26 mai 2002
Par Jean-Marc Petit
Après cinq années de silence ou presque et une grave crise personnelle, Renaud revient avec un nouveau disque émouvant, chronique de ses années noires. Rencontre
Closerie des Lilas, 12 h 30. Ambiance hors d’âge, comme on le dirait d’un vieil alcool, de cette grande brasserie parisienne, entre cuir rouge, cuivre et acajou. Dans un coin discret, Philippe Sollers termine son déjeuner. Un peu plus loin, Etienne Roda-Gil et Hugues Aufray conversent. Près de l’entrée, les yeux bleus noyés dans son café, le Perfecto rivé sur ses épaules de titi parisien de 50 balais, Renaud est là, exactement comme sur la pochette de son nouveau disque. A la Closerie des Lilas, Renaud fait un peu partie des meubles. « Ici, c’est mon bureau, ma salle à manger, ma cuisine. C’est ici que j’ai vécu les dernières années de ma vie. »
Boucan d’enfer, s’appelle le nouveau disque de Renaud (sortie le 28 mai), chronique émouvante de ces années de tempêtes et de doutes, de solitude, et de course à l’abîme dans les fièvres anisées, d’un homme que tout, l’amour, l’inspiration, le goût de vivre, semblait avoir abandonné.
Docteur Renaud, Mister Renard
Renaud en parle sans ambages, et il le chante tout au long de son disque, ces cinq années de silence ont révélé une fragilité qu’il ne soupçonnait pas. Comme il y eut Gainsbourg et Gainsbarre, il y a maintenant « Docteur Renaud et Mister Renard » : « Ce n’était pas obligatoire de révéler cet aspect de ma personnalité, mais j’avais envie de dire aux gens comment je suis vraiment. Vous m’aimez peut-être mais je ne suis pas forcément aussi angélique, aussi magistral que lorsque je brille sous les feux des projecteurs. Je suis un être comme vous, noir et blanc, plein de défauts, de faiblesses et de doutes… ».
Il a fallu un nouveau soir bien arrosé pour qu’un copain mette au défi Renaud d’écrire une chanson sur le thème de l’homosexualité. Sur un coin de table, en une heure, Renaud écrit Petit pédé. « Je me suis pris une « muflée » dont je n’avais absolument pas besoin. Mais ça a eu l’avantage de me donner à nouveau l’envie d’écrire. ».
Dans le mois et demi qui a suivi, quinze chansons sont à nouveau sorties des carnets de Renaud : chansons sur l’adolescence qui s’enfuit (Elle a vu le loup, dédiée à sa fille), portrait « méchant » de Bernard-Henry Lévy en Entarté (« Il m’énerve celui-là, totalement fasciné par son image plus que par ses idées… »), constat amer sur le monde tel qu’il va mal (Manhattan-Kaboul), et surtout chansons d’amour bouleversé, bouleversantes (Boucan d’enfer, Tout arrêter, Cœur perdu ) : « Dans cet album, j’évoque beaucoup le chagrin, la solitude, la séparation, je fais quelques allusions à mes tendances de ces dernières années à la « pochetronnerie » et à une vision un peu noire du monde. Mais il faut relativiser tout ça. Ce ne sont que les états d’âme d’un petit chanteur célèbre. A côté de la vraie misère dans laquelle vivent et se débattent des millions d’individus, c’est peu de choses… »
Brassens, en boucle
Et puis il y a Mon bistrot préféré où Renaud dresse son panthéon personnel et réunit tous les gens qu’il a aimés, qui l’on construit : « Il y a tout d’abord Brassens, que j’écoute en boucle depuis 50 ans. Il y a Vian et Prévert qui m’ont fait aimer la poésie et donné l’envie d’écrire. Et puis Audiard, Verlaine, Rimbaud, Pagnol, Frédéric Dard, Alphonse Boudard, Coluche… Plus personne de vivant… Mais j’ai oublié beaucoup de monde, des femmes comme Barbara, Marguerite Duras, Louise Michel. Et puis Goscinny, ce génie de la BD, Jean-Roger Caussimon, Mouloudji. Autant de gens que réunissaient l’amour des mots, l’art de les agencer de manière flamboyante et populaire. Une certaine tendance aussi à aimer boire, à aimer la vie… »
Rentrée
Une vie qui, pour lui, a réellement commencé à 16 ans sur les barricades de mai 68, dans l’insouciance et la liberté, puis dans une communauté anarchiste en Lozère. Lui, le petit-fils d’un mineur de Oignies, ayant grandi dans une HLM de la Porte d’Orléans, ne se reconnaît plus trop dans cette France tentée par des extrêmes politiques qu’il abhorre, dans ce milieu du showbiz qu’il fuit comme la peste (« Quand mes collègues font 15 télés, je n’en fais qu’une »).
L’« ermite » de la Closerie préfère retourner à ses copains, à ses vieux disques, avant de reprendre le chemin des concerts à la rentrée de septembre. Entre-temps, il aura tourné au Canada dans une comédie policière avec Depardieu, Hallyday et Harvey Keitel, et il aura peut-être mis le point final à un livre qui lui tient à cœur, chronique et journal intime des années noires, à travers le regard des amis de la Closerie. Renaud est de retour. Tant mieux, on a plus que jamais besoin d’un bon « Boucan d’enfer »…
La Voix du Nord, le 26 mai 2002
Source : Le HLM des fans de Renaud