Mag’ Jeunes
N° 8, mai 1984
Le matelot Renaud a jeté l’ancre pendant plusieurs mois au Zénith, la nouvelle salle chic de Paris, inaugurée par François Mitterrand en personne. Même qu’à cette occasion, l’autonomiste du 14e et le chef de l’état se sont serrés la pogne. Même que Renaud lui aurait touché un mot à l’oreille : « Viens dîner à la maison, j’ai des choses à te dire sur l’armée ». Pour « Mag’ Jeunes », Renaud les dit tout haut, celles-là et d’autres, avec ses mots à lui qui peuvent parfois surprendre. Mais avec retenue, pudeur, tendresse et amitié.
Ton disque « Morgane de toi » fait un tabac. Avec « dès que le vent soufflera », chanson de marin, tu pulvérises les records de vente. C’est une chose. Mais à part ça, c’est truffé de clins d’œil.
« Oui, c’est un clin d’œil, un coup de chapeau à ceux qui m’ont donné un jour envie de chanter. Hugues Aufray et Georges Bressans m’ont donné envie de prendre une guitare et de coller mes états d’âme sur un bout de papier, avec dos mots qui riment à la fin. J’ai toujours aimé tes chansons de marins. Avant d’aimer la mer, j’ai aimé les chansons de marins. Et puis, je suis devenu marin à mon tour.
— La mer t’intéresse. Mais après une traversée, on rentre au port, et dans les ports se trouvent les bistrots. Y vas-tu ?
— Bien sûr… Quand je rentre à quai. Si j’ai le choix, j’essaie d’éviter les ports de plaisance. J’essaie de foutre mon bateau dans un port de pêche, dans un port de commerce, là où il y a de l’ambiance. L’ambiance vacancier, short blanc, casquette de marin, merci pour moi ! Bon, j’ai fait le Portugal, le Maroc, les Canaries… Quand j’arrive à quai, j’essaie tout de suite de me mêler à la population qui vit dans
le port, qui vit de la mer, de la pêche, de bateau quoi… Et puis, on arrive souvent à boire des coups ensemble et on s’invite sur les bateaux. Les marins mauritaniens me font visiter leur cargo, me paient un coup à boire…
— Savent-ils qui tu es ?
— Non, et c’est ça qui est bien.
— Que penses-tu de la performance de Gérard Lambert, le bateau dont tu es le parrain dans la course La Baule-Dakar ?
— Plus qu’encourageante. Douzième sur vingt-quatre pour sa première course, c’est pas mal. Il avait été mis à l’eau quinze jours avant. Il n’était pas vraiment préparé, et il n’a rien cassé.
— Dans « Pochtron », tu chantes « Le picon-bière c’est redoutable, même les Belges s’y aventurent pas ». Tu as le chic pour trouver des formules. Renaud se résume-t-il à ce goût de le formule ?
— Non, mais dans mes chansons, j’aime bien en placer. Dans mes chansons, il y a des formules-choc comme ça, même provocantes des fois, carrément même…
— Est-ce une forme de conscience politique qui se dessine par rapport à d’autres choses plus légères que tu as pu chanter dans le passé ?
— Ouais, heu… conscience politique…
— Ce texte, par rapport aux soldats du contingent morts au Liban peut ne pas être innocent ?
— Disons que c’était ma façon… comment dire ? De dire que la chose fondamentale sur laquelle je ne suis
pas d’accord avec te gouvernement, heu, socialo-communiste, c’est essentiellement sur le problème nucléaire et de l’armée. J’avais pas envie de faire une chanson sur la gauche au pouvoir et sur ce qu’elle a apporté de bien et de pas bien. Mais là, c’est un truc que je ne pouvais pas taire, au niveau des sentiments, je crois à une trahison de leur promesse électorale. Sinon, dans l’ensemble, ce qu’ils ont fait est pas trop mal. En découvrant la mer, j’ai découvert un univers plus propre, moins pollué. Et puis le fait d’être le père d’une môme de trois ans, qui en aura vingt en l’an 2000 fait que je veux la voir vivre à vingt ans dans une société démilitarisée, dénucléarisée, dépolluée. Depuis que j’ai ma môme, j’attache beaucoup plus d’importance à la vie, à la survie de l’humanité, des enfants, de tout le monde, qu’il y a trois ans.
— « Ni Dieu, ni maître », la formule te convient-elle ?
— Ouais, c’est un peu ça, c’est une formule très belle qui fait rêver. Effectivement, moi, dans ma vie de tous les jours, j’essaie de ne pas avoir de maître, ni de patron, ni de chef, et j’aimerais que tout le monde puisse en faire autant. Des dieux je ne sais pas. Je ne connais pas. Quand je vois ce que les dieux, les religions, les croyances ont pu apporter… Alors qu’au début c’est fondé sur les sentiments d’amour de son prochain…
— Tu n’aimes pas les drapeaux « quoique le noir soit le plus beau ». Ça veut dire…
— Le noir, le drapeau noir, c’est le plus beau… Ouais là, je ne suis pas contre. Je ne sais pas comment t’expliquer ça. Hum, j’aime pas les drapeaux, j’aime pas, j’suis pas patriote, nationaliste. J’admire les mecs qui se proclament citoyens du monde, qui disent qu’ils ne reconnaissent pas les frontières, qui n’en veulent pas. Et dire qu’on est presque en l’an 2000 et qu’on peut s’embêter une heure à la douane pour aller en Belgique qui est vraiment la banlieue parisienne…
L’autre jour, par exemple, il y a un mec dans la marche pour l’égalité qui m’a donné un tract qui finissait par ce slogan : « A bas la France, à bas toutes tes patries ». Je trouve ça bien. Le mec me disait que le monde est un grand pays et qu’il n’y a qu’une soule race, la race humaine.
— Le loubard de tes chansons, est-ce une affaire de commerce ou de cœur ?
— Non, c’est une affaire de cœur, de sentiment. J’ai toujours eu envie de chanter pour ces gens-là, de chanter des trucs qui leur arrivent à eux, dans lesquels ils reconnaissent les choses qu’ils vivent. Quand je les rencontre, il y en a 80 % pour qui je suis un frangin. Et ça, j’en suis fier. Bon, il y a sûrement des mecs qui me haïssent. Et puis, il y a aussi des bourgeois qui m’aiment… J’ai l’impression qu’ils me considèrent tous plus comme un pote que comme une vedette. C’est l’impression qu’ils me donnent quand je les rencontre.
— Le Renaud de la scène et le Renaud de la ville, en privé, sont-ils les mêmes ?
— Sûrement pas… Si je suis si à I aise sur scène, si agressif, si je joue, si j’ai l’air sûr de moi, si je la ramène, si je suis « provoqué », c’est que justement dans la vie, je le suis pas, j’ose pas… Si un jour j’ai écrit des chansons, c’est parce qu’au départ, j’osais pas dire ce que j’avais dans les tripes, c’est un besoin d’exprimer ce que je ne pouvais pas exprimer vis-à-vis de mes potes, ma et mes gonzesses à l’époque, mes parents, mes frères et sœurs, qui m’a poussé à me retrancher dans ma piaule pour écrire mes états d’âme sur des bouts de papier. Un jour, j’ai trouvé une guitare, j’ai commencé à chanter. Je me suis retrouvé poussé sur scène.
JE SUIS CHANTEUR PARCE QUE JE SUIS TIMIDE
— Ça t’arrange bien tout de même, c’est mieux que d’aller è l’usine…
— Ben oui, y a pas de comparaison Mais j’ai jamais ramé en tout cas pour être chanteur. J’ai jamais voulu être le numéro un. Je chantais dans la rue pour payer mes bières et la bouffe. Un type m’a entendu dans la rue et m’a proposé de passer sur scène. J’ai dit pourquoi pas ? Puis Il m’a proposé de faire un disque. J’ai dit pourquoi pas ? Au bout de deux ans, j’avais vendu 350 albums. Je me disais : y a 350 mecs en France qui ont acheté mon disque et que je connais pas. c’est super… Je m’étais aussi vu une ou deux fois à la télé, je m’étais entendu cinq fois à la radio et ma concierge qui me disait bonjour, j’étais content ! J’ai fait le deuxième album, « Laisse béton ». Là, ça a démarré. Va savoir pourquoi ?
Je suis chanteur parce que je suis timide. Alors se retrouver devant deux mille mecs, c’est paradoxal… Quand je suis dans la rue, j’essaie de me faire oublier. Trop do gens voient en moi une idole ou une vedette. Parce que fais pas la grosse tête, parce que je suis pas prétentieux.
— Tu aimes beaucoup les enfants. Tu chantes : « même si je devenais pédé comme un phoque, jamais je serais on cloque », explique.
— C’est simplement un sentiment lié à une anecdote de ma vie, un passage très court, neuf mois on l’occurrence, pendant lesquels ma femme était en cloque.
Pendant neuf mois, même plus que ça, onze ou douze mois, j’ai tellement désiré ce môme que j’ai eu à 28 ans. alors que j’en voulais un à 16. Je me suis senti un peu con pondant ces neuf mois. II ne se passait rien pour moi et tout pour elle. C’était elle qui avait l’enfant dans le ventre, qui sentait les trucs physiques dans son corps, c’est elle qui a accouché. Moi j’étais la plante pendant qu’elle accouchait. Je ne pouvais rien faire, à part lui tenir la main. Après, quand l’enfant pleure, c’est maman. L’enfant est content, c’est maman, l’enfant a faim, c’est maman. C’est maman qui allaite, c’est maman qui… quand on a un sentiment paternel assez développé, on se sent un peu frustré, on a l’impression qu’on n’existe pas. On passe au second plan.
— Que devient Gérard Lambert ?
— Le tome 2 des aventures de Gérard Lambert va bientôt sortir. J’ai pas le temps d’écrire, j’ai la flemme.
— Pour terminer, Renaud, as-tu toujours « La vie qui te pique les yeux ? »
— Ça m’arrive oui. Mais c’était une chanson d’état d’âme, d’un moment très court. Le jour où je l’ai écrite, ça marchait pas très fort. Le lendemain quand je l’ai chantée, j’avais la pêche. La vie qui me pique les yeux… Ça m’arrive encore une heure, un jour ou deux, après, je suis heureux.
Propos recueillis
par Jacques FRANTZ
Source : Mag’ Jeunes