Renaud : « Il fallait que j’arrête d’être pochetron »

Nice-Matin

19 mai 2002

Son grand retour avec un superbe album de quatorze chansons, Boucan d’enfer, qui sort le 27 mai, chez Virgin. Il explique comment il a retrouvé le chemin de la création, après l’enfer de la déprime et de l’alcool. Il parle, pour la première fois, de sa chanson pour Santoni et la Corse. Notre interview du dimanche.

Renaud revient sur scène, du 19 au 23 décembre, et du 29 janvier au 1er février 2003, au Zénith, à Paris, avant une grande tournée à travers la France.

Une bouteille d’eau minérale déjà vide. La dernière fois, en février 2001, à la même table de La Closerie des Lilas, bar mythique parisien, cher à Hemingway, c’était pastis sans presque d’eau, à hautes doses. Près du verre de la résurrection, Renaud pose son nouvel album, Boucan d’enfer, le premier inédit, depuis huit ans. Quatorze chansons. L’événement.

« Tu ne bois plus ?

– Pas une goutte. C’est dur d’être à l’eau. J’étais comme un toxico, accroché au pastis. Un litre par jour, du lever jusqu’à point d’heure. Je me bousillais le foie, et les neurones.

– Comment ça se traduisait ?

– Des troubles neurologiques, hépatiques, physiologiques. Je me reconnaissais plus dans la glace. C’était l’overdose, d’ici deux ans si je continuais. Il fallait que j’arrête d’être pochetron. Je suis pas suicidaire, mais c’est un paradoxe, j’ai tendance à l’autodestruction. Regarde. Je suis moins bouffi.

– Comment t’es-tu soigné ?

– Des cures de désintoxication, de désaccoutumance, entre quatre murs, avec les alcoolos, les toxicos, les dépressifs, et les psys qui surveillent. Trois tentatives infernales, et la quatrième qui réussit. J’ai tué quelqu’un en moi. Je le raconte dans Docteur Renaud, Mister Renard : « Le Renaud ne boit que de l’eau. Le renard carbure au Ricard ».

– As-tu eu la tentation de Tout arrêter, comme dans ta chanson ?

– J’étais à deux doigts. Quand tu n’as pas écrit de chansons pendant cinq ans, à part deux, par miracle, tu te poses des questions.

– Comment as-tu retrouvé l’inspiration ?

– Un défi à la con, criminel, ridicule, avec un pote, Pascal, qui vit avec un autre, Marco. J’étais en période de sevrage, en manque. Il me dit : « Tu écris une chanson contre une bonne dernière cuite ». Il me suggère même quelque chose sur sa différence. Il y avait déjà le magnifique Comme ils disent, d’Aznavour. Lui, il voulait que je parle les homos de base, pas des travestis. J’ai écrit Petit pédé.

– Et après ?

– C’était reparti. Les trois semaines suivantes, j’en ai pondu huit autres, qui ont coulé comme une source d’eau fraîche. C’est symbolique.

– Comment en es-tu arrivé à cet enfer ?

– Il y a cinq ans, je me suis mis à avoir le blues, le spleen de mes 20 ans. Je voyais ma Lolita, ma fille, grandir, passer à l’âge adulte, les potes se tirer les uns après les autres. Coluche, Desproges, Gainsbourg, Frédéric Dard. Une profonde dépression m’est tombée dessus, comme une chape de plomb, que l’alcool n’a pas arrangé. Je ne me suis pas détruit quand Dominique, mon épouse m’a quitté. Elle m’a quitté parce que je me détruisais dans le bistrot dont je ne bougeais plus. C’était le mal de vivre. J’ai perdu mes passions. La moto, la mer, les bateaux, la pêche à la ligne.

– ça reprend ?

– Agathe, la veuve de René Fallet (1), m’a offert sa plus belle canne à pêche, avec la boite d’accessoires, les mouches. Je vais sans doute recommencer, surtout en tournée. Titouan Lamazou, mon pote navigateur, a dessiné la pochette de l’album. Peut-être que je reprendrai la mer avec lui.

– Es-tu à nouveau heureux ?

– Loin de là. Tu connais des gens vraiment heureux, toi ? Quand on voit ce qui se passe dans le monde, on a forcément mal pour cette humanité souffrante. Le Proche-Orient, il y a de quoi pleurer.

Renaud allume à la queue-leu-leu des Barclay, sourit, jure que ce ne sont pas les cigarettes d’Eddie…

 – Vas-tu aussi t’arrêter de fumer ?

– J’arrête le 11 mai (2), le jour de mes 50 ans. J’en suis à trois paquets. Je vais souffrir, mais ras-le-bol. Même ma voix se pourrissait de nicotine. Ça fait trente-cinq ans que je suis dépendant de cette drogue, et que j’enrichis ce gros dealer qu’est l’État.

– 50 ans, ça t’inspire quoi ?

– Des fois, je le sens physiquement. J’ai beaucoup vieilli de ce côté-là. Heureusement, je suis encore jeune dans ma tête. 50 ans, c’est un cap difficile, assez désespérant. Il ne reste plus qu’un tiers du chemin.

 – Cœur perdu est une chanson désespérée ?

– C’est pas la plus drôle du disque. J’ai noirci le tableau. On n’efface pas vingt-cinq ans ensemble, comme ça. Dominique l’a écoutée. Elle était émue. J’avoue que c’est une chanson de mec, égoïste. Je ne parle que de mon chagrin. J’omets le sien. Elle a pourtant autant de souffrance que moi. Ça se vit à deux.

– Où en êtes-vous ?

– On n’est pas divorcé. L’amour est toujours là, toujours présent. On a une autre façon de vivre notre couple.

– Et ta Lolita ?

– Elle est heureuse que je sorte enfin un album. Elle a 21 ans. Elle est dans une école de cinéma depuis trois ans.

– Mal barrés ne va pas l’inciter à se marier ?

– C’est le pessimisme du couple. La suite noire, cynique, désabusée, des Bancs Publics de Brassens.

– Pourquoi avoir été aussi loin, pour la première fois, dans la confession personnelle, avec cet album ?

– J’ai écrit ce qui est venu, sans me censurer. En cœur d’artichaut, trop naïf, trop sensible. Le prochain album sera plus altruiste, plus universel, plus combatif, plus rebelle.

 – Pourquoi encenser le bistrot en chanson ?

– C’est un chouette mot. Un lieu de vie indispensable, de partage, de rencontres, de solitude, et de travail. J’habite au-dessus, et je suis toujours là, à cette table. C’est mon bureau, ma cantine.

– Dans cette chanson, tu ne rends hommage qu’à des mecs, de Brassens à Doisneau, de Maupassant à Franquin. Misogyne ?

– Dans mon panthéon, il y a plus d’hommes que de femmes. Ils me viennent spontanément à l’esprit. J’aurais pu mettre Piaf, Barbara, Arletty, et Marguerite Duras. J’aimais bien cette petite bonne femme.

– Tu célèbres aussi, dans une autre chanson, Baltique, le labrador de Mitterrand.

– Je reste fidèle au président, mais je ne voulais pas lui lécher les bottes. J’ai choisi son chien. On ne l’a pas laissé entrer dans l’église, pendant les obsèques. Une vraie honte. Je dis aussi mon amour des chiens. J’ai eu un golden retriever que j’adorais.

– Pourquoi t’en prendre à Bernard-Henri Lévy, que tu appelles BHV, dans L’Entarté ?

– Je lui reproche sa suffisance, son arrogance, sa surexposition médiatique du prêt-à-penser, son manque de recul, et d’humour sur lui-même.

 – Qu’en pense-t-il ?

Son avocat nous a dit qu’il trouve la chanson drôle.

Pourquoi pas un débat avec BHL-BHV ?

– Je n’y tiens pas. Il est plus habile à manier les mots, l’invective que moi. Je suis persuadé que j’y laisserai des plumes.

– ça a l’air de t’amuser que Le Gloupier l’ait entarté.

– C’est mon côté provocateur. L’entartage n’est pas une action violente. Qu’on me jette la première tarte, si l’on n’a pas ri en voyant les puissants entartés.

– Tu t’en prends aussi dans Je vis caché, aux « Stars Académiques » et aux « Pop Stars de mes deux qui sont à la musique ce que le Diable est au Bon Dieu ».

– Je taille un petit costard aux pauvres ados qu’on fabrique stars en un mois, à coups de pub et de marketing. J’ai été encore plus choqué, déçu, que des gens que j’aime viennent leur servir la soupe pour beaucoup d’argent à Star Academy. TF1 a cassé sa tirelire, et versé des cachets mirobolants, plus de 100 000 francs.

– Qui t’a déçu, par exemple ?

– Je ne vais pas balancer, mais enfin, Bruel, Lavoine.

– Es-tu toujours aussi révolté ?

– Plus désabusé qu’avant. Je ne me sens pas porte-drapeau, porte-parole de mouvement politique, ou humanitaire. C’est parfois si dérisoire, futile et vain. Pourtant l’actualité récente me donne envie de militer à nouveau.

– Il y a quand même, sur l’album, Manhattan-Kaboul.

– C’est une chanson écrite dans l’urgence, qui montre que, quoi qu’il arrive dans les conflits, les dirigeants se portent toujours bien, mieux que les victimes. Pour ce dialogue entre un homme et une femme. J’ai choisi ma chanteuse francophone préférée, Axelle Red.

– Corsic’armes, est-ce un hommage à François Santoni, dont le nom n’est jamais prononcé ?

– C’est la pudeur. Je l’aimais bien. Cet anar habitait à côté. On se retrouvait ici. Rebelle ? Bandit ? Peu importe. Il était passionnant. J’ai voulu lui tirer un coup de chapeau. On va me le reprocher. Tant pis. Je suis un farouche partisan de la non violence, mais j’aime les insoumis qui résistent au jacobinisme, à l’autorité de l’État, et qui militent pour protéger des spéculateurs. Pour ce que ce beau pays ne devienne pas le bronze cul de l’Europe.

– Que penses-tu de son assassinat ?

– Conflit crapuleux ? Assassinat mafieux ou politique ? Qui peut le dire ? Il y a tellement de groupes armés en Corse qu’un chat n’y retrouverait pas ses petits.

– Cette chanson n’est-elle un peu dure pour les Corses ?

– C’est aussi un hommage à toutes les femmes corses, qui pleurent un mari, un frère, un enfant, dans un conflit qui a trop duré.

– Qu’a dit Christel, la compagne de Santoni, à qui est dédiée la chanson ?

– Elle a été la première à qui je l’ai fait écouter. Elle a pleuré.

– Te verra-t-on en Corse après une telle chanson ?

– J’espère. Je n’ai pas peur d’y aller. Je n’ai peur que de la peur. S’ils se mettent à flinguer tous ceux qui ont aimé Santoni, ça fera du monde. »

(1) L’écrivain, auteur, notamment, du Beaujolais nouveau est arrivé.

(2) Cette interview a été réalisée le 23 avril, avant le départ de Renaud pour le Canada, où il tourne un nouveau film, Crime spree, avec Depardieu Johnny, et Bohringer.

  

Source : Le HLM des Fans de Renaud