N° 2732, du 25 au 31 mai 2002
Avec « Boucan d’enfer » son nouvel album, Renaud revient de loin
Publié le 25 mai 2002 à 15h46 | Mis à jour le 08 décembre 2020 à 10h43
Inspiration asséchée, cœur cassé, moral en berne. Ces dernières années, l’ami Renaud marchait à l’ombre, près des bistrots, loin des studios. Le revoilà enfin, fatigué mais debout. Gavroche toujours attachant, champion des mots tendres, drôles et féroces.
Il y a vingt ans, pour les interviews de Renaud, rendez-vous était pris au Café des amis, du côté du Marais. Aujourd’hui, c’est dans une brasserie chic près de Port-Royal. Les tables n’y sont pas ravinées par les brûlures de cigarette et les coups de bock, elles portent sur une plaque gravée le nom de clients célèbres et morts. Les clients célèbres et vivants se saluent discrètement, en gens de bonne compagnie. Dans un coin, Philippe Sollers griffonne sur un papier en jetant des coups d’œil à la table d’à côté, où réside un chanteur hier autoproclamé énervant.
Ce n’est pas le Café des amis, mais Renaud y voit plus souvent les siens qu’il n’y reçoit les journalistes. Il y a une vie avant et après la promotion des disques, et l’amitié l’a gardé en vie toutes ces années où il avait moral et plume en berne. S’il a publié un album consacré à Brassens en 1996, aucune nouvelle chanson de lui n’a résonné depuis huit ans.
Un album « nombriliste »
A l’écoute des inédits, à paraître sous le titre Boucan d’enfer, une vieille complainte revient en mémoire : « Le roi Renaud de guerre revint / Portant ses tripes dans ses mains »… Elle a quelque cinq siècles. Notre Renaud, cinquante ans à peine sonnés. S’il était roi, il serait nu. Sonné, lui aussi. Ses tripes sous sa plume. D’autres guerres ont triomphé, lui avait cessé le combat. Victoire par KO à l’inspiration asséchée, au gosier jamais à sec. Au silence. Au désespoir. C’est essentiellement de ça que ce nouvel album parle.
« Un album plus nombriliste qu’altruiste », commente l’auteur. Et, apprenant que les premiers auditeurs, notamment masculins, ont eu les larmes aux yeux en écoutant ses chansons de désamour : « C’est vrai qu’il n’est pas très gai… » Pas courant, un chanteur qui ne se flatte pas de l’émotion qu’il suscite. Rectifions : dans cet ouvrage nombriliste, bien des nombrils se reconnaîtront ; et cette livraison pas gaie n’oublie pas d’être drôle. On va y venir.
Pour l’heure se renouent les fils, et les silences, qui s’invitent toujours à une conversation avec Renaud. Pas gênants. Le regard mesure le temps, les griffures au visage comme des aiguilles d’horloge. Et le petit sourire qui les efface, pudique et penaud, sourire d’enfant que Renaud a toujours eu.
L’enfance. « Dans ma tête, j’ai 14 ans », chantait-il quand il en avait 27. Et sur A la Belle de mai, son avant-dernier album studio en 1994 : « Après l’enfance c’est / Quasiment fini. » En écho, une autre chanson y prenait pour titre un mot d’enfant : C’est quand qu’on va où ? Toute la question est là – la chanson sert souvent de miroir à nos questions.
« Déprime, parano, et hypocondrie »
Passé les trente glorieuses et la quarantaine rugissante, on découvre soudain que tout finit. L’amour, la vie. Et si l’amour murmure encore, la mort a le dernier mot. L’éternité est terminée. Tout le reste du parcours se coltine cette réalité-là, et le pas est plus lourd quand la camarde pèse sur les épaules. Renaud ne philosophe pas là-dessus, ou à sa manière, au fil des plages : son amour l’a quitté, et il était sa vie. Mais l’homme n’est pas dupe de la métaphore, du rôle de raison de vivre assigné aux êtres aimés. « Pendant des années, le simple fait de voir qu’il faisait jour et que j’étais vivant me remplissait de joie. Cette joie a un peu disparu. Je n’ai jamais voulu grandir, je n’ai jamais voulu vieillir. Alors… Déprime, parano, hypocondrie : séparation », résume-t-il.
Alcool, aussi. En témoigne sur cet album de la renaissance la chanson Docteur Renaud, Mister Renard, autoportrait féroce. « Je ne savais plus si je buvais parce que j’étais mal, ou si j’étais mal parce que je buvais », dit-il. En fait, il sait. L’alcool lui servait d’anesthésique depuis longtemps, il en plaisantait parfois dans les chansons, comme Pochtron !, en 83.
La déprime, il en rigolait moins, l’évoquait à mots couverts : « Combien y reste de bornes / A quelle heure on arrive / Combien qu’y m’reste à vivre / A quelle heure j’abandonne » (album Le Retour de Gérard Lambert, deux ans plus tôt). A l’époque, ces notes en mineur passaient presque inaperçues dans la petite musique triomphante de celui qui faisait « le boulot de Verlaine avec des mots de bistrot », comme disait son ami Frédéric Dard.
Si Renaud recourait au binaire-baston ou à la guitare baladine, sa partition valsait, valse toujours, sur trois temps : le rire, l’amour, la colère. Le rire, c’est aujourd’hui un Nain de jardin, c’était hier les portraits de copains crétins et d’apprenties vamps, les autoportraits en « moineau qu’aurait été malade », les jeux avec les mots, Menthe à l’eau, Mélusine, ancienne marine : « Dès que le vent soufflera nous nous en ailerons (de requin) »…
Amours multiples
L’amour avait la part belle, de sa Gonzesse à son Pierrot. Amour de la femme, amour de l’enfant (« Tu sais, ma môme, que j’suis morgane de toi »), jalousie de celui qui ne sera jamais « en cloque » et qui fouille dans le sac de sa belle – combien d’hommes ont été troublés, touchés par la véracité de ces aveux…
L’amour aujourd’hui est aussi celui du meilleur ami de l’homme : « Un jour pourtant, je le sais bien / Dieu reconnaîtra les chiens. » Chanson pour le sien, portant en titre le nom d’un autre, Baltique, qui avait pour maître Mitterrand. Double sens assumé : le Déserteur, qui militait au « parti des oiseaux, des baleines, des enfants » (et des chiens), redit sans flagornerie son amitié, par-delà la mort, pour l’homme qui fut président. De son vivant, il s’opposait à lui sur bien des sujets. Lui envoyant des lettres de rupture via la presse, au moment de la guerre du Golfe. De même, un peu plus tôt, Renaud avait organisé un concert de protestation contre la réunion du sommet du G7 le 14 juillet 1989, à Paris.
Obscène manière de commémorer la Révolution française, fulminait l’ancien fondateur du Groupe Gavroche révolutionnaire des années 68 – époque où il donna sa première aubade à la Sorbonne occupée, avec une délicate ballade intitulée Crève salope.
« On m’a souvent traité de soixante-huitard attardé, de combattant d’arrière-garde », rappelle-t-il aujourd’hui. C’est pourtant la colère, ce troisième temps de la chanson de Renaud, qui l’a fait adopter par le public. Depuis Hexagone, en 1975, pamphlet vitriolé contre un pays repu et replié. Renaud était alors un inconnu notoire, apprenti acteur au Café de la gare avec Patrick Dewaere et Romain Bouteille, apprenti chanteur de rue entonnant Rue Saint-Vincent et La Butte rouge à Montmartre (il reprendra ce répertoire en concert et en disque sous le titre Le P’tit Bal du samedi soir et autres chansons réalistes).
Hexagone, paru sur son premier disque, censuré par la radio, fait trembler les planches de La Pizza du Marais, labo-live tenu par Lucien Gibarra, un type qui avait du flair. « Ta chanson, c’est de la merde, mais toi, tu es une star », dit-il au débutant. (Des années plus tard, Gibarra est mort dans sa voiture plastiquée. Ses amis ont payé son enterrement. Renaud était de ceux qui l’ont accompagné au cimetière.)
Depuis, il y a eu beaucoup de couplets vengeurs, de refrains incendiaires dénonçant l’apathie, l’égoïsme, le racisme, l’exclusion. Dans mon HLM, Banlieue rouge, Deuxième Génération, Miss Maggie… A propos de cette dernière, et d’autres, Renaud a parfois publiquement regretté que la virulence de son propos ait pu blesser ses cibles.
Chanteur énervant
Féroce, pas faraud. Est-ce cette alternance de déclarations définitives et d’excuses confuses qui a, à certaines époques, tant énervé chez le chanteur énervant ? Ou ses succès raz de marée, Laisse béton, Marche à l’ombre, Dès que le vent… : tube, tube, tube ; albums studio – onze, sans compter le dernier –, compils et live totalisant douze millions d’exemplaires vendus ; salles pleines à craquer… ?
Ou encore la grosse tête qu’immanquablement attrapent les artistes prisés du public ? Les procès qui lui ont été faits intrigueront un jour peut-être les socio-psychanalystes penchés sur la France des années Mitterrand-Bourdieu. Un éditorialiste de droite le rendit responsable, au côté de Coluche, du « sida mental » de notre belle jeunesse ; des journalistes de gauche lui reprochèrent de n’être pas un prolo 100 %.
Faussaire donc, vilain pas bio, libertaire nourri aux OGM, le Renaud ? Il a depuis longtemps renoncé à produire son pedigree, petit-fils de mineur, fils d’une ouvrière et d’un écrivain-enseignant, frangin d’adoption dans sa jeunesse d’une bande de loulous de La Courneuve. Toujours peu soucieux du politiquement correct, il revendique son appartenance aux minorités, et sa solidarité avec elles (« c’est grâce à une minorité que j’ai repris le collier : un copain m’a mis au défi de parler de la sienne, et j’ai écrit Petit Pédé »).
Elles l’ont conduit en 1988 à s’inscrire aux élections européennes sur la liste Régions et peuples identitaires. Bixente Lizarazu s’est défini comme basque, français, européen, citoyen du monde, au grand dam des séparatistes qui auraient voulu le voir rayer les mentions inutiles à leurs yeux ; Renaud, qui ne se prétend pas fin connaisseur des arcanes indépendantistes (une de ses nouvelles chansons, Corsic’armes, évoque ses échanges avec François Santoni), l’approuve et énumère ses racines, huguenotes, gasconnes, ch’ti – très fier que son album Cante el’Nord, paru en 1993, ait récemment atteint les 300 000 exemplaires. Il n’y a pas moins jacobin que lui.
Pas plus Fatigué, aussi. Il le chantait déjà il y a près de vingt ans, il le redit : Tout arrêter, Je vis caché… Fatigué de se révolter, de s’engager, d’espérer. Il dédie cependant à Manhattan-Kaboul un duo avec Axelle Red (« ma chanteuse francophone préférée »), parle de la Palestine, de la légalisation du cannabis (il est contre), de José Bové. La rage au ventre, il a « voté républicain » au deuxième tour de la présidentielle : « Aux législatives, à gauche toute ! » Sa fille, vibre-t-il, a été de toutes les manifs : « Je fais confiance à cette génération pour nous sauver. »
Quant à lui, après un dernier dîner avec Titouan Lamazou, ami marin qui a mis sac à terre et dessiné pour son disque « plus qu’une pochette, carrément un petit bouquin ! », il part à Toronto tourner un film avec Harvey Keitel, Stéphane Freiss, Johnny Hallyday, Gérard Depardieu. Au retour, il préparera le Zénith, prévu à la fin de l’année. Et peut-être retournera pêcher à la ligne dans le Cantal, avec le matériel de René Fallet, que lui a offert sa veuve. « Le plus beau cadeau de ma vie. Moi, je suis un piètre pêcheur, et je remets mes rares prises à l’eau. Fallet avait raison de dire que les heures passées au bord de l’eau sont à déduire de celles passées au paradis… »
Surtout, il écrira. Ecrire, sa passion depuis tout gamin, quand il tapait des romans d’aventures sur la machine de son père. Il l’a poursuivie sous toutes les formes, chansons, chroniques hier pour Charlie Hebdo, plus récemment journal de bord des années sombres. « J’ai envie de prose, après des années à tâter de la rime. Fiction, autobiographie, billets, peu importe, mais écrire ! » Au Bistrot préféré qu’il vient d’ouvrir dans les étoiles, sont réunis les hommes de plume qu’il a aimés, Brassens et Villon, Bruant et Ferré, Desproges et Reiser. Dans ce bistrot chic de Paris sous la pluie, Renaud redonne sa « langue au chagrin », sa « voix enfumée » à la chanson. Cœur perdu retrouvé.
Boucan d’enfer, chez Virgin, sorti le 28 mai 2002.
Sources : Télérama et Le HLM des Fans de Renaud