Renaud : De Montmartre à Montréal

Chanson

N° 15, mars 1985

RENAUD

DE MONTMARTRE A MONTREAL…

Y’EN A SUREMENT QUI ONT PENSE QUE RENAUD DANS LE TRIP « NOUVEAU PERE » ÇA POUVAIT RAPPORTER GROS… EN 84, CE GAVROCHE UNIVERSEL A EFFECTIVEMENT PU AMASSER DES FORTUNES CONVERTIBLES EN COUCHE-CULOTTES ET LAYETTES POUR SA LOLA QUI, DE SON COTE, DOIT DEJA PENSER A CHOURAVER LE PERFECTO DE SON PERE. NOUS A « CHANSON » CELA FAIT DIX ANS QU’ON EST MORGAN DE LUI. C’EST AUSSI POUR CETTE RAISON QUE NOUS SOMMES LES PREMIERS A FETER AVEC LUI SES DIX ANS DE CHANSON. ET FIGUREZ-VOUS QU’EN QUITTANT LA FETE, J’AI APERÇU GERARD LAMBERT QUI TRAINAIT DANS LES PARAGES. C’EST BON SIGNE POUR 85. CELA NOUS PROMET DU VECU SAIGNANT… ET RENAUD ENCORE POUR AU MOINS DIX ANS. LONG IS THE ROAD…

Le titre de l’article c’est : « De Montmartre à Montréal ». Cela t’évoque quoi personnellement ?

(sourire) Montmartre ? Pas grand-chose, à part effectivement ma première émission de radio qui était justement à Montmartre, en direct d’un bistrot de la butte « La mère café » place du Tertre. J’étais  interviewé par un certain Jean-Louis Foulquier. C’était ma toute première émission de radio, en mars 75, lorsque mon premier album est sorti… Montréal ? Cela m’évoque ma dernière conquête. Sublime !

Pour quelqu’un qui ne s’imagine pas chanter toute sa vie, fêter dix ans de chanson, cela ne fait pas un peu peur ?

Non. si cela avait été dix ans de réussites, entrecoupées d’échecs, de dépressions, de moments plus durs et d’autres plus heureux, je ferais peut-être un bilan en pesant le pour et le contre. Or, pour l’instant, cela n’a été que dix ans de réussites, de moments forts, de bonheurs de plus en plus grands à chaque fois. Il faudrait donc que je sois maso ou un peu con pour avoir l’envie de m’arrêter. (silence) Quoique… dès fois j’me dis qu’il vaut mieux s’arrêter au top niveau, plutôt que de prendre le risque de chuter.

Cela veut dire que tu as l’impression d’être au top niveau ?

Je ne sais pas quand est-ce qu’on est au top niveau. Non, simplement pour parler en terme bassement commercial, j’ai l’impression que j’ai atteint un record de vente de disques que j’aurais du mal à battre. Si pour le prochain album je réussis à en vendre 300 000, il faudra que je m’estime heureux. Il ne faut pas que je me mette à flipper maintenant si je vends moins d’un million de disques. II y a de fortes chances que cela ne se reproduise pas de sitôt. Cela doit être une situation rare dans une carrière…

Revenons à tes débuts : j’aimerais savoir quels sont tes premiers vrais souvenirs en tant que chanteur. Cela ne date peut-être pas de ta première interview ?

Mes premiers souvenirs de chanteur, je les ai eu effectivement avant de sortir mon premier disque. Cela faisait déjà six années que je chantais, dont deux qui ne furent consacrées régulièrement qu’à cela. Mes premiers souvenirs, c’est dans la rue, dans les bistrots, dans les chambres de bonne… C’est lorsque j’ai chanté Crève salope pour la première fois dans la Sorbonne occupée devant dix gauchistes qui étaient morts de rire. Mais ce ne sont pas mes plus beaux souvenirs. La vache enragée, les galères, c’est pas… Il ne faut pas mythifier en faisant croire que ce furent les plus beaux moments de ma vie.

Est-ce que c’était vraiment une époque de galère ?

Hum… oui et non ! C’était un peu la galère mais ce n’était pas la zone complète, la misère noire. Je faisais beaucoup de chansons, je produisais beaucoup plus qu’aujourd’hui et je me permettais de faire plein de merde. Disons que j’écrivais une chanson par semaine dont le titre était le prénom de la gonzesse dont j’étais amoureux… et puis j’écrivais beaucoup de chansons politiques. Une grève chez Renault: hop une chanson ! Le procès de Burgos : hop une chanson ! Tout ce qui se passait en France et à l’étranger et qui me révoltait était prétexte à l’écriture d’une chanson. J’étais journaliste à la limite. Je ne vivais pas, effectivement, de la chanson. Je travaillais deux mois, je restais au « chomdu » deux mois ou à rien foutre, nourri par mes vieux qui ont eu la faiblesse ou la gentillesse de me supporter. C’était une vie comme des milliers de jeunes…

Tu as gardé toutes ses chansons ?

Non, la plupart je les ai foutues en l’air. Il y en a quelques-unes dont je me souviens parfaitement. Mais des traces écrites ? Non, aucune. Mes parents doivent avoir une veille bande sur leur vieux magnéto pourri sur lequel j’ai enregistré des chansons lorsque j’avais dix-sept ans.

Est-ce que tu as tout de suite compris qu’un chanteur avait un rôle social à jouer ?

En ce qui me concerne, oui ! Ce qui ne veut pas dire qu’un chanteur a forcément un rôle social à jouer. Je n’attends pas des chanteurs de variété que j’aime bien, qu’ils remettent en cause la société et ses injustices. Moi, je conçois mon rôle différemment. Mais si l’on écoute mes disques, on ne peut pas dire que je donne uniquement là-dedans. Les auto-tamponneuses est plus une chanson gag, qu’une chanson de type réquisitoire ou constat social. Cela dit, encore et toujours, je reste plus attiré par la chanson dite à texte, celle qui évoque les faits de société, même si l’expression paraît galvaudée.

La manche à Montmartre

Est-ce que tu as des souvenirs de refus au début de ta carrière, de ceux qui marquent vraiment, dont tu te souviens ?

Non. (silence) Au départ je ne voulais pas vraiment être chanteur donc je n’y pensais pas. Je n’avais pas l’esprit de carrière, pas d’ambition. Ce n’était pas une vocation. Je n’ai pas lutté pour faire un disque. Je n’ai pas ramé comme on dit. Je me souviens d’un seul refus. J’étais allé passer une audition chez Pathé Marconi. Je me suis fait jeter mais je n’en veux pas au mec qui a pris cette décision. Il avait sûrement raison… Il ne pouvait pas prévoir ce que j’allais devenir dix ans plus tard. Je suis arrivé là-bas avec Hexagone et Amoureux de Paname, mais aussi avec un sacré paquet de chansons de merde. Je chantais horriblement faux, je ne savais pas jouer de la guitare, mes textes étaient vraiment approximatifs, donc… Ensuite, à l’époque de mon premier album, on m’a dit que le directeur de la programmation d’Europe N° 1 avait jeté mon disque en disant « c’est de la merde ». Il y a eu aussi, paraît-il, à France Inter un problème avec Hexagone qui était interdite pendant la visite du pape par une circulaire…

Mais cela ne t’a pas touché ?

Non, au contraire. Cela fait plus plaisir qu’autre chose d’être censuré. On se sent plus important ; cela donne de l’ampleur à l’œuvre, surtout au départ. Aujourd’hui la censure est beaucoup plus fourbe, mais elle existe d’une autre manière. Ce n’est pas : « interdiction formelle de diffuser Déserteur » sur les ondes, mais plutôt : il faut diffuser Dès que le vent soufflera parce que c’est plus entraînant, plus populaire »…

Dès le début de ta carrière, tu as fait des rencontres intéressantes…

Il y a eu Marcel Azzola, en direct pendant les émissions de Foulquier. On faisait des bœufs ensemble. Il y a eu Gillou, à l’époque de la vache enragée, des petits cafés-théâtres devant dix, quinze personnes, des petits concerts en Belgique dont le cachet était payé avec une caisse de bière. Gillou fut l’un de mes tout premiers accordéonistes ; c’est celui de Pierre Perret. Sinon… j’ai rencontré Lavilliers à l’époque où il n’était pas encore Lavilliers. On passait ensemble à la Pizza du Marais. Moi à 8 heures, lui à 10… Il avait autant de monde que moi, c’est-à-dire cinquante personnes le samedi soir. Il avait trois musiciens, moi j’en avais deux ; on buvait des coups ensemble après…

Les débuts à la Pizza du Marais

« Laisse béton » a été longtemps une expression, une chanson que tu as traînée comme le symbole de ton personnage. Comment expliques-tu qu’à un moment précis tout le monde se soit retrouvé sur ce titre plutôt que sur un autre ?

Laisse béton a plu à un programmeur radio, puis à deux. Cela a fait boule de neige. Cela faisait marrer, c’était sûrement dans l’air du temps. Une chanson qui est arrivée au bon moment Pourtant, quand je la réécoute… Même à l’époque j’avais le bon goût de me rendre compte que c’était une merde. Une chanson rigolote, mais très mal orchestrée, très mal chantée, mal mixée… et que ça pissait pas loin…

Signature du premier contrat chez Polydor

Même pour l’époque ?

Ah oui, complètement ! Lorsque j’écoutais mon disque à la radio suivi d’un Souchon et précédé d’un Jonasz, je m’en rendais compte C’était de l’amateurisme, une maquette. C’est le titre qui a accroché, plus le côté « anecdote ». C’était aussi un peu le renouveau de la chanson réaliste, même si cela fait prétentieux de le dire ! Ça n’a pas été un tube monstrueux d’ailleurs ! Cela dit, Laisse béton m’a permis de m’imposer, de me faire connaître. C’est peut-être aussi le côté amateur qui a plu à l’époque de l’arrivée du disco et des produits de studios aseptisés… Et puis il faut dire aussi qu’il n’était pas courant de voir un mec qui débarque à la télévision, en jean cradoc, perfecto, santiags et en chantant une histoire de baston dans la rue et en plus en verlan !

Tu es même arrivé avant les groupes de rock à la télé au niveau du look et de l’état d’esprit…

Oui ; mais ça aussi, ce n’est pas à moi de le dire ! J’avais lu un article qui disait ce que tu me dis là, et je m’étais dit « mais bon sang, mais c’est bien sûr ! » A l’époque, en France, il n’y avait que Téléphone et Starshooter qui démarraient au niveau rock. On a sûrement aidé (avec Lavilliers par exemple) à l’explosion des groupes de rock qui ont commencé à s’habiller comme l’on s’habille dans les cités ; à parler comme l’on parle dans la rue avec des mots de tous les jours, et non pas avec des mots de dictionnaires académiques poussiéreux et nuls. Idem dans la B.D. avec l’arrivée de Marjorin par exemple. Les héros de B.D. loubards, rocky, banane, les histoires de cave, de vol, de chourave, de mob, avant 77, je ne m’en souviens pas beaucoup… Maintenant, ça envahit tout, et surtout la pub, du style : « le nouveau stylo feutre est chébran » !!

Ton troisième album marquait la volonté d’électriser un peu ta musique et en même temps tu t’amusais de tous ceux qui allaient enregistrer à Nashville !

Pour mon premier disque, je n’ai rien fait de ce que je voulais faire. J’étais tellement timide, étonné que l’on puisse avoir envie de me faire enregistrer un disque, que je suis resté sous la tutelle, l’emprise de mon producteur de l’époque. Il a fait absolument tout ce qu’il a voulu. Lorsque j’ai fait le second, Laisse béton, j’étais déjà plus en position de force. J’ai fait ce que je voulais, à mes conditions. Je voulais un univers musical entre Brassens et Le Forestier. J’aurais pu continuer ma carrière sur ce créneau musical : contrebasse, guitare, accordéon. Pour le troisième disque, j’avais déjà l’expérience de la scène. Cela m’a donné d’autres envies : celle d’une musique forte, qui déménage, plus électrique. Si je me suis foutu de la gueule des gens qui allaient enregistrer à Nashville, c’est parce qu’à l’époque tout le monde y courrait, même Yvette Horner. Je pensais, et je pense toujours, qu’un mauvais disque qu’il soit enregistré à Nashville ou à Paris – reste toujours un mauvais disque. Il faut avant tout de bonnes chansons. Les mecs qui nous écoutent n’ont pas tous des chaînes compact. Moi-même je n’ai aucune oreille donc…

Remise d’un disque d’or sous l’œil admiratif de « sa gonzesse » !

Si je te dis « Où est-ce que j’ai mis flingue » est la chanson qui te résume le mieux aujourd’hui, qu’est-ce que tu me réponds ?

Elle résume peut-être: le mieux un état d’esprit dans lequel il m’arrive encore d’être quand je suis en colère. Cela dit, c’est une chanson d’humeur et d’époque. L’époque a changé, mes idées ont évolué. C’est une chanson un peu haineuse, et là par contre j’ai un peu changé. Je n’ai pas mis d’eau dans mon vin mais je préfère chanter l’amour que la haine. Je peux décrire la haine mais je pense mieux la faire passer avec humour ou tendresse. Par ce biais on peut aussi exprimer des sentiment violents.

Mais justement, est-ce qu’il n’est pas trop difficile d’expliquer que l’on peut évoluer sans renier ?

Si tu restes dans un style, on va te reprocher de ne pas évoluer. Si tu essaies de changer, on t’accuse de trahison. J’ai effectivement l’impression d’avoir pris un virage mais en gardant la même vision de la vie en générale. J’ai aussi évolué musicalement. J’ai fait des progrès dans ma façon de chanter, de concevoir mes musiques. Je mets aussi plus de temps à les écrire. Aujourd’hui une chanson, je la chiade. Je ne l’écris plus sur une coin de table. Cela me prend deux ans.

Avec Gérard Lambert, tu as été plus loin en inventant un personnage qui te permettait de dire d’autres choses. Il y a eu prolongement en B.D. un peu décevant, non ?

Le scénario B.D. ? Je l’ai bâclé à une époque où je n’avais pas vraiment le temps de m’en occuper. Pourtant depuis des années j’avais envie de travailler avec le support B.D.. Là, c’est tombé au mauvais moment, avec un dessinateur qui ne me branchait pas vraiment. Je l’ai fait par amitié, par faiblesse mais aussi avec le désir de le sortir de la merde dans laquelle il était. Ceux avec qui j’ai envie de bosser n’ont pas vraiment besoin de moi. Ensuite, Jacques Armand a utilisé mon nom pour sortir un deuxième épisode qui n’est pas mieux que le premier. C’est plus qu’un demi échec. Il aurait mieux value laisser Gérard Lambert gravé dans la cire et la tête des gens. C’est effectivement une des rares déceptions de ma carrière. Dans mon prochain album, Gérard Lambert revient. J’ai ai un peu marre qu’on dise : « Renaud est un tendre, le nouveau Renaud est tendresse ». J’ai décidé que mon prochain disque serait d’une violence noire, 85 : année de la haine. Gérard Lambert revient donc pour mettre un peu de cambouis sur les layettes ! 

« Gérard Lambert »

Donc, c’est bien ce que je disais : « Où c’est que j’ai mis mon flingue » te résume encore bien aujourd’hui ?

(surpris) Oui ! si on veut ! O.K. t’as raison (rires) mais… heu… Gérard Lambert revient parce que les héros ne meurent jamais.

84 : l’année Renaud. En premier lieu, un album enregistré aux U.S.A. Tu avais dit que c’était légitimé pour toi par l’envie de livrer à ton public un beau produit final. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Une fois que l’on a goûté au studio de Los Angeles, au climat de la Californie et au professionnalisme des Américains, on a des difficultés à admettre que le prochain disque, on va l’enregistré au studio de Longueville ou chez Ramsès. Cela dit mon souci reste pour l’instant de composer des chansons de la qualité du précédent et non pas de savoir où je vais l’enregistrer. Et puis, je le répète, il ne faut pas mythifier à l’extrême l’idée du studio américain. D’abord on ne s’éclate pas vraiment avec eux. Dans le genre « après l’heure, c’est plus l’heure », le poids des syndicats de musiciens etc. Le preneur de son qui était habitué à enregistrer Stevie Nicks, Supertramp, ne comprenait pas bien tout ce côté bohême, laisse aller, je m’en foutiste. J’expliquais que mon boulot n’était pas de faire des disques mais des chansons et que j’en avais rien à foutre de rester trois heures en studio pour écouter le mixage d’une batterie ou d’une base. Il ne comprenait pas vraiment. Pour moi, enregistrer un album est aussi un prétexte pour prendre des vacances. 

Le Zénith : tu as été le premier à essayer les plâtres. Depuis on se bat au portillon. Ne crois-tu pas cependant que tu es mieux adapté à des salles comme l’Olympia ?

Pas du tout ! L’Olympia, ce n’est même pas un mauvais souvenir ; il n’en reste rien, cela a correspondu à la sortie d’un disque qui n’était pas vraiment sublime. La pub a été mal faite. La première semaine a été dure à démarre et puis… ce n’est pas une salle magique. Bobino et le Zénith sont des lieux magiques. Le Zénith est un lieu bizarre, avec ses poutrelles et sa structure plastique et ses dimensions inhumaines… Et puis au moins le public y bénéficie d’un minimum de confort. Etre vu ou pas vu est un problème insoluble. Lorsque je vais voir les Stones à Auteuil je vois quand même les Stones. Si je veux les voir en gros plan, j’allume ma télé. Quand je suis arrivé au Zénith, j’ai conçu un spectacle à la mesure des dimensions de la salle. Si tu as vu Johnny, c’est vrai que mon spectacle en comparaison ressemble à un café-théâtre. Si je refais le Zénith, j’ai l’ambition de faire mieux ou différent. Je veux toujours essayer de faire mieux. C’est horrible ! Tu as toujours envie de battre des records pour t’étonner toi-même, épater le public… c’est sûrement ma mégalomanie à moi.

Tu as vu dans ton public le brassage social énorme qui s’opère. Est-ce que tu n’as pas peur un jour que ton personnage t’échappe ?

Effectivement, au départ, lorsque je chantais, je voulais cibler sur les mecs qui me ressemblaient, les mecs de la zone, les loubards entre guillemets. C’est ce qui est arrivé mais je n’avais pas envie de chanter que pour eux. Les premières années, ce public-là était très présent, monopolisait les premiers rangs, foutaient la merde pour s’exprimer, pour se revendiquer comme mon public de prédilection par rapport aux gens qui étaient derrière et qui gueulaient « assis, assis ». Mon public de base est toujours là, mais noyé dans la masse. Lorsque j’écris une chanson aujourd’hui, mon désir est qu’elle plaise à la fois aux mômes de six ans et aux mémés de soixante-quinze ans… Le public, cela n’a pas d’identité sociale. Je suis ravi quand, dans un concert, je vois un mec avec un cuir et des tatouages, à côté d’un intello et d’un arabe, précédé d’un couple avec leurs deux enfants. Le tintin de la chanson quoi ! Ou chanteur populaire si tu préfères, ce que je revendique totalement. Et puis… je préfère savoir les beaufs chez moi que chez Lama et Napoléon. Cela veut dire au moins qu’ils ne sont pas si beaufs que ça !

L’année Renaud cela a été aussi paradoxalement l’année du retour aux forces réactionnaires, à la flambée de Le Pen. Qu’est-ce que tu en dis ?

Je ne rencontre pas les gens qui votent Le Pen. Je ne rencontre que des gens qui m’aiment et qui me le disent. Malgré la montée des Lepénistes et de leurs idées, je ne suis pas inquiet pour mon public. Il en sera de toute façon tenu compte dans mon prochain disque. Ce sera presque un album militant, puis engagé, plus subversif. Un disque combattant. On m’a toujours dit que je dressais des bilans, des constats sans rien proposer, que je ne faisais qu’enfoncer la zone dans sa zone et sa déprime.

Cela veut dire que maintenant, il reste à défendre l’essentiel ?

Oui, mais qu’est-ce que cela veut dire l’essentiel ? La lutte essentielle reste pour moi la survie de la planète ; la lutte contre les pollueurs des océans, pour la survie des Ethiopiens qui crèvent la dalle. C’est pour cela que je suis affilie au mouvement « Greenpeace » ! Cela ne veut pas dire pour autant que j’oublie les autres combats mais j’ai maintenant des priorités. 

Lorsque tu parlais d’une percée en dehors des frontières de la France, tu ne semblais pas y croire. Dans « Chanson », tu disais que tu étais perçu somme intraduisible. Cela mérite que tu nous racontes l’aventures ?

Lorsqu’on est venu me dire que je commençais à avoir un petit public au Québec, je me suis dit : « Allons-y ! ». J’ai pensé que j’avais besoin de prendre à nouveau des risques. C’était à la fin de la tournée d’hiver. Je commençais à m’habituer au succès. Sans être blasé, j’éprouvais le besoin de conquête, de me prouver autre chose. J’ai eu envie de séduire des gens qui ne me connaissaient pas. Je suis allé là-bas dans cette optique : pour m’ôter ce côté insupportable « habitué au succès » et puis pour me faire redescendre un peu de mon piédestal…

Et alors ?

Et bien je suis arrivé au Québec et le premier soir en plein air, j’avais 12 000 personnes devant moi, qui connaissaient tout par cœur. Il faut dire que j’étais annoncé comme un événement, de façon un peu trop tapageuse d’ailleurs : « Le Phénomène de La Chanson Française d’aujourd’hui »… 40 000 personnes en six concerts et un public qui m’a scié. J’annonce Pierrot, une chanson qui a huit ans : le délire. Je chante Déserteur ou Hexagone : 15 000 personnes debout, applaudissent aux mêmes endroits qu’en France. Ce sont pourtant deux chansons typiquement inscrites dans l’histoire politique et sociale de la France… Ce n’était pas évident que cela puisse leur dire quelque chose.

Ta chance, n’est-ce pas finalement que l’on ait pu jouer sur le label français, héritier d’une tradition ?

C’est ce que tout le monde m’a dit. Depuis 10 ans, ils n’ont été étonnés que par deux mecs : Cabrel et moi. Ils attendent de la chanson française. Notre rock’n roll ne les intéresse pas. Ça, ils l’ont et du meilleur que nous. (silence). Comme tu vois, ça va ! Ça m’a filé la grosse tête ! (rires)… Maintenant, il me reste à conquérir les Etats-Unis ! En tout cas, pour revenir au Québec : quel public en or ! Ils sont six millions dans un pays 5 fois comme la France. Il y a moins de tensions, d’agressivité. Les gens sont sublimes. Maintenant je ne peux plus concevoir ma carrière sans penser au Québec et à Montréal. Cela, c’est une certitude. Je suis même ambassadeur impertinent en France du parti Rhinocéros. Un parti politique, délirant. Une espèce de colucherie qui dénonce toutes les formes de pouvoir…

Tu connaissais donc le Québec avant ?

Et bien le premier soir où je suis arrivé à Québec, j’ai voulu tout savoir. J’ai passé une nuit entière avec un copain québécois à écouter ses explications sur la société québécoise, sur les conditions de vie des derniers Indiens, le parti Rhinocéros, le parti Québécois. (P.Q… cela me fait toujours marrer !). Dès le premier soir sur scène, j’ai balancé des trucs sur le pays. Ça n’était pas démago de ma part. Simplement l’envie de prouver que je m’intéressais à leur vie. J’ai dédié Déserteur au parti Rhinocéros : la folie. Là-bas, j’ai aussi fait un sketch sur scène. Je faisais croire que Dominique m’appelait au téléphone de Paris alors que j’étais sur scène. J’avais donc une conversation avec elle devant le public. J’en profitais pour parler du Québec, de ma vision des choses, de ce que je vivais. Le public était fou. En France, j’avais essayé la même chose. J’ai été oblige d’arrêter parce qu’il y avait tout le temps un mec pour gueuler « chante » ou « trop long »… Au Québec, ce sketche qui au départ faisait 4 mn, durait 20 mn à la fin de la tournée. C’est toute la différence. En tout cas cela reste un souvenir fort. (Silence). Tu sais Domi­nique m’appelait « raz de marée » avant de partir au Québec. Lorsque je suis rentré, elle m’a dit : tu vois, ça continue… »

Propos recueillis par Didier Varrod

  

Source : Chanson