Octobre 1991
CHETRON SAUVAGE RETOURNERAIT-IL SON PERFECTO ? ENTRETIEN BIEN DÉGAGE DERRIÈRE LES OREILLES À L’OCCASION DE LA SORTIE DE SON NOUVEL ALBUM.
Avec ses Santiags son Perfecto, son foulard rouge et ses longs cheveux blonds, Renaud a créé un personnage à part dans le paysage culturel français. Gouailleur et fort en gueule, ce titi poulbot-verlan qui se présentait « auteur par plaisir, compositeur par nécessité, interprète par provocation » était devenu le porte-parole d’une jeunesse très critique vis-à-vis de notre société et faisait spectaculairement campagne pour Mitterrand. Mais, il y a trois ans. le personnage public qu’il était devenu sembla totalement flipper. La Chetron Sauvage fit quelques déclarations tonitruantes annonçant sa rupture avec les médias (qui parlaient de lui), les radios (qui jouaient ses disques), et la société en général. II se retira, courroucé, solitaire et incompris. Aujourd’hui, à l’occasion de la sortie de son nouvel album, marqué par une chanson anti-Mitterrand, il retourne son blouson et renoue avec les médias pour leur expliquer qu’il a été un vilain garçon et qu’il regrette un peu. C’est dans un splendide hôtel particulier du 14e arrondissement, où il vit avec son épouse et sa fille, que Renaud nous a reçus. II nous a montré avec fierté sa collection de bandes dessinées. Il en possède plusieurs milliers (tous les « Spirou », les « Bibi Fricotin », les « Bicot », les « Pieds Nickeles ») mais avoue sa préférence pour « Tintin » dont il a réussi à acquérir toutes les éditions originales. Certaines d’entre elles valent plus de 30 000 F et il avoue être partiellement responsable de l’inflation spectaculaire qui a eu lieu sur ces ouvrages. C’est dans son bureau qu’il les conserve avec tous les objets décoratifs assortis (le fétiche arumbaya de « L’Oreille cassée », la fusée à damier rouge et blanc d’ « On a marché sur la Lune », le vase chinois du « Lotus bleu », la Jeep d’ « Au pays de l’or noir »). Des guitares sont posées contre les murs et quelques CD s’empilent sur une étagère. On y trouve beaucoup de musique irlandaise et tout Brassens. « J’ai toujours aimé Brassens et je suis quelqu’un de fidèle, dit-il. Je ne change pas, je ne brûle pas ce que j’ai adoré. Je sais, par exemple, qu’il est aujourd’hui de bon ton de démolir Bruce Springsteen après l’avoir porté aux nues. La seule chose que j’ai à lui reprocher, c’est de nous faire languir avec son nouvel album. » Sur une table trône un Macintosh qu’il a fait peindre en noir. Renaud découvre l’informatique et, si on le lance sur ce sujet, il s’émerveille longuement des possibilités infinies de ces machines qu’il avait toujours farouchement rejetées jusqu’ici. De nombreux dessins et photos représentant Coluche sont encadrés et posés un peu partout dans la pièce. Notre entretien terminé, Renaud prendra un TGV pour descendre dans le Sud où il possède une maison et des chiens truffiers, autre sujet sur lequel il est intarissable. Dans la vie, Renaud ressemble décidément peu à l’idée qu’on pouvait se faire de lui au travers de ses coups de gueule ou de son accoutrement. Cette image décalée commence d’ailleurs à le chagriner et le mot souvent mal à l’aise. Une chose l’afflige particulièrement : ses sosies. « Il y en a un qui est venu me voir après un spectacle. II m’a donné sa carte de visite sur laquelle il avait fait imprimer, en guise de profession : « Sosie de Renaud ». J’étais effondré. » Aujourd’hui, vivant de moins en moins bien sa célébrité, Renaud ne se sent bien qu’isolé en famille ou sur son bateau. Il a néanmoins décidé de refaire parler de lui â travers ses chansons.
« A LA MORT DE COLUCHE, JE ME SUIS SENTI SEUL, DÉPRIMÉ, FATIGUE DE LA CIVILISATION DE L’IMAGE ET DE LA SURPUISSANCE DES MÉDIAS. JE ME SUIS FERMÉ. DEPUIS, JE ME SUIS RENDU COMPTE QUE JE M’ÉTAIS COUPÉ D’UNE PARTIE DE MON PUBLIC. »
Lors des dernières élections présidentielles, vous aviez lancé une compagne tonitruante, « Tonton. laisse pas béton ». Aujourd’hui, vous semblez chanter le contraire dans « Tonton ».
RENAUD. Cette chanson va alimenter l’éternel débat : Renaud est-il un mitterrandophobe ou un mitterrandolâtre ? Renaud est ami, mais pas valet. Je n’ai aucun scrupule à dire du mal de mes amis et je suis un peu déçu par sa direction un peu droitière et son côté monarque. Je ne me permettrai jamais, bien sûr, de le lui dire. Je ne voudrais d’ailleurs pas polémiquer avec lui, car il est très fort dans ce domaine. J’ai avec lui des rapports courtois. Je l’ai croisé plusieurs fois à l’Elysée ou dans des meetings. Il est avec moi plutôt paternaliste.
C’est un peu surprenant de vous voir redonner des interviews alors que vous avez, lors de la sortie de votre précédent album, clamé bien haut que vous vous coupiez des médias.
R. Goldman. Jonasz et moi avions décidé à la même époque d’un boycott des médias. Ils ont leurs raisons, moi j’avais décidé que je n’avais plus à me justifier. J’étais très déprimé par la mort de Coluche et je ne voulais pas qu’on me demande de faire du nécrologisme. J’étais, et pas mois qu’aujourd’hui, fatigué de cette civilisation de l’image et de la surpuissance des médias. De la médiocrité de certains, des manipulations. Ne me faite pas dire ce que je ne dis pas, les journalistes ne sont pas tous des êtres ignobles.
De même, les chanteurs ne sont pas tous des demeurés.
R. J’étais fatigué de parler pour parler et j’étais parti sur cette idée un peu débile : tout ce que j’ai à dire se trouve dans mes chansons. En plus, de quel droit m’autoriserais-je à juger le monde et à donner mon avis sur mes contemporains ? C’est principalement ce qui a motivé mon attitude fermée. mais, en trois ans, j’ai changé. Je me suis rendu compte que mon attitude était excessive, que je m’étais coupé d’une partie de mon public, que je m’étais fait haïr des médias. Les journalistes sont susceptibles et revanchards. Le public n’a pas compris mon absence. Aujourd’hui, je reviens timidement sur la pointe des pieds. Je ne tiens pas à me livrer corps et âme à la curiosité populaire.
« CERTAINS PENSENT QUE MA RÉUSSITE ET MON ARGENT SONT INCOMPATIBLES AVEC UNE ATTITUDE RÉVOLTÉE. COMME S’IL FALLAIT VIVRE DANS LA MISERE POUR LA DÉNONCER ! AUJOURD’HUI, MA CAPACITÉ D’INDIGNATION N’EST TOUJOURS PAS TARIE. »
Vous dites que vous n’avez pas à juger vos contemporains, c’est pourtant ce que vous faite – et plutôt violemment – dans vos dernières chansons. Il y en a une qui s’en prend au Paris-Dakar, une autre aux corridas. Et dans « Aquarium », vous vous réattaquez aux médias.
R. J’ai la naïveté de croire que sur les deux premiers cas, en tout cas, je ne me trompe pas. Quant à « Aquarium », j’ai écrit cette chanson pendant la guerre du Golfe où les journalistes n’ont pas vraiment brillé par leur pertinence. Ce qui me dérange aussi, c’est l’approbation de l’information. Cela dit, moi aussi j’ai plus tendance à parler des trains qui déraillent que de ceux qui arrivent à l’heure.
Beaucoup de jeunes vous écoutent et vous suivent. Aimez-vous vous poser en leader d’opinion ?
R. Ce rôle me plaît. Mais c’est un pouvoir dangereux et qui peut être inquiétant, J’espère l’utiliser pour pousser tes jeunes à la fraternité, à la solidarité et à la révolte. Je ne suis pas très clair mais je me comprends. Je regrette un peu l’abus de pouvoir que représentait « Tonton, laisse pas béton » en 88. Je ne le referai pas.
Vous avez aussi, en tournant un spot publicitaire pour une marque de bière, poussé les jeunes à consommer de l’alcool. C’était un peu choquant de votre part.
R. Moi aussi, j’ai été très choqué par la suite, car je n’ai réalisé qu’après. J’avais fait ça pour m’amuser, et aussi pour gagner de l’argent qui soit versé directement (sans que ça passe par moi et donc sans qu’il soit ponctionné de 50 % par le fisc) de Kanterbraü au Muséum national d’histoire naturelle dont la décrépitude m’attristait. Je voulais également toucher à toute dans ce métier et on m’offrait carte blanche pour le script. Je ne me suis même pas posé la question de savoir si j’avais le droit d’inciter des jeunes à picoler. Je pensais simplement que j’allais inciter le consommateur de frère à choisir Kanterbraü plutôt qu’une autre marque. J’ai su par la suite que l’année d’exploitation de ce spot, les ventes avaient progressé de 30 à 50 %. Puis, j’ai culpabilisé quand j’ai entendu le professeur Got me critiquer gentiment à ce sujet et quand un ami très proche a été tué sur la route par un alcoolique. Je m’en suis aussi voulu d’avoir prêté mon image à un produit de consommation, quel qu’il soit.
Ne craignez-vous pas que l’argent que vous gagnez émousse votre crédibilité chez les jeunes ?
R. Je ne le craint pas, je le constate. Une partie de mon public a décidé que réussite -> argent -> confort -> incompatibilité à la révolte. Comme s’il fallait vivre dans la misère pour la dénoncer ! Malgré mon argent, ma capacité d’indignation n’est pas tarie.
Comment vivez-vous votre célébrité ?
R. Je l’assume. C’est délicat de se plaindre mais la célébrité, c’est parfois pénible, envahissant et déroutant. Le pire, c’est le regard des gens en dehors du métier. Dans le train, au marché. Je peux devenir vite assez parano. Quand je fais acheter des disques chez Virgin, je garde mon casque de moto le plus longtemps possible. Les gens me regardent et généralement ne bronchent pas, mais dès qu’un type me demande un autographe, tout le monde se dit « Ah, il est gentil, on peut y aller ! » et tout le monde rapplique. Les foules sont toujours dangereuses, même quand elles sont amoureuses. L’autre jour, je sortais du Mégastore, j’étais en train de défaire l’antivol de ma moto, j’ai levé la tête et j’ai vu cinquante personnes autour de moi qui me regardaient. C’était extrêmement dérangeant et ça entretient ma paranoïa,
«JE HAIS LE MONDE DU SHOW- BIZ ET JE N’AIME PAS ALLER AU SPECTACLE. QUAND C’EST BON, CA ME REND JALOUX, QUAND C’EST MAUVAIS, JE REGRETTE D’AVOIR PERDU TROIS HEURES DE MA VIE. IL DOIT Y AVOIR UNE EXPLICATION PSYCHANALYTIQUE À CETTE AVERSION. »
Comment vous entendez-vous avec votre fille ?
R. Je pense être un père ordinaire. Je la protège un peu trop, comme tous les pères. Ma fille a 11 ans. Elle est fière de son papa, elle est parfois même déroutée par l’attention que |e provoque, mais sans orgueil particulier ni sentiment de supériorité. Elle est très parano vis-à-vis des gens dans la rue. Tout bébé, elle m’a vu accosté par des inconnus parfois un peu maladroits ou sortir de scène entouré de gens hystériques qui criaient mon nom. Elle ne comprend pas les demandeurs d’autographes qu’elle appelle les « autographeurs ». Elle ne comprend pas ce que mon nom peut représenter sur un morceau de papier.
Quels sont vos rapports avec le monde du show-business ?
R. Pour ainsi dire inexistants. Je ne vais pratiquement jamais au concert. Je n’aime pas le spectacle. Quand c’est bon, ça me rend jaloux, quand c’est mauvais, je regrette d’avoir perdu trois heures de ma vie. Je vais voir les amis quand je sais que mon absence les blessera. II doit y avoir une explication psychanalytique à cette aversion du monde du spectacle. Mes vrais amis étaient Coluche et Desproges ; quand ils sont morts, je me suis retrouvé seul et je continue seul depuis.
Vous critiquez beaucoup la société, pourtant vous y êtes installé très confortablement. Vous avez finalement peu de raisons de vous plaindre.
R. Notre société est démocratique, spectaculaire et capitaliste. Je suis très conscient des contradictions de ma position. Je critique cette société, on m’autorise à le faire, ces critiques deviennent un produit de consommation. Ça entraîne un brassage d’argent, des intérêts économiques énormes et. au bout du compte, je ne suis devenu qu’un maillon de cette nébuleuse. Philosophiquement, je serais peut-être plus à l’aise si je chantais dans des sous-sols à l’abri des oreilles, des bravos et de l’argent. Une création artistique, même s’il s’agit d’une critique de la société, devient produit dès qu’elle est sur un support. C’est le système qui est très malin jusque dans ses contradictions. Bossuet disait : « On ne permet de dire qu’à celui qui ne peut rien. » C’est sûrement mon cas.
SACHA REINS
Source : Paris Match