Renaud le solitaire travaille en famille

Télé 7 Jours

N° 1268, du 15 au 21 septembre 1984

Il a monté une société d’éditions musicales dont ses parents et tous ses frères sont les actionnaires et sa nièce l’aide à répondre à son courrier.

Le serveur s’incline vers son client « S’il vous plaît, dit celui-ci poliment, je prendrais bien un petit gorgeon, ouais, pour faire descendre le gruyère ! ». Le client porte un blouson de cuir avec « Lolita » clouté dans le dos, et les cheveux longs et blonds sont bien ceux de Renaud le tendre, Renaud le provocateur qui a adopté, pour ses vacances à Avignon, son « look spécial bateau » avec moustache et barbe folle, simplement parce qu’en vacances, c’est rasoir de se raser !

Une nouvelle tête, avec moustaches et barbe, le temps des vacances.

Renaud le solitaire n’est pas seul. Sa « gonzesse » Dominique, sa fille Lolita, quatre ans, ne sont pas loin, de même que sa passion… un voilier. Carrière ou pas carrière, public ou pas public – et il l’aime son public Renaud – il emmène, sur les eaux de la Méditerranée ou de l’Atlantique, ses potes, mais pas encore son père, un ancien prof, sa mère et ses cinq frères et sœurs, dont David son jumeau.

Aider ceux qui ont des ennuis

Pour eux, il a monté sa maison d’éditions musicales, Mino-Musique, dont ils sont tous actionnaires. « Ça évite, dit-il, que des éditeurs inconnus s’engraissent en prenant 50% de mes droits d’auteur. Maintenant, ça vient dans la poche de la famille ».

Au départ, c’était ça : sa façon à lui de « faire le Père Noël » pour sa famille : « Mais, très vite, avec les premiers bénéfices, on a produit les copains qui voulaient chanter et puis on s’est mis à aider ceux qui avaient des ennuis, des zonards par exemple. Bref, Mino-Musique est complètement déficitaire, mais c’est sympa et on s’en occupe tous ! »

La matière de ses chansons

De plus, Renaud, qui, malgré les apparences, est donc très famille, répond à tout son courrier, et des demandes d’autographes il n’en manque pas, avec sa plus jeune sœur et sa nièce. Il y a aussi les demandes de conseils, d’aide morale ou matérielle : « Moi, j’ai eu de la chance, alors je peux m’occuper un peu de ceux qui en ont moins que moi ». Ce qui le touche, Renaud et ce qui lui fournit en partie la matière de ses chansons, c’est la détresse humaine, la misère qui rend méchant, qui abêtit. « Je déteste encore plus la violence que la connerie. Je la chante, ouais, mais pour l’exorciser, pour la ridiculiser. J’ai une chanson qui s’appelle « Baston ». Et quand je la chante, j’espère que les mômes, les petits loubards qui sortent du concert vont pas avoir envie de se battre. Mais je peux pas non plus attendre que mon public soit aussi sensible que je le souhaiterais et il y en a toujours qui croient que j’aime le baston et qu’y faut se bastonner. Ça m’énerve mais je le comprends, le loubard. »

Lorsque Renaud chante la petite vie misérable de cette femme vieillissante dans sa « Banlieue rouge », une de ses chansons préférées, rien ne peut davantage le toucher que ces gens qui viennent le voir pour lui dire « La femme dont tu parles, c’est ma mère. Ouais, elle habite à La Courneuve, et la vie que tu racontes, c’est la sienne ». Alors là, il est content, Renaud. Car ce milieu, il ne l’a découvert que fort tard : « Je suis pas né dans la rue comme Johnny, moi. J’ai découvert ces gens-là vers dix-huit ans. Quand j’ai commencé à fréquenter la rue, les bistrots, quand j’ai arrêté l’école ».

Il avait seize ans Renaud, en 68. Et il était élève au lycée Montaigne, en plein cœur du quartier Latin, au cœur des événements. « J’avais seize ans, j’en ai le double maintenant, ça fait bizarre. C’était ma seconde naissance, la vraie, celle que j‘ai choisie. C’est à l’intérieur de la Sorbonne occupée que j’ai écrit ma première chanson. J’ai été vidé. A la rentrée suivante, je me suis retrouvé au lycée Claude-Bernard, dans le XVIe arrondissement. Là, dépaysement total ! J’y ai fait trois mois.

Rencontre avec Patrick Dewaere

« Mes parents m’ont dit : « De toutes façons, t’es nul, ou plutôt tu pourrais être doué mais tu fais rien. Alors, ça sert à rien qu’on te paie des études à rien foutre. Si tu veux arrêter, tu bosses ; sinon tu fous le camp. Et si tu veux une moto (c’était mon rêve), tu te la paies ; d’abord parce qu’on veut pas être responsable de ta mort ». Et j’ai travaillé, »

A dix-neuf ans, Renaud avait rencontré Patrick Dewaere à Belle-Ile. « Il m’avait proposé de travailler au Café de la Gare, un café-théâtre. Coluche, au départ, il venait là pour faire les plâtres ! Moi, j’ai remplacé un mec qui partait et quatre mois après, il est revenu, alors je m’suis barré, j’voulais pas m’incruster. Par la suite, quand le mec s’est de nouveau barré, j’étais pas là pour le remplacer, alors ils ont pris… Depardieu ! C’est à cause de cette période que je suis devenu et resté si copain avec Coluche. On s’est jamais perdus de vue. Miou-Miou, on se voit aussi souvent à Paris, on se saoule la gueule ensemble, enfin surtout moi ; oh, elle aussi d’ailleurs ! »

C’est à cette époque aussi qu’entre deux boulots de fortune, le jeune Renaud Séchan arpente régulièrement les couloirs des Buttes-Chaumont à la recherche de petits rôles à la télé. « Y avait trente mecs pour un rôle de dix lignes. C’est comme ça que j’ai joué des petits trucs dans des petits feuilletons, mais aussi un grand rôle dans « La Neige de Noël » et un autre important dans « Madame Ex », d’après un roman d’Hervé Bazin. Dans le premier, j’étais un drogué, dans l’autre un jeune homme de bonne famille, le fils de Jean-Pierre Darras, avec costard-cravate, l’horreur quoi! Depuis, on m’a fait des milliers de propositions. Je reçois deux scénarios par mois. Je refuse tout en bloc, car, en général, on veut me faire endosser des caricatures de rôles de loubard, ou des trucs trop durs, ou trop loin de moi. Et j’attends le chef-d’œuvre. Ça fait deux ans et demi que j’ai commencé à écrire un scénario. Il est toujours pas fini ! »

Deux valises à porter

En attendant, Renaud écrit quand il a de l’inspiration, n’importe où, en bagnole, dans les embouteillages, sur une table de restau, sur le bateau, guitare sur les genoux, dictionnaire de rimes à la main, pour faire rimer « padock » avec « en cloques », mais aussi amour, avec responsabilités. « Quand je vivais tout seul, les copains, c’était ma famille, et le bistrot ma maison. Maintenant, j’ai des responsabilités. Ça veut dire que c’est comme partir en vacances au soleil : c’est agréable mais en même temps, j’ai deux valises bien lourdes å porter. Je m’explique. J’partais en vacances tout seul, sans valise, les bras libres quoi, mais j’allais moins loin et y avait moins de soleil ! Ma femme, ça faisait une valise, maintenant ma gosse, ça fait deux. Alors quand on me dit « C’est quand, le prochain ? », je réponds : « Non, j’ai que deux bras ! ».


L’inspiration est absente en ce moment : Renaud n’écrit pas. Pourtant, un disque est prévu avant la fin de l’année : « Mais ce ne seront pas des chansons de moi, précise-t-il. Ce sera le style : « Renaud chante… untel » – je ne peux encore dire qui – comme il y avait « Auffray chante Dylan ». Ce ne sera pas Brassens mais j’ai bien failli. Ses amis les plus chers m’avaient contacté pour que je chante ses inédits. Finalement, j’me suis pas senti capable d’assumer cet héritage. Mais je regrette vraiment. Et puis j’me voyais pas passer au « Grand Échiquier » pour dire pourquoi j‘l’avais fait et c’que je pense de Brassens, qui est mort et que j’adorais. Je préfère quand c’est Frédéric Dard qui m’invite en disant que je suis son fils spirituel, qu’il m’considère comme son môme, qu’il dit trois mots sur moi, que je chante deux chansons et pais c’est tout. Moi en vedette ? J’ai rien à dire, moi ! »


Christine DESCATEAUX

Photo Michel Ristroph

 

Source : Télé 7 Jours