Publié le 02 octobre 1993 à 15h45 |Mis à jour le 08 décembre 2020 à 10h51
Par Propos recueillis par Fabienne Pascaud
L’ouvrier Renaud, acteur vedette de « Germinal », s’avoue miné par 148 jours de tournage et par son patron, Berri-Germinator. Entretien paru en 1993 dans « Télérama ».
Assis à la table du restaurant, il est inquiet. Il parle avec effort. Il lève les yeux avec timidité. Renaud, soudain, ne ressemble plus à Renaud, le chanteur rebelle à la gouaille insolente… Le cheveu, justement, est redevenu châtain et la voix s’est faite plus monocorde. C’est qu’entre-temps, au cinéma, Renaud est passé dans la peau d’un certain Etienne Lantier, le mineur de Germinal…
Une expérience douloureuse ?
Ça m’a miné…
Pas au point de vous ôter le goût des jeux de mots !
Par mégalomanie, par narcissisme, j’aurais voulu me trouver génial. Ce n’est pas le cas… En plus, nous avons tourné un film de 3h38, il n’en reste que 2h40, et, comme par hasard, toutes mes grandes scènes ont été coupées au montage ! J’ai l’impression qu’on ne comprend plus rien à mon personnage. Je me sens frustré. Sur 148 jours de tournage, j’en ai fait 120 ! C’était bien la peine.
Si Claude Berri vous a coupé au montage, c’est peut-être parce que vous étiez mauvais ?
Je n’ai fait que lui obéir à l’intonation près ! Sur le plateau, je n’ai jamais pu faire ce que je voulais, ce que je sentais. Il ne m’a jamais fait confiance ! Pas une de mes répliques qu’il n’ait sur-dirigée : j’étais comme un pantin, je devais répéter chaque phrase exactement comme il la prononçait… Ce n’était plus un cinéaste ! C’était Saddam Hussein ! C’était Germinator !
Claude Berri n’a pourtant pas la réputation de diriger beaucoup ses acteurs…
Ah ! Il ne dirigeait pas du tout Depardieu ! Il s’est rattrapé sur moi… Avant d’accepter le rôle – et c’est vrai que j’ai mis trois ans à me décider ! –, j’ai sans doute eu le tort de trop lui seriner que j’étais un chanteur et non un acteur, que je ne possédais aucune des ficelles du métier, que jamais je ne serai crédible en Lantier… Il en a profité. Il m’a tyrannisé. Il m’a humilié publiquement sur le plateau.
Et vous, le rebelle de la chanson française, vous vous êtes laissé faire !
Il me disait toujours que jamais Coluche, Daniel Auteuil ou Michel Simon n’avaient été aussi émouvants que sous sa direction. J’avais tellement peur d’être épouvantable que j’ai été bien forcé de me reposer sur lui… En plus, il s’était investi dans ce projet depuis quatre ans, il en avait fait sa vie, il n’en dormait plus : ça forçait le respect. Même si la terreur qu’il a fait régner sur le plateau, dès le premier jour, était intolérable. Mais personne jamais n’a pipé mot.
Et à quoi attribuez-vous cette soumission aveugle ? Claude Berri, ce n’est quand même pas Orson Welles…
La puissance de l’argent… On tournait le film français le plus cher. Claude Berri lui-même se comportait comme un vrai nabab d’Hollywood, au point que Depardieu l’appelait en rigolant « Papy Milliards ». Ça impressionnait. Tout le monde s’écrasait.
Mais où donc sont passés les 165 millions de Germinal ? D’accord, il y a la construction des décors et une figuration importante. Mais tout de même…
Je ne suis pas une balance. En plus, je ne suis pas habitué aux us et coutumes du cinéma. Mais disons qu’il y a eu des dépenses somptuaires autour du tournage de Germinal qui m’ont plutôt outré…
N’est-ce pas paradoxal pour un film qui prétend dénoncer les injustices du grand capital ?
Quand je vous disais que ça m’avait miné… Comme le regard de certains mineurs que j’étais censé pousser à la révolte. C’était des figurants, aussi fauchés peut-être que les ouvriers de Germinal. Et moi, Renaud, couvert de fric, je jouais, à travers Lantier, le donneur de leçons, le marxiste… J’avais peur de croiser un œil moqueur. J’avais honte parfois.
Vous n’éprouvez pas ce genre de honte quand vous chantez ?
Quand on est devant une foule, l’enjeu est différent : manier un public, j’ai l’habitude, j’aime ce challenge-là. Mais se retrouver devant quelques individus qui vous regardent avec intensité ! Je ne me sentais à l’aise que lorsque j’étais censé m’adresser à un grand groupe de mineurs. Autrement, je paniquais…
Pourquoi avoir accepté un rôle qui devait tant vous faire souffrir ?
J’ai mis le temps… Les mauvaises langues murmurent que je redoutais que Berri choisisse, finalement, Patrick Bruel. C’est faux, il n’y avait jamais pensé ! C’est moi, un jour, qui ai fait une plaisanterie idiote à ce propos. Bruel, on est tous jaloux de son succès ; même si on sait que la popularité est cyclique et qu’il connaîtra forcément, lui aussi, des jours plus sombres… Bref, ce qui m’a décidé, c’est surtout l’acharnement de Berri, sa passion, sa certitude : « T’auras même pas à jouer, chéri, t’auras qu’à être toi-même ! Lantier, c’est toi, un homme allergique à l’oppression, à l’injustice : un rebelle ». Comme le roman m’avait déjà fasciné, ébloui, je me suis laissé convaincre.
Vous aviez déjà lu Germinal ?
Non. Ni aucun livre de Zola. Les monuments littéraires m’angoissent. Jusqu’à présent, je n’ai vraiment lu que Maupassant. Mais il faut avouer que Germinal a été un choc. A le lire aujourd’hui, on se rend compte que les choses n’ont pas changé ; que règnent les mêmes injustices, les mêmes exploitations. C’est ce qu’a voulu montrer Claude Berri.
Pour décrire la réalité sociale d’aujourd’hui était-il utile de passer par le XIXe siècle ?
Il a voulu faire un grand film populaire, une grande épopée feuilletonesque, accessible à tous.
Lantier, donc, c’est vous ?
La suite de mes rapports avec Claude Berri a prouvé que lui-même n’y croyait pas tant que ça. Mais oui, j’ai été fasciné par le personnage. Par la générosité de son combat politique, par son côté « ange exterminateur » aussi : Lantier, c’est un peu le héros de Théorème, de Pasolini. Après son passage, personne n’est plus pareil…
Est-ce que j’ai, moi, cet aspect diabolique ? Je ne crois pas. Je ne suis pas non plus un dialecticien, comme Lantier, qui cite Marx à tort et à travers. Je ne suis qu’un homme de sentiments. Je m’exprime mal. Mais ma maladresse est compensée par ma sincérité. J’avais un grand-père mineur : il n’arrêtait pas de nous traiter de sales gosses fainéants quand nous faisions la grève, en mai 68. Il nous expliquait que, à notre âge, il était, lui, au fond de la mine. J’ai eu envie de me replonger dans ces origines-là…
Mais vous n’êtes pas un prolétaire…
Ma mère était ouvrière avant que mon père ne l’épouse et ne lui fasse six enfants. Mais du côté paternel, on trouve plutôt des universitaires distingués, beaucoup de pasteurs protestants et des artistes. Professeur d’allemand, mon père écrivait des livres, des romans policiers d’abord. Et puis, chez Hachette, plein de traductions et de recueils pour la jeunesse. Mais je n’ai jamais rien lu de lui, même ses meilleurs romans.
Pourquoi ?
J’aurais eu impression de le violer, de rentrer dans son âme. Et puis, il y avait, paraît-il, des scènes de cul. J’avais peur d’être choqué.
Seriez-vous puritain ?
Education protestante oblige ! Quand je chante, elle me donne un côté « berger », rassembleur d’âmes égarées ; quand je joue, elle multiplierait plutôt mes blocages et mes phobies. Sur Germinal, par exemple, j’avais d’abord exigé une doublure pour les scènes où l’on voit Lantier se baigner nu. Mais, même en Belgique, on n’a trouvé personne aussi mal foutu que moi ! Ces jambes arquées, ces épaules rentrées… Alors j’ai dû m’exécuter.
Pourquoi s’exhiber sur grand écran, si ça vous est si désagréable ?
Si je suis devenu chanteur par hasard, j’ai bizarrement toujours rêvé d’être acteur. Peut-être parce que mon premier souvenir d’enfant est cinématographique. Sur le tournage du Ballon rouge, où mon oncle était chef opérateur, on avait eu besoin de figurants. Alors il nous a fait engager, mon frère jumeau et moi. C’était en 1956, j’avais 3 ans. Je devais juste lâcher un ballon dans le ciel. Comme le film a eu la Palme d’or du court métrage à Cannes, je ne m’en suis sans doute jamais remis…
Pourquoi n’avoir pas persévéré dans le métier d’acteur ?
J’ai essayé. En 1971, je suis allé faire un tour au Café de la Gare, et, comme un acteur manquait pour Robin des quoi ?, j’ai même réussi à me faire embaucher par Coluche, Bouteille, Miou-Miou et Dewaere. Mais je n’étais pas très doué. Quand je suis revenu pour le spectacle d’après, ils m’avaient déjà remplacé par un type qui venait de débarquer. Il s’appelait Gérard Depardieu…
Pour la télé, j’ai fait ensuite quelques téléfilms. Je n’étais donc pas aussi vierge dans le métier que j’ai eu la bêtise de le dire à Claude Berri. Mais il m’a bien fallu reconnaître, un jour, que je plaisais davantage avec mes chansons d’épouvantail à moineaux qu’avec mes cernes en gros plan. Et comme j’avais besoin de me distinguer, je suis allé là où ça marchait le mieux. Et j’y ai pris goût.
Vous continuerez à faire l’acteur ?
Claude Berri est terrorisé à l’idée que je fasse n’importe quoi. Il me cherche des rôles, des personnages. En fait, je crois qu’il m’aime bien. Il voudrait ainsi me voir incarner bientôt François Villon. Il dit que c’est moi. Comme Lantier. Seulement, maintenant j’attends de voir si tout le monde est d’accord. Si les critiques à mon propos sont désastreuses, j’en tirerai les conséquences. Il n’y a rien de plus pathétique qu’un chanteur qui s’épuise à faire l’acteur. Pourquoi irais-je bouffer le pain d’artistes beaucoup plus doués que moi ? Tandis que dans la chanson, même si certains disent que je suis un has been, un ringard, pour l’instant, j’ai encore un certain public…
Source : Télérama