Renaud, le loubard rangé

Le Devoir

Montréal, samedi 14 juillet 1984

AU SOMMAIRE

Le loubard rangé
À Québec, cette semaine, la venue de Renaud, chanteur rebelle venu de France et dont les disques se vendent là-bas comme des petits pains chauds, a suscité un vif intérêt. Avec ses chansons provocatrices, son air de bum de bonne famille et son blouson de cuir, Renaud a l’air d’un vrai dur à cuire. Mais Hélène de Billy révèle que Renaud ne vit que pour sa femme et sa fille et qu’il s’est ancré dans une grande maison près de la mer, entre une paire de pantoufles et un voilier.

 

 

HÉLÈNE de BILLY

QUÉBEC — Il voulait être comédien. Il attendait un appel de Visconti. Ce dernier n’a jamais téléphoné. Il a fait chanteur.

« C’est le public qui l’a voulu » dit-il. La vie, la chance, le talent et le destin ont fait le reste. En 1968, déjà, Renaud composait des couplets sur les barricades. Paris, mai, l’odeur des institutions qui craquent, il a 16 ans, un « Peace and love » dans le dos, une guitare sous le bras. Sa première chanson s’intitule « Crève salope ».

Une décennie et demie plus tard, il a toujours l’air du drop-out qui vient de lâcher ses cours pour des lendemains sans avenir. Mais voilà, cette histoire n’a aucune morale. Paresseux comme une couleuvre, sans instruction et sans ambition, Renaud devient riche et célèbre. En France, ses disques se vendent comme des petits pains chauds et il chante devant des foules qui enflent à vue d’oeil. Bref, depuis 10 ans, le succès lui colle à la peau.

Il se l’explique mal. « J’aurais été content si c’était arrivé à un ami à moi, lance-t-il en citant Coluche. Enfin, qu’est-ce qu’ils me trouvent, les gens ? Mes textes ne pissent pas loin, ma musique ne vaut pas cher, je ne chante pas très juste…»

Modestie un peu forcée. Au fond, Renaud croit que ses chansons valent beaucoup mieux que la majorité des « tubes » qu’il écoute à la radio. D’ailleurs, chaque fois qu’il tourne le bouton, il est ravi. « En entendant toutes ces conneries, je me trouve génial. »

Il vient d’écraser sa xième gitane sans filtre. II ne les consume qu’à moitié. Ça fait de grands tops blancs dans le cendrier. Il fume beaucoup, toujours. Mais ce jour-là, il a de bonnes raisons pour le faire. Il est inquiet. Il doit se produire le soir même au Pigeonnier dans le cadre du Festival d’été de Québec.

D’ores et déjà, on le présente comme la révélation du Festival. Ça l’agace. Il n’a jamais donné de concert à l’étranger (sauf en Belgique et en Suisse), alors oui il se sent nerveux. Est-ce que le public va l’aimer ? Est-ce que ses 10 musiciens vont faire l’affaire ? Est-ce que deux heures, c’est pas trop long ? En tout cas s’il « se plante », il va se saouler la gueule, ça c’est certain.

Mais dehors, il pleuvote et cette bruine-là se changera bientôt en déluge. Le concert sera annulé et Renaud devra reporter ses angoisses jusqu’à la fin de semaine. Il joue encore ce soir à Québec puis à Montréal le 21 juillet (et en supplémentaire le 22), date de son passage au Spectrum.

Le 21, c’est la date également de l’unique concert de Bruce Springsteen, au Forum. Ça tombe mal, Renaud est un fan inconditionnel de Springsteen avec qui il partage un goût pour les histoires sordides, celles qui remplissent les colonnes des faits divers et dans lesquelles de pauvres types tuent leurs femmes parce qu’ils les aiment trop.

Poète urbain. Renaud, l’anar(chiste), s’est inspiré du monde des loubards pour écrire ses chansons. Et on a reproché à ce bum de bonne famille d’avoir usurpé un univers qui n’était pas le sien. Et on lui a reproché son uniforme de mauvais garçon : blouson noir, jeans, bottes et tatouages qu’il porte toujours et sur lequel il a vissé une tête d’ange, avec des cheveux blonds longs et une frange sur le bleu des yeux.

Poète urbain, à un moment donné, il a rejoint la horde de laissés-pour-compte, abonnés du SMIC et du chômage « parce que, eux, ce sont de vrais cow-boys et qu’avec eux je me sentais fort, avec eux, je distillais ma révolte ». Il a donc commencé à vivre selon la règle. Il me montre ses bras. Sur le droit, une « gonzesse » très proue de navire et un nom « Lolita ». Sur l’autre, un grand oiseau et « Dominique ». Sa fille et sa femme gravées dans la peau. « Parce qu’elles, comme les tatouages, c’est pour toute la vie. »

La couverture de son dernier album le montre avec une petite fille pendue à son cou. Le côté jardin du chanteur réaliste. Derrière le HLM, il y a une plage, et sur cette plage, des enfants. Et Renaud dit qu’il aime les enfants, la sienne en particulier, et qu’il a envie de le hurler à la face du monde. Et que l’amour c’est mieux que la haine et qu’il voudrait bien que Palestiniens et Israéliens se serrent la main.

«Au fond de mon âme, je suis une ordure »

Poète engagé ? Le titre lui répugne totalement. Mais il faut espérer changer le monde. Il croit d’ailleurs que les poètes y peuvent quelque chose. Il croit aussi que les enfants sont là pour ça. « Parce qu’ils sont de la graine de rebelle ».

Cet instinct de révolte qu’il dirige contre le pouvoir, la politique, la gauche, la droite et Dieu réunis, il lui soustrait la famille. Pour lui, sacrée la famille. Avant, bien sûr, il la détestait avec ses tabous, ses interdits et ses pot-au-feux. Mais il l’a rappelée et elle est revenue sans se faire prier. « Parce que je ne peux vivre seul. Parce que c’est quelque chose d’essentiel. »

Son père était un écrivain qui est devenu professeur pour boucler le budget. À la maison, on écoutait Brassens. L’auteur des « Copains d’abord » est toujours resté le maître à penser de l’auteur de Mimi l’ennui. Comme Brassens, Renaud écrit ses chansons en y mettant un histoire, un refrain, des couplets et des rimes. Procédé classique, très tradition française, ce qu’il ne renie pas, au contraire.

Ce qui l’ennuie, d’un autre côté, c’est de passer pour un rocker. Lui l’amoureux de Trenet qui cite Ferré et affectionne Rimbaud n’a rien à voir avec les délires électriques d’une musique qui ne le touche guère. Il a lu un jour un compte rendu d’une entrevue avec Joe Jackson qui parlait du rock comme un art de flemmards et de tarés. Il est à peu près d’accord.

De toute façon, ce barde des temps modernes aurait été poète s’il avait vécu à l’époque des sonnets de Ronsard. Puisqu’il faut un véhicule aux textes, il compose sa musique. « Une corvée ».

Il avoue cependant avoir peu de raisons de se plaindre. D’accord, les tournées sont épuisantes « mais avec 10 chansons par année, on ne peut pas dire que je me tue au travail ». Alors entre les concerts et les crises d’inspiration, il navigue sur une goélette rafistolée, ancrée tantôt à Marseille, tantôt à Ankara.

On est loin des néons et du pavé. « Effectivement, mais je suis tombé amoureux de la mer. D’avoir ma maison avec moi comme un escargot, de prendre du vent plein la gueule, d’être seul au monde et d’avoir des tas de pays à visiter, c’est merveilleux. Et puis, si c’est pas la liberté, ça y ressemble drôlement. »

Il remet sa veste de cuir, le temps de me dire qu’il projette d’écrire un livre pour les enfants et qu’il travaille à la rédaction d’un polar « une grande chanson de 100 pages», comme son père le faisait quand il était petit. Je m’attendais à rencontrer un malotru qui m’aurait envoyé promener et en argot en plus. Derrière la défroque du bum, je cherche encore le mauvais garçon. « Ne vous en faites pas, lance-t-il, au fond de mon âme, je suis une ordure. »

 

Source : Le Devoir