Montréal, samedi 4 janvier 1986
LE DEVOIR CULTUREL
CAHIER 3
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Nathalie Petrowski
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PARIS — L’appartement est niché au quatrième étage, au bout d’un escalier qui n’en finit plus de monter et au fond d’un recoin qui laisse supposer que c’est ici que le concierge range ses balais. Il n’y a pas de nom sous la sonnette.
Rien qui indique que Renaud, le rocker-musette de France, crèche derrière la porte qu’un coup d’épaule pourrait défoncer.
Ce n’est d’ailleurs pas Renaud qui vient répondre, mais la mère de sa môme, comme il l’appelle si bien — une jolie môme, tout ce qu’il y a de plus parisien, maquillée dès les premières heures du matin, avec des collants jaunes assortis à la chemise qui dépasse de son blouson.
L’appartement est en enfilade comme une allée de bowling. Il y a des poutres, des plantes qui pendent du plafond mansardé. Par les fenêtres, on aperçoit la perspective rectiligne des toits parisiens qui fuient à perte de vue. C’est un appartement chaleureux sans aucun objet de luxe si ce n’est du lecteur à disques compact déjà plein de poussière, qui tient en équilibre sur une caisse. L’appartement sympa et brouillon d’un musicien qui gagne bien sa vie, mais qui ne vit pas au-dessus de ses moyens, même si ses moyens sont sans doute plus élevés qu’il n’y parait.
En effet, pas moins de 200,000 jeunes et moins jeunes spectateurs sont attendus pour le retour de Renaud au Zénith en février. 200,000 entrées en trois semaines, de quoi faire vivre un chanteur pendant quelques hivers en dépit des crises et des creux de la chanson française.
Le chanteur se matérialise enfin et arrive avec les effluves du café noir matinal. Il ne porte pas son traditionnel accoutrement de cuir patiné laissant dépasser ses maigres bras musclés comme un flan aux pruneaux, mais un survêtement de jogging et un pull de laine, tout ce qu’il y de plus écolo. Il en a perdu son air de petit dur et campe un personnage timide, qui parle à voix basse, et à mots couverts.
Serait-il en train de changer ? Pas vraiment, à 33 ans et demi, il est encore et toujours un chanteur de gauche même si la gauche est démodée. Un chanteur de gauche qui promet de s’installer au Québec si la droite revient au pouvoir en France (en attendant, il reviendra chanter au Québec cet été). Un chanteur engagé, c’est-à-dire un produit de mai 68. « Avant cela, dit-il, je n’existais pas, je n’avais pas de vie. » C’est loin, tout cela. Renaud le reconnaît. C’est loin, mais c’est aussi tatoué à jamais sur son cœur. « Je suis un peu vieux jeu, un peu ancien combattant, je ne renie pas mai 68, je ne suis pas un déçu du socialisme et si j’ai pris un coup de vieux dernièrement, c’est que je regarde ma fille grandir. Plus elle grandit, plus je rapetisse. »
Il n’y a pas que sa fille qui le pousse à rapetisser. Il y a aussi certaines causes détournées d’elles-mêmes par des appareils politiques. Renaud s’est buté à un tel appareil, à Moscou cet été. Il est arrivé dans la capitale soviétique pour chanter au festival international de la Jeunesse, avec la caution du Parti communiste français. Et c’est à Moscou qu’il s’est écrasé, perdant du coup sa virginité politique et ses idéaux sur les pavés de la place Rouge. À la fin de la chanson Le Déserteur, 3,000 jeunes communistes qui ne comprenaient rien aux paroles se sont levés tous en même temps et ont déserté les lieux dans un même mouvement magnifiquement réglé et… prévu.
Renaud ne l’a pas digéré, d’autant plus qu’il a toujours été sympathique la cause communiste. Ses parents étaient deux farouches militants qui ont tenu à élever leurs enfants dans le droit chemin de l’évangile communiste. Renaud ne s’est jamais enrôlé dans les Jeunesses communistes mais il lui est arrivé, entre deux prises de bec avec ses potes communistes, de leur donner un coup de main et de chanter dans leurs rassemblements. Aujourd’hui, Renaud appartient à la grande famille de la gauche, « une grande famille désunie », ajoute-t-il avec ironie. Mais il se réserve à l’occasion le droit de critiquer ceux-là mêmes qu’il a encensés. « Je revendique le droit de défendre un jour les anars quand Radio libertaire se fait saisir, un jour les socialistes, le lendemain les communistes qui défendent le droit au travail dans une usine occupée. De la même façon, je revendique le droit de critiquer tous ces groupes quand je les trouve nuls. Je sais que c’est contradictoire, mais c’est comme ça. »
C’est peut-être cela que les Jeunesses communistes n’ont pas apprécié. À son retour sur le sol français, Renaud leur a rendu la pareille. Mistral gagnant, son dernier disque (qui doit sortir en janvier au Québec), a été écrit sous le coup de la colère. On y retrouve une quantité considérable de références à cette « putain d’humanité, peuplée de rats et de blaireaux où tous les assassins sont des frères ». « La liste est bien trop longue, écrit-il, de tout ce qui m’écœure, depuis l’horreur banale du moindre fait divers, il n’y a pas assez de place dans mon cœur pour loger la révolte, le dégoût, la colère. »
Que de sombres pensées, que de noirs désespoirs. Et pourtant, celui qui a écrit tout cela est présentement en train de rigoler ou plutôt d’ironiser sur son triste sort. Après le temps de la critique, vient celui de l’auto-critique. Non pas que Renaud pousse la modestie jusqu’à renier ses écrits, mais il n’est jamais complètement satisfait de lui-même, ni de ses écrits. Jamais satisfait et conscient, avant même qu’ils aient été portés, des coups qui l’attendent.
Il cite en exemple un extrait de la chanson Fatigué. Il y a une ligne qui le gêne. Celle qui dit « fatigué du mensonge et fatigué de la vérité que je croyais si belle, que je voulais aimer et qui est si cruelle que je m’y suis brûlé ». Ces mots-là sonnent creux dans sa caboche. « Bon, ils sont là, je peux rien y faire. J’ai pas trouvé rien d’autre à mettre à leur place, mais admettons que ce n’est pas de la grande littérature.»
C’est ainsi qu’il est Renaud, toujours prêt à porter les premiers coups, toujours prêt à s’incliner devant ceux qu’il admire. Lorsque son idole, Bruce Springsteen, est passé à Paris, il n’a pas osé demander une audience. Quelqu’un dans son entourage lui a suggéré de lui envoyer une caisse de vin ou de champagne. « Je trouvais ça un peu banal, alors j’ai été chercher ma plus vieille guitare, une Stratocaster toute blanche, et je l’ai fait porter à Springsteen. Il m’a envoyé un mot le lendemain et m’a invité à aller le voir en coulisses. Je crois que je n’ai jamais été aussi ému, aussi nerveux. J’étais comme un vrai môme. On s’est parlé pendant 30 secondes, mais je m’en rapppellerai toute ma vie. »
Malgré l’admiration qu’il a pour Bruce Springsteen, Renaud est tout le contraire de son idole. Sur scène du moins. Sur disque aussi. Avec Mistral gagnant, le nom du bonbon préféré de son enfance, Renaud glisse lentement vers une production moins musette et plus américaine. « Il faut évoluer avec son temps, dit-il, évoluer, mais pas au point de faire disparaître les textes. À chacun son goût. Il y a des gens qui veulent vendre et c’est précisément ce qu’ils font. Il y a des gens qui ont quelque chose à dire et ils sont écoutés. »
Renaud est de ceux qui veulent être écoutés. D’abord, il parle tout le temps. En spectacle du moins. Dans ses chansons, les mots se bousculent comme s’il n’y avait pas suffisamment de sillons pour les contenir. Ces mots commencent pourtant à lui peser lourd. Ce n’est pas une question de vocabulaire mais une question de carburant existentiel.
« Au début, quand j’ai commencé à chanter, j’avais 20 ans de souvenirs à raconter. Maintenant, je suis un peu moins un témoin des choses, je ne vis pas la vie de tout le monde, je suis moins au courant même si j’essaie de me tenir au courant avec les journaux. »
Son dernier disque est un résumé de ses lectures journalières. On y voit défiler les titres du téléjournal, les matches de soccer et les enfants morts de Bophal, les grenades et les chiffons imbibés d’essence. On y voit aussi Renaud à la pêche à la ligne pendant que sa gamine fait damner le baby-sitter avant de foutre le feu à l’appartement. Et puis, on ferme le livre d’images sur la réconciliation du papa et de sa petite fille, assis sur le banc d’un parc où ils n’iront jamais, se raconter qu’il faut aimer la vie « même si le temps est assassin et emporte avec lui le rire des enfants et les mistrals gagnants ».
Source : Le Devoir