Pour son émission de rentrée, Michel Drucker reçoit Renaud, faux loubard, vrai poète, qui continue d’incarner l’anarchie et la révolte d’antan.
Publié le 04 septembre 1988 à 00h00 – Mis à jour le 04 septembre 1988 à 00h00
SOUS le petit foulard noué autour du cou, la croix huguenote ; sous l’invective, la tendresse ; sous le loubard qui roule des mécaniques, le poète fragile qui se bat contre les mots ; sous le chef de bande, l’éternel solitaire ; sous le paumé de la zone, un fils de bourgeois plutôt tranquille, qui vend chacun de ses albums par millions. Sous les pavés, la plage : Renaud, ou ce qu’il reste de plus authentique, vingt ans après, de l’anarchisme un peu syncrétique des enfants terribles de mai. 1968, pour Renaud, ce fut le premier tournant, la première mise au point. Le ralliement au drapeau noir, la découverte du militantisme contre Nixon et le Vietnam, les premières chansons, violentes (Crève, salope!), grattées dans les amphis surchauffés. Les premières vacances, sac au dos et guitare en bandoulière, du côté de la Lozère, et la fin anticipée d’une scolarité agitée au lycée Montaigne. L’occasion de remettre les pendules à l’heure, de se situer dans cette curieuse famille qui est la sienne : un père enseignant, intellectuel protestant ; une mère fille de mineur, qui a connu elle-même, à Saint-Etienne, le travail en usine ; cinq frères et soeurs, dont un jumeau. Au total, pas vraiment l’opulence, pas vraiment la misère, non plus. Pas de quoi trainer dans le ruisseau : si, enfant, Renaud a rêvé dans les terrains vagues de Montrouge, s’il a observé, avec amour, la violence du Paris un peu triste des boulevards de ceinture, c’est par choix plus que par contrainte. » Malgré le blouson clouté sur mes épaules de velours, j’aimerais bien parfois chanter autre chose que la zone « , déclare-t-il un jour dans une de ses chansons. Cette fatalité-là est déjà coquetterie de poète. A la manière d’un Hugo feignant d’écrire à contre-coeur ce chef-d’oeuvre que sont les Châtiments. Le sujet est libre : Renaud est libre : Renaud le fait sien, le dépasse, avec tout son talent.
Car s’il fait durer toute la révolte de mai au-delà de mai, s’il déplace aujourd’hui, au Zénith, des milliers de jeunes qui ne se soucient guère de Cohn-Bendit ou du droit à la mixité dans les cités universitaires, c’est aussi qu’il l’épure, n’en garde que l’essentiel, et trouve, pour la dire, un style authentique et personnel. Quitte à donner, ici et là, des points de ralliement, des accroches, à l’identification, comme pour assurer son public qu’il est toujours branché sur la même longueur d’onde : une mythologie du groupe, de la bande ; le perfecto et la tignasse blonde ; deux ou trois expressions bien senties qui passent dans le langage commun (dont le fameux « laisse béton ») ; et même, dans son dernier album, Putain de camion, une chanson pour jouer de son propre mythe : » Un briquet allumé dans ton p’tit poing levé/Ton regard qui se noie dans mes yeux délavés/Un keffieh un peu louche jeté sur tes épaules/Mon prénom dans ta bouche, ma photo dans ta piaule « …
Au-delà, toute l’invention, la création personnelles, qui, phénomène rare dans la chanson, ne donnent d’un disque à l’autre aucun signe d’épuisement. Mélange des genres tout d’abord ; la grande tradition de la chanson réaliste, Piaf, Fréhel ou Bruant, et le souffle du rock. Avec un regard attentif, qui va droit au détail, évite le cliché. De HLM tout blêmes en salons sans qualités, napperons, fruits en plastique et coupe en cristal, de statues de Maillol en guimbardes bouffées par la rouille, banquettes en skai et volant en faux bois, tout un univers qui se tisse et change le loubard, l’aculturé type, en marlou, en gavroche, en héros de la culture populaire.
Avec, pour mieux le dire en moins de mots, une langue qu’il façonne, enrichit. Détournement de rhétorique : dans ses vers, parfaitement construits, » en cloque » rime avec » pédé comme un phoque » recherche du raccourci, de l’image choc : » Gérard Lambert » prend le relais de » Monsieur Blanc Cassis « …
La polémique aussi, genre dans lequel il réussit moins bien. Le besoin de rajouter, dans un superbe hymne à la femme, une adresse directe à » Mme Thatcher « . Comme pour jouer les durs, briser la nostalgie, rappeler l’insolence des origines. A prendre, peut-être, au second degré, comme une réponse à tout ceux qui le voudraient ange : » Y a pas d’ange sur cette Terre/A part dans les cimetières./Y’a qu’des types comme il faut/’Vec leur bite leur couteau sous la chemise « …
Source: Le Monde