RENAUD : La révolution est plus à refaire qu’à fêter

Journal de Saint-Denis, mai 1989

Par Dominique Sanchez

Bicentenaire. Le concert de Saint-Denis, ce sera effectivement des retrouvailles avec un public, qui, certes, vient à Paris habituellement mais qui, cette, fois-ci, ne sera pas noyé dans la multitude.

Le 21 juin, Renaud donne à Saint-Denis son premier concert – peut-être unique – dans le cadre du Bicentenaire. Dans un entretien exclusif accordé à Dominique Sanchez, il s’en explique : révolutionnaire !

Le Journal : Tu viens à Saint-Denis le 21 juin. Ça fait un bail que tu n’avais pas fait de concert en banlieue parisienne.

Renaud : Le contexte culturel et économique d’aujourd’hui fait que c’est la banlieue qui vient à Paris. Rares sont les villes proches de la capitale qui peuvent se vanter d’avoir fait des efforts conséquents pour la culture, en général, la chanson et le rock, en particulier. Et puis, il y a une volonté délibérée des organisateurs de spectacles, des décideurs, du ministère de la Culture de tout centraliser sur Paris. A une époque je tournais plus souvent en banlieue dans des petits lieux, des chapiteaux cradingues ou des maisons de la culture, aujourd’hui en voie de disparition. Maintenant, pour des raisons qui sont aussi liées au succès, je vais dans des endroits susceptibles d’accueillir beaucoup de monde avec un confort maximum.

Le Journal : Et elles te font quoi ces retrouvailles ?

Renaud : C’est un peu un retour aux sources. Ça me fout une certaine pression. Le concert de Saint-Denis, ce sera effectivement des retrouvailles avec un public qui, certes, vient à Paris habituellement mais qui, cette fois-ci ne sera pas noyé dans la multitude.

Le Journal : Ce concert va se tenir place du 8 mai 45 et, en cette année de Bicentenaire, il s’intitule Saint-Denis-Fraternité. Ça fait pas mal de symboles.. Malgré la Kanaky, la Palestine, Mandela toujours en prison – Otelo de Carvalho et Vaclav Havel heureusement en sont sortis – crois-tu encore aux grands idéaux qui ornent le fronton des édifices publics ?

Renaud : Un pays sur trois pratique la torture. Aucune démocratie ne peut prétendre n’avoir jamais porté atteinte aux droits de l’Homme, mis des innocents en prison. Dans des pays, entre guillemets civilisés et démocratiques, la peine de mort existe encore. Le Portugal, le Maroc, L’ Angleterre avec les dix de Birmingham et bien d’autres ont toujours des prisonniers politiques. La France a des restos du cour et ne respecte donc pas la liberté fondamentale de manger à sa faim tous les jours. Dévastés par la crise économique, les pays angle-saxons engendrent le Heysel et Sheffield. L’Europe des marchés financiers, des flics, des armées est en train de se construire et d’écraser les citoyens. La famine ravage le Tiers-Monde et le Fonds Monétaire International impose de telles conditions que les peuples les plus pauvres doivent descendre dans la rue et, pour bouffer, piller les magasins et se faire tirer dessus par l’armée, comme en Algérie ou plus récemment encore au Vénézuela. Avec le pseudo-miracle américain, des millions de nouveaux pauvres vivent là-bas en dessous du seuil minimum. En Turquie, même les manifestations du 1er mai sont réprimées dans le sang. Le peuple kurde est victime d’un génocide en Irak, en Turquie et en Iran. Dans les conflits du Moyen-Orient, des enfants sautent sur des champs de mine. En Afrique du Sud, contrairement à ce que nous fait croire la presse bourgeoise, la situation ne s’améliore pas, sauf peut-être dans les petits détails de la vie quotidienne. Les ventes d’armes sont très prospères partout dans le monde. En Nouvelle-Calédonie, les pratiques néo-coloniales persistent et là-bas comme ici, l’administration met des bâtons dans les roues pour empêcher tout développement culturel et économique des Kanaks. Et ça, je le sais de source sûre ; j’aide financièrement un projet visant à réapprendre, à ce peuple marin par nature, à construire des bateaux sans dépendre du monopole des Caldoches. Je connais donc tous les prétextes avancés pour empêcher sa concrétisation. Les enfants tués par balles en Palestine, c’est devenu une routine quotidienne qui ne fait plus que trois lignes dans les journaux. En dressant cette liste, malheureusement très incomplète, je ne peux pas dire que les idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité aient toute la résonance qu’ils devraient avoir. Ils restent l’objectif à atteindre.

Le Journal : C’est pour cela que dans ton « dictionnaire énervant » distribué lors de ta tournée, tu as cette phrase sur le Bicentenaire : « Il y a deux cents ans, une bande d’affamés investissaient une prison vide, du coup la bourgeoisie prenait le pouvoir. Elle y est toujours » ?

Renaud : Oui. Je ne suis pas historien et je n’ai pas fait d’études suffisamment brillantes pour citer tous les acquis de 1789. Fondamentalement, cette révolution marque la fin de la monarchie et amène la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Mais elle est tellement bafouée tous les jours qu’il est difficile de se réjouir. Je pense viscéralement que la révolution est plus à refaire qu’à fêter. La bourgeoisie est au pouvoir et elle défend ses intérêts, même avec de prétendues options « bonheur du peuple » quand c’est les socialistes, dont je doute de plus en plus, qui dirigent. Je ne veux pas profiter de cette interview pour annoncer une rupture avec des gens, qui pour moi ont toujours fait partie de ma famille, au même titre que les communistes, et pour lesquels j’ai même milité à ma façon. Mais j’ai de plus en plus de désillusions. Alors que de 1981 à 1986, je refusais de faire partie des déçus du socialisme, je suis actuellement désabusé par leur conception du socialisme et par la manière dont, une fois, au pouvoir ils trahissent les idéaux qui les ont fait élire. J’ai le sentiment qu’on a remplacé un royaume de serfs par un royaume de moutons, que l’on abrutit avec la télé, les loisirs, les parcs d’attraction, les gadgets électroniques, la consommation. Même quand il y a des luttes, elles restent catégorielles, non globalisées. Je rêve, au contraire de voir des millions de gens descendre dans la rue pour le droit au travail ou contre des milliards investis dans l’armement.

Le Journal : Malgré cette phrase, c’est toi qui a semblé le mieux convenir pour célébrer 89 en chanson et en musique.

Renaud : C’est sans doute parce que, malgré mon succès et mon argent, j’ai l’impression de rester un révolutionnaire dans l’âme et dans les mots. sans que mes chansons deviennent des discours et mes galas, des meetings. Les idéaux de 89, je les respecte et je les trouve, hélas, toujours d’actualité.

Le Journal : On t’attaque beaucoup ces temps-ci. Il paraît que tu collectionnes les échecs artistiques en ce moment. Seraient-ce tes prises de position qui dérangent au point de provoquer une mini-cabale ?

Renaud : Plus je prends position, plus on m’attaque. C’est sûr. Ce qui est un demi-succès pour un autre chanteur devient pour moi un demi-échec. Si je fais six mille personnes à Bourges, c’est un bide. Alors qu’on parle du triomphe de Daho qui en réunit trois mille. J’ai eu deux ou trois années exceptionnelles au niveau du succès. Je n’ai jamais misé toute ma carrière sur de tels scores. Je savais que forcément, ça redescendrait. Depuis Morgane de toi et Mistral gagnant.

Le Journal : Qui se sont tout de même vendus à plus d’un million d’ exemplaires.

Renaud : On m’attend au tournant. A cette époque, je me disais que le jour où je vendrais huit cent mille albums, le métier – ou plutôt les imbéciles du métier et c’est souvent eux qui ont la parole – affirmeraient que je ne vends plus un disque. C’est rigoureusement en train de se passer. Les jalousies aboutissent au plaisir mesquin de jubiler quand le succès revient à un stade plus conforme. A la limite, je trouve que c’est de bonne guerre, même si ça me blesse, et que j’y laisse des plumes dans mon orgueil et dans mon amour-propre. Je me dis aussi – sans jouer au martyr – que c’est une façon d’essayer de démolir un type qui gêne. Comme artiste, j’avais un choix à faire ; soit mener une carrière de chanteur engagé en mettant mon talent – si j’en ai – au service de toutes mes convictions. au détriment du succès populaire et donc de l’efficacité de cet engagement. Soit je jouais le jeu des médias, de la promo, des émissions en smoking et paillettes du show-biz traditionnel en entrant dans cette grande mécanique du système capitaliste que je vomis par ailleurs. J’essaie toujours de concilier les deux, et c’est pas évident ; les gens qui m’attendent chez SKF à Ivry, sont étonnés de me vois à Champs-Elysées et ceux qui me veulent chez Guy Lux ne comprennent pas que je chante au Portugal l’hymne de la révolution des œillets, devant une salle de mecs aux poings levés. J’assume et j’essaie de marier les deux, le mieux possible, en me disant que mes engagements auront d’autant plus de poids si je remplis le Zénith plutôt que le Café d’Edgar.

Le Journal : On a aussi beaucoup parlé de l’arbre qui t’a accompagné dans tout ton périple sur les scènes de France. Ne crains-tu pas la surenchère, d’être obligé, pour étonner encore la prochaine fois, d’implanter une forêt ?

Renaud : Je compte renoncer, à terme, à ce genre de spectacle lourd à gérer. C’est un cercle vicieux, on se dit que pour faire du monde, il faut un beau spectacle et que pour faire un beau spectacle, il faut beaucoup de monde. Afin de payer une aussi lourde production. Ce système te condamne à faire trois-quatre mille personnes. Je n’en ai plus envie. Non pas, comme le prétendront les mauvaises langues, par peur de ne pas y parvenir – trois cent mille personnes ont assisté au spectacle de ma dernière tournée – mais parce que j’ai suffisamment goûté au plaisir de chanter devant des marées humaines, avec un décor et une équipe énorme autour de moi ; les gens m’ont vu en panoramique, j’ai envie qu’ils me revoient en gros plan. Mon prochain disque sera acoustique et je veux pouvoir le chanter dans des petits théâtres de deux mille places sans que tout un staff – presque une industrie – ait besoin d’être déployé. Aujourd’hui, ça peut changer, j’installerais volontiers mon prochain spectacle dans un lieu comme le Bataclan, avec moins d’artifice, mais plus de confort d’écoute. Le système économique fait, que en France, les producteurs – et j’en suis complice que je le veuille ou non – traitent le public de la chanson et du rock comme aucun autre, à part peut-être celui du foot. Les amoureux de lyrique ne sont pas dans un chapiteau, les pieds dans la boue, à cent mètres de la scène, assourdis par une sono démesurée. C’est vrai que pour des raisons financières, il est plus légitime de faire quinze mille personnes en une soirée que de multiplier les dates dans la même ville. Mais ce que je reproche à Madonna ou à Springsteen, quand ils viennent au Parc des princes ou à Sceaux, je n’ai plus envie de le faire parce que je n’aimerais pas être public dans ce cas-là.

Le Journal : En attendant les parterres plus intimes, c’est une nouvelle fois avec la foule que tu devrais avoir rendez-vous le 21 juin à Saint-Denis. Il y a maintenant plusieurs mois que je t’ai proposé de faire ce concert en dehors de ta tournée. Tu as accepté d’emblée et il m’a semblé que la médiocrité du prix d’entrée a compté dans ta décision.

Renaud : C’est effectivement très bien de permettre aux gens d’assister à un spectacle pour une somme symbolique. Pour une fois ça change.


Entretien réalisé par Dominique SANCHEZ

Notre collaborateur Dominique Sanchez avait publié, en 1987, avec Thierry Séchan, le frère de Renaud, un très beau livre : Renaud, l’album. Une réédition vient de paraître aux éditions Messidor, à lire.

Renaud à Saint-Denis

Concert le mercredi 21 juin, place du 8 mai 1945 à 22 heures.

Prix : 30 francs. Billets en vente au Festival de Saint-Denis (par correspondance) ; 61 bd Jules-Guesde, à l’Ecran, (même adresse), au SMJ : 12 place de la Résistance, à l’Office du tourisme : place de la Légion d’ Honneur et au magasin Carrefour : place du Caquet.

 

Source : Le HLM des Fans de Renaud