N° 86, octobre 1984
PAR FRED PERSONNE
Le bout des fesses sur une banquette de cet hôtel aseptisé où dans le hall, les bédouins des temps modernes dûment cravatés vaquent à leurs occupations. Renaud en cuir et nerveux comme pas deux se raconte… Tout à l’heure, M. Trucmuche viendra interrompre l’entrevue pour serrer la paluche du chanteur préféré de ses filles tout en essayant de nous convaincre, et voix à l’appui S.V.P., qu’il ressemble bien à Gilbert Bécaud et qu’attention, lui aussi, s’il avait voulu…
Renaud, un parfait inconnu encore il y a six mois au Québec et je préfère passer aux aveux tout de suite! Quand Gilbert Rozon, l’organisateur de sa tournée m’a accroché pour me demander si le nom de Renaud pouvait attirer les foules ici, j’ai répondu: « Niet, Kamarad, trop loub ton mec, personne ne va y piger quoique ce soit… » Et puis, par une belle matinée d’été (cui-cui les petits oiseaux) j’ouvre le canard et honte sur moi, ce gonze sur qui je n’aurais pas même misé un bouton de culotte vient d’attirer 12 000 personnes à Québec. Naturlich, rusé comme pas deux, je me suis tout de suite dit: « Normal, la colonie camembert était au rendez-vous! » Quelques jours plus tard, je me pointe au Spectrum et en déambulant dans les allées, je découvre ma méprise: Renaud est bel et bien apprécié des Québécois et toi Fred, tu n’es qu’une sombre andouille. Pour clore la confession, disons que si quelqu’un m’avait parlé, il y a 10 ans, de balancer de l’accordéon musette sur des textes parlant de la zone, primo, je l’aurais examiné avec circonspection et, secundo, j’aurais probablement souri de façon ironique. Et pourtant, ça marche, que dis-je, ça galope mes amis; le petit père Renaud casse la baraque là-bas et des messieurs prestigieux du genre Brassens et Frédéric Dard (San Antonio) n’ont pas hésité à lui rendre un vibrant hommage. Alors?
Alors, la petite histoire de Renaud Séchan commence dans ces arrière-cours d’immeubles de la région parisienne où en compagnie d’un accordéoniste, notre homme interprète des vieux succès populaires (« Refais-nous la java bleue et t’auras cent balles »). Il y gagne de quoi casser la croûte et comme l’ambition n’a jamais été son fort, il se satisfait de pouvoir vivre sans cadran ni patron tout en ayant de quoi payer une tournée de temps à autre. En 74, il se produit « confidentiellement » dans un café-théâtre, une productrice le remarque et lui fixe un rendez-vous. Le lendemain dans le bureau de la dame, mort de trouille, Renaud joue ses propres compositions et, surprise (!), on lui propose de faire un 33T. 1er album et un succès d’estime: 2000 albums de vendus, quelques rares passages à la télé mais les radios le boudent encore.
En 1977, 2e album et un super hit « Laisse béton » qui fait vendre 350 000 45T… Depuis, 7 albums ont suivi; l’Olympia et Bobino l’ont programmé et notre chanteur des rues est devenu un monument national.
Un monument gênant d’ailleurs puisqu’il ne se prive pas de fustiger les gouvernements en place qu’ils soient de droite ou de gauche: « Quand la gauche est arrivée au pouvoir, je ne m’attendais pas à des miracles. J’attendais que les malhonnêtes soient remplacés par des incapables et c’est ce qui s’est passé. Ceci dit, je préférerai toujours un honnête incapable à un incapable malhonnête et la gueule de Badinter à celle de Peyrefitte… Mais je n’accepte pas que la France continue de vendre des armes à l’Afrique du Sud, à l’Irak ou encore à Israël. Et le service militaire? Ils avaient promis d’en réduire la durée et chômage oblige, ils n’ont rien fait ». Mais son cheval de bataille reste la zone avec ses coups de coeur, de surin et de cafard qu’il décrit avec des mots justes et où derrière les tatouages et le cuir, la nuit et la violence, on sent poindre une indicible tendresse. Ça bastonne sec dans les banlieues rouges mais les durs ont souvent un coeur de midinette et il faudrait être cynique pour ne pas craquer sur une chanson du genre « Manu »: « J’oubliais qu’tes tatouages — Et ta lame de couteau — C’est surtout un blindage — Pour ton coeur d’artichaut — Eh déconne pas Manu — Va pas t’tailler les veines — Une gonzesse de perdue — C’est dix copains qui r’viennent. » L’humour aussi joue un rôle important, celui de décompresseur et la parodie est un atout-maître chez Renaud. Qu’il parle du « beauf », raciste et con comme pas deux, des aventures de Gérard Lambert et de sa mobylette, de la bande qui part au baston, de Germaine la baba cool partie en Orient, il sait rentrer dans la peau de ses personnages et nous, si on s’esclaffe souvent de ces mille et un petits détails plus vrais que nature, on réalise aussi que cela lui permet de faire passer son « message », ce qui n’est pas du tout évident vu les thèmes traités.
Renaud, aujourd’hui, à 32 balais, continue de ne pas se prendre au sérieux et de s’étonner d’avoir autant de succès. Pour fuir les exigences du vedettariat, il a choisi de se barrer six mois par an sur son bateau « ma résidence secondaire » et de devenir un « militant du parti des oiseaux ». Une gosse de 4 ans, Lola, qui lui a inspiré une superbe chanson (« Morgane de toi »), sa femme dont il parle avec affection et l’inévitable bande de copains composent son univers. Par d’esbroufe ni de faux-fuyants. Renaud est dans la vie comme sur scène, sincère, et c’est peut-être finalement ce qui lui vaut d’être aujourd’hui le chanteur populaire du moment.
Source : Québec Rock