RENAUD : Il met des pantoufles pour chanter la révolte

ELLE

1982

PHÉNOMÈNE

Paris, janvier 1982. Olympia, 21 heures pile. Projecteurs croisés, un phénomène monte sur scène. L’ovation est énorme, prolongée… incroyablement jeune dans l’octave. Pas le même public que Papa Montand (qui l’a précédé) ni Maman Barbara.

Le phénomène en question n’a pas trois bras, deux têtes ou la queue d’une sirène. C’est un gabarit moyen de la France, 1952, un long personnage mince, maigre même, aux joues creuses. Son teint pâlot fait brûler, sur le cuir noir du blouson, l’éclat rouge d’une foulard de coton (polyester 15%, ne pas bouillir). Dans l’ombre, les cris s’hystérisent : « Renaud ! Renaud ! ». Ainsi passe l’encontre. Le chanteur Renaud, vingt-huit ans, après des années d’errance, viens de crever la toile peinte brodée d’étoiles où se perdent les grands du show business. 

Il n’a qu’à lancer les premiers mots d’une chanson : tous, les mouflets, les loulous, les zonards, les petits cadres nostalgiques épars dans le public pourraient luis souffler le reste, à l’endroit et à l’envers (en verlan, la grande spécialité de Renaud).

Renaud, c’est leur clone – comme les rêves cassés, les après-midi d’ennui au pied des tours H.L.M., les colères sourdes, les amours jeunes (« Le jour se lève sur ma banlieue. J’ai froid, c’est pourtant pas l’hiver. ») Ils ne savent pas grand-chose de sa vie, mais le peu qu’ils en savent coïncide avec leur sens moral. Renaud est un gars du peuple : il a fait des tas de métiers : plongeur, glacier, serveur, peut-être bien qu’il a été casseur, même condamné ? Il chantait dans les cours d’immeuble. Un producteur a fini par le remarquer. Il a pu manger à sa faim. Après, ça a été Bobino et l’Olympia. Un vrai parcours de combattant.

Personne n’a jamais pu démolir une légende. La vérité même ne saurait lui nuire. Il faut donc reconnaître que Renaud Séchan est un chanteur décent, bien qu’il ait chanté dans les cours. Fils de professeur, petit-fils de professeur (latin-grec). Jamais mort de faim. Jamais condamné. Ne boit, ni ne fume. Il fait le bonheur de ses chers parents.

Bien établi, il a un enfant, une fille d’un an et demi nommée Lolita (en verlan, Talilo) et, avec quatre cent mille albums vendue, il peut donner à manger aux oiseaux. C’est l’homme qui brûle moins vite que sa légende. Et qui lui donnerait tort ? Sorti de scène, il se dépouille du foulard et des santiags (il lui arrive même de porter des « charentaises »). Il va rejoindre Dominique, « la gonzesse, celle qu’il est avec ».

Pendant qu’elle s’occupe de la correspondance avec les sociétés de disques, les éditeurs ; lui somnole ou compose en verlan. Le bonheur.

Le seul point où légende et vérité de Renaud se rejoignent, c’est l’enfance. Comme toujours. L’ami de ses dix ans, François Guierre, devenu, lui aussi, chanteur et compositeur, se souvient de l’école de la rue Prisse-d’Avesnes, 1er métro Alésia : « Renaud Séchan ? Indiscutablement, c’était le chef de la bande. Sans problème. Le prestige. Le charisme. Sous le préau, il avait fondé le « Club des rats poilus », où on faisait le racket des carambars. Alors, question caramels, c’est sûr qu’il a des chose à se reprocher, Renaud. »

À la fin du XIXe siècle, en France, il y a eu un grand chanteur populaire : Aristide Bruant (« Nini peux d’chien », « Rue Saint-Vincent »). Renaud lui ressemble et il le sait. Comme lui, il porte le foulard rouge de la révolte. Comme lui, il a sa légende. Et comme lui, elle est fausse. En réalité, Bruant devint gros, riche et conservateur. 

Renaud est riche, mais toujours maigre. Il est sur la balance. C’est peut-être pourquoi, à l’Olympia et dans les humbles chaumières (équipées d’amplis H.F.), des voix suppliantes commencent à monter : « Renaud, t’es au sommet. Tu nous as secoués. Maintenant, tu as femme et bébé. T’es bourré. Arrête. Te laisse pas gâter. Vieillis avec nous. Monte sur ton bateau et rire-toi. Laisse béton, mec. Sans bourtam ni pettetrom. »


Son public : des loulous, des zonards, des petits cadres nostalgiques. Peur eux, Renaud chante les rêves cassés, les après-midi d’ennui, les colères sourdes, les amours jaunes. Mais côté jardin, c’est toujours en famille, il vient de l’échapper (…). 

  

Source : ELLE