Renaud le poète du béton : « J’ai fait du musette sans accordéon »

Hit Magazine

N° 87, avril 1979

L’ENTRETIEN DE HIT

Avec « Laisse béton», il perfore les habitudes du show business et les « hit parades ». Et lui, cette petite graine d’anar, ce perpétuel révolté, se retrouve pris dans l’engrenage du succès. Gaffe, mignonne, v’là RENAID qui s’amène ! Comme d’habitude, il est venu à moto, vêtu d’un jean’s et d’un blouson de cuir noir avec plein de trucs argentés épinglés sur les revers… Il s’est assis, calme, gentil, et on a parlé. On était là pour ça.

Dominique GRIMAULT

– Renaud, c’est ton prénom ?

– « Oui, c’est ça. »

– Et ton mon, c’est quoi ?

– « SÉCHAN »

– Et tu chantes ?

– « Oui, à ce qu’il paraît. »

– Comment ça t’est venu ?

– « Par hasard. Je composais des petits poèmes et je gratouillais une guitare. Un jour, j’ai fait les deux ensemble, et ça a donné une chanson, puis trois, puis dix, puis cinquante… J’avais jamais fait de solfège… »

– Mais des études ?

– « Tu parles… Pas besoin de diplômes pour ce que je voulais faire. »

– Tu t’ennuyais au lycées ?

– « Pire encore… »

– Alors, tu as arrêté…

– « Exactement. »

– Avant le bac ?

– « Non, au B.E.P.C… Je l’ai raté trois fois. »

– Quel lycée fréquentais-tu ?

– « D’abord, ce fut le lycée Gabriel-Fauré, puis Montaigne. Enfin Claude-Bernard… »

– Ah ! pas mal…

– « Oui, mais attention, je suis resté trois années de suite à Gabriel-Fauré… Normal, mon père, il était prof là-bas. »

– Prof de quoi ?

– « Prof d’allemand. »

– Et il ne t’a pas encouragé à continuer ?

– « Pouvait pas… Je faisais pas d’allemand. »

– Alors, que s’est-il passé ?

– « Eh bien, j’ai fait différents boulots. Mes parents voulaient bien me garder chez eux à condition que je m’occupe. C’est ce que j’ai fait. Je filais la moitié de ma paie à ma mère, et l’autre je l’ai investie dans un crédit moto… Là-dessus, on est arrivé à mai 1968. »

– Fameux mois…

– « Le mois de ma vie. Avec un copain, j’ai fondé le groupe Gavroche révolutionnaire. Une action artistique… On a monté des spectacles dans les amphi et les usines. »

– Quel âge avais-tu ?

– « Seize… J’étais parmi les plus jeunes… N’empêche, j’ai tout fait… La nuit, le jour… Les manifs, les barricades… Heureux ! »

– Comment tes parents ont-ils réagi ?

– « Plutôt pas mal… Ils étaient contents de me savoir vivant. Ils n’en demandaient pas plus. Moi, non plus. »

– C’était la fête, donc.

– « Pour nous les mômes, oui. Mais pour la classe ouvrière, hum ! »

– Et quand mai 1968 a fini et que juin est arrivé…

– « Eh bien, la vie a repris, normale… J’ai bien essayé de retourner au lycée. Mais j’avais plus envie de me marrer qu’autre chose. Je me suis présenté en candidat libre au B.E.P.C… Pour rien, évidemment ! Je ne suis même pas allée à l’oral de rattrapage. Après quoi, pour me consoler, je me suis payé pour cent sacs une vielle B.5.A. poussive, et j’ai bossé deux ans dans une librairie. »

– C’était bien ?

– « Au début, oui. Je suis rentré en tant que magasinier et je suis sorti premier vendeur… »

– Et pourquoi tu n’es pas resté ?

– « Parce qu’au dessus il n’y avait rien. Je veux dire qu’il n’y avait plus que le patron, et le patron, il ne voulait pas partir… et comme je n’ai jamais eu envie de devenir patron, ça m’arrangeait bien. C’est pourquoi j’ai quitté la librairie, pour m’acheter à crédit une 250 Honda. »

– Toujours la moto.

– « Ouais, je suis dingue de moto »

– Mais pas au point de te lancer dans la compétition…

– « Ça non… Moi, j’aime les virées en bande. « Easy Rider », tu vois… La vitesse pas pour moi… Bon, après la librairie, j’ai été barman, puis j’ai fait la plonge, puis coursier, puis apprenti-mécano, puis j’ai bossé dans une boutique de fringues, je me suis même lancé dans la représentation, enfin j’ai rencontré Coluche. »

– Quand ?

– « En 1971, à Belle-Ile où j’étais en vacances. Il y avait Coluche et tout l’équipe de base du Caf de la Gare, Romain Bouteille, Miou-Miou, Patrick Dewaere… Un soir, je les ai fait marrer en débitant mes chansons politiques… C’était vachement agressif. Du genre souvenirs-anciens-combattants. C’est là qu’ils m’ont proposé de jouer avec eux. Ça a duré six mois. Puis, je suis redescendu de scène pour chanter dans les cours avec un copain accordéoniste. On chantait pour les gens qui faisaient la queue pour voir Coluche. Jusqu’au jour où mon pote est parti à l’armée. Il n’était plus possible pour moi de faire du musette sans accordéon et j’ai dû changer mon répertoire… Bref, je suis devenue un chanteur solitaire. Le Caf’Conc’ de Paris m’a engagé et, un jour, deux producteurs, François Bernheim et Jacqueline Herrenschmidt m’ont proposé de faire un disque. J’ai donc accouché d’un premier album. Après, pendant deux ans, rien. Et puis, un deuxième avec « Laisse béton »… On en a fait un 45 tours et ce fut le démarrage… Ouais, mon pote, je suis devenue une vedette, moi qui te parle… Aujourd’hui, j’ai cinq musiciens, une sono, une équipe, et on parle de moi dans les journaux. »

– T’as un truc ?

– « Rien du tout. J’observe et je rêve… »

– Quand même, tu as la gloire en plus…

– « Ouais, mais ça n’a pas changé grand chose à ma vie. Au moins, ça me permet de manger tous les jours à ma faim… Remarque, moi, je suis pas compliqué : j’aime que les nouilles… et, en général, j’ai des petits besoins. C’est vrai que, si je veux, je peux claquer une brique en une soirée. Mais à quoi bon ? Chez moi, j’ai la télé couleur, de la moquette par terre, et une moto pour m’éclater. Quant aux fringues, je ne m’intéresse qu’aux miennes. J’ai deux jeans, un blouson et trois tee-shirts, ça me suffit. »

– Mais tu pourrais…

– « Faire le tour du monde ? »

– Par exemple.

– « Ça ne m’intéresse pas. Pas envie. J’aime pas voyager. »

– T’es marié ?

– « Non… pas encore. »

– Dis-moi, le succès de « Laisse béton » t’étonne-t-il ?

– « D’abord, je voudrais dire que j’ignore ce que cette chanson représente… en fric. La S.A.C.E.M. me réserve la surprise… Maintenant, pour répondre à ta question, je dois dire que non… En composant « Laisse béton » sur une table de restaurant, ma guitare sur les genoux, j’étais sûr que cette expression allait intriguer, que donc on allait écouter la chanson. »

– C’est une expression de la rue ?

– « Bien sûr. Je ne connais que le langage de la rue. »

– Parle-moi de tes copains.

– « Avec plaisir. J’ai trois sortes de copains. Les glandeurs qui n’ont jamais fait de coup pendable. Les voyous qui, eux, ont commis des coups un peu défendus. Enfin, les truands qui, quand ils ne sont pas au bistrot sont en tôle. »

– Et qu’est-ce qu’ils pensent de leur copain qui a réussie dans le show-biz… ?

– « Du bien, à ma connaissance. Ils sont fidèles. »

– Et ceux du show-biz, que pensent-ils de Renaud ?

– « C’est partagé. Certains me voient hyper violent, anar à fond… D’autres estiment sans doute que je suis déjà complètement récupéré par le système. »

– Qu’en est-il en réalité ?

– « Je ne sais pas… Je suis bien dans ma peau, comme il y a dix ans, avant tout ça… »

– A ton avis, « tout ça » va durer combien de temps encore ?

– « Aucune idée. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas du tout envie de durer aussi longtemps que Johnny Hallyday ou Eddy Mitchell, par exemple. Ils sont supers, ces mecs. Mais moi, je m’arrêterai avant… »

– Pour quoi faire ?

– « Histoire de m’exprimer différemment. Je suis déjà en train de rédiger un scénario de film… J’aimerais aussi rédiger un bouquin… »

– Qui parlera de qui ?

– « Des gosse. J’adore… Reste le cinoche. J’aimerais un jour tenir un joli rôle de méchant. »

– Et en attendant ?

– « En attendant, je fais le Théâtre de la Ville, des galas en province et, plus tard, il y aura l’Olympia, pour une journée… pour un Musicorama. »

– Content ?

– « Ça va, et toi ? »

  

Source : Hit Magazine