Renaud : Ma famille, c’est la gauche

LE MONDE |  • Mis à jour le ENQUÊTE DE MICHEL KAJMAN

Politique et show-business : sous leurs projecteurs croisés et quelquefois confondus, nous avons fait défiler Coluche, Thierry Le Luron, Michel Sardou, Alain Souchon, Daniel Balavoine et Guy Bedos. Renaud ferme aujourd’hui la marche (le Monde aujourd’hui daté 30 septembre-1er octobre et 7-8 octobre). Yves Montand avait refusé d’être de la fête. Critiqué ou admiré, en tout cas constamment cité ou évoqué que nous ayons ou non sollicité ses cadets à son sujet, il ne pouvait en être tout à fait absent. Une fête? Triste quelquefois, souvent grave ou passionnée, dérisoire parfois, contradictoire ou répétitive, elle nous aura aussi rendu perceptible le bruit de voix trop rarement entendues : celles des « gens », comme on dit. D’une partie d’entre eux, en tout cas. C’était bien le moins que l’on pouvait attendre, s’agissant de ce que l’on appelle « la vie publique »… Tout, heureusement, n’aura pas été dit : les spectacles continuent.

« RENAUD, vous avez souvent dit qu’à votre avis un artiste doit être engagé. Parlons-en un peu.

– Oui, je pense qu’un artiste doit être engagé…

– C’est une évidence pour vous?

– Oui. Il y a des artistes dont je n’attends pas forcément d’engagement : sculpteurs, peintres. Même certains chanteurs : je me contente qu’ils me fassent rêver. Mais je dois dire que la forme de poésie que je préfère, c’est celle qui est révolutionnaire, qui essaie de faire changer les choses et les gens, et d’influencer.

– Comme chanteur, ça a été votre position dès le début, ou vous y êtes venu peu à peu ?

– Dès le début. A la limite, plus encore au début que maintenant. Au début, quand j’ai commencé à chanter – pas à faire des disques, mes premières chansons étaient ou des chansons d’amour, pour essayer de plaire, de séduire, ou des chansons de révolte et de prise de conscience. C’est des mots un peu… un langage presque militant, mais enfin… Je faisais une chanson politique sur tout ce qui se passait. Je faisais du journalisme en chanson. Une usine en grève, les flics qui intervenaient, le procès de Burgos en Espagne, la chute de Salazar au Portugal : je faisais une chanson. Tout ce qui me paraissait important devenait une chanson. Je faisais parfois deux chansons par semaine à l’époque; maintenant, j’en fais quinze par an.

« Ces chansons, je les chantais devant un public très restreint : dans des chambres de bonne, devant les copains, dans les bistrots, les manifs. C’était la grande époque où on allait dans les manifs avec tambour, fanfare, guitare. Je ne sais plus bien qui organisait ça, la Gauche prolétarienne ou la Jeunesse communiste révolutionnaire, peut-être.

– Et vous pensez qu’on peut être dans le show-business, où, par la force du succès, vous êtes maintenant, sans abandonner complètement cette dimension-là ?

– Oui, je pense qu’on peut. Je pense pas l’avoir abandonnée. Disons que, maintenant, je ne suis plus spécialisé dans – tous ces mots m’énervent – dans certaines causes, certaines luttes. Si je m’écoutais, si j’avais le temps, l’énergie, et si je pensais que ça pouvait servir à quelque chose, si je pensais pas trop me disperser, j’écrirais encore des chansons, aujourd’hui sur le Chili, demain sur l’Argentine, l’Afghanistan, le problème basque : tous les endroits où ça lutte, où ça meurt, où des gens souffrent. Bref, partout où il y a des causes à défendre qui me paraissent, à moi, justes.

« Mais, bon, j’ai eu envie de lutter sur un terrain que je connais mieux, pas à travers ce que m’en disent les médias, et qui est ce qui se passe dans ma rue, dans mon quartier, dans ma ville, dans mon pays. Je veux dire : les problèmes des gens que je rencontre tous les jours dans ma rue : les jeunes, les loubards, les taulards, les zonards… Disons que je veux pas faire non plus de la chanson militante. C’est le piège dans lequel je pense éviter de tomber. Parce que tout engagement est toujours un peu subjectif et fragile.

– Comment faire, alors, pour ne pas tomber dans le piège de la chanson militante au sens étroit ? Question de langage, de choix des sujets…?

– Choix des sujets, oui. J’aurais eu l’air malin, à une époque, si… c’est un truc que disait Coluche, qui m’avait fait rire, et que je reprends souvent : on a crié paix au Vietnam pendant dix ans et le jour où les Américains sont partis, le Vietnam a envahi le Cambodge et le Laos… Est-ce que je me fais bien comprendre ? Quand une dictature chasse l’autre…

– Vous voulez dire qu’il vaut mieux éviter de faire coller ses engagements à la ligne d’un parti ou à un comportement trop rigide ?

– Voilà. Y faut éviter, oui…

– Puisqu’on parle de partis, il y en a un qui a l’air de bien vous aimer en ce moment, après ne pas vous avoir aimé du tout, c’est le PC. Vous avez chanté à la Fête de l’Humanité, vous avez donné une interview récemment à l’hebdomadaire de la CGT… Dans cet entretien vous dites que vous en avez « marre d’entendre cracher sur le PC de tous côtés ». Alors, que se passe-t-il et pourquoi ce revirement puisqu’il fut un temps où vous étiez donné comme l’exemple du genre de chanteur qu’il ne fallait pas inviter dans les fêtes communistes ?

– Bon. Sur le premier point, je maintiens, je persiste. Le PC est devenu la bête noire de tout le monde : les socialistes, la droite, les médias quels qu’ils soient. J’aime bien – c’est pas de la provocation de ma part… si, il y a un petit côté provocateur – aller vers ceux qui sont le plus rejetés. J’aime bien choquer les gens. Je savais qu’en acceptant de faire la Fête de l’Humanité, j’allais choquer, déranger.

« Il y a eu des malaises entre les communistes – enfin, des dirigeants communistes, ou des journalistes communistes, plutôt des journalistes communistes d’ailleurs. C’était à cause d’une chanson qui ne leur avait pas plu du tout.

– Laquelle ?

– C’était Où c’est que j’ai mis mon flingue ? Ce que je regrette, c’est que, au lieu d’entamer un débat, alors que j’étais quelque part de leur bord, ils ont décrété une rupture pure et simple. Je l’ai regretté à l’époque. Mais, d’un autre côté, j’étais vexé et triste de voir que des gens que je considérais comme de mon bord, la gauche, se comportaient comme ça.

« Je persiste à penser qu’il n’y a que deux camps : la gauche et la droite. Dans la gauche, on peut avoir des discussions, des malaises, des points de désaccords. Mais on fait partie d’une même famille : celle qui a fait la fête le 10 mai au soir à la Bastille. Cette famille, ça faisait trente ans que j’en faisais partie. C’est même de l’hérédité : mes parents sont de gauche et j’ai eu une éducation de gauche. Les communistes ont fait les premiers pas pour entamer une réconciliation…

– Sous quelle forme ?

– Cette invitation à participer à la Fête de l’Humanité. J’ai dit : c’est étonnant que vous me proposiez ça alors que je pensais que j’étais l’ennemi de la classe ouvrière… Comme je ne suis pas rancunier, j’étais content d’y participer, de montrer qu’on était toujours de la même famille.

– Est-ce qu’il n’y a pas un décalage entre ce que vous expliquez et le fait que la plupart des jeunes qui achètent vos disques n’en ont, eux, rien à faire ni de la gauche ni de la droite ?

– Vous croyez ?… Ce que je pense, c’est qu’une bonne partie de mon public appartient à ceux qui ont répondu au sondage que 70 % des hommes politiques ne disent pas la vérité ; qu’une bonne partie ne va pas voter ou y va à contrecoeur en disant : on vote, de toute façon, pour des types qui ne cherchent qu’une chose, le pouvoir. Y a aussi des anars dans mon public qui ne vont pas voter presque par conviction presque philosophique.

« Moi, j’ai beau avoir été anar, avoir milité avec eux, avoir arboré le drapeau noir et tenu des propos anarchisants, comme ceux que peuvent tenir Léo Ferré, ou Coluche, j’appartiens à une famille, la gauche, dont je peux difficilement me dissocier. C’est vrai que dans mon public il y a beaucoup de gens qui s’imaginent que je suis un mec qui considère que c’est un panier de crabes, tous les mêmes… Et pourtant, c’est pas mes déclarations qui peuvent leur faire penser ça. J’ai toujours dit que s’il y a des gens plus honnêtes, qui disent un peu plus la vérité, c’est les hommes politiques de gauche.

– L’anarchisme, c’est derrière vous ?

– J’ai évolué – peut-être les anarchistes vont regretter ce que je dis – j’ai trente-deux balais, je vois le monde changer, bouger et je trouve que c’est toujours la plus belle des utopies… Mais faut pas rêver, quoi…

– Vous dites qu’il y a des hommes de gauche, Defferre et Hernu, que vous ne pouvez pas voir en peinture…

– Les malheureux ont la malchance d’hériter de ministères dans lesquels je croyais beaucoup. Disons que mes espoirs dans le socialisme étaient beaucoup basés sur des changements au niveau de la justice, de la police, la drogue, les prisons, le nucléaire, l’armée… Du coup, c’est ces deux pauvres-là qui héritent des plus grandes promesses non tenues.

« Je ne suis pas un déçu du socialisme parce que mon bulletin de vote, je le regretterai jamais quand je vois Badinter à la télé. Je me dirai toujours : putain, si j’ai voté ne serait-ce que pour voir ce mec-là, au moins ça a servi à quelque chose. Sinon, l’ensemble du gouvernement… a priori, tout ce qu’ils font, si ça fait chier la droite, je suis content.

« J’ai vu dans les journaux que la présence française au Tchad avait coûté 300 millions de centimes par jour… Si j’en discute avec un homme politique, il va me prouver par a + b que c’est obligatoire, etc. On se dit : ils les auraient ramenés plus tôt du Tchad, ça faisait 300 millions de centimes par jour à filer aux pauvres, aux malades… eh bien non ! ça ne se passe pas comme ça… C’est du rêve. Et c’est pourtant ça qu’on attendait. »

ENQUÊTE DE MICHEL KAJMAN

 

Source : Le Monde