce temps-là, on dit qu’à Moscou les jeunes Soviétiques se passent ses cassettes, ignorant encore si Renaud sera le Yves Montand d’hier ou celui d’aujourd’hui.
Jacques ERWAN
(1) Le deuxième volet de ce reportage, « Chanson et rock soviétiques », paraîtra dans le prochain numéro de PM.
(2) Une rencontre suscitée par l’équipe de Vincent Lamy et Alain Taïeb qui filme Renaud en URSS pour FR3 (émission diffusée le 20 septembre dernier).
(3) Initialement prévu à 19h, ce concert sera retardé à 21 h, sans explication…
(4) Et sans doute quelques étudiants de l’institut des langues étrangères : certains professeurs y utilisent les chansons de Renaud pour enseigner la phonétique !
(5) « La population de l’Union Soviétique se compose à 50% de moins de 30 ans ». Vladimir Aksenov, Editions de I*Agence de Presse Novosti.
(6) Avec un tel ensemble que l’on pourrait penser que toutes comprennent le français (!), abandonnant des places situées dans le tiers supérieur du Théâtre de Verdure.
(7) « Union des jeunesses communistes léninistes de l’URSS, organisation sociale autonome de la jeunesse soviétique d’avant-garde (de 14 à 28 ans) fondée en 1918 » – (V. Aksenov).
(8) Entre autres, Président du Praesidium du Soviet Suprême en 1964 et 1965.
(9) Celui de la victoire sur le nazisme.
Source : Paroles et Musique