Backstage
N° 3, Juillet-Août 1989
Un album de diamant, un concert le 8 juillet à la Bastille et un bouquin photos de Claude Gassian. Renaud reprend l’initiative.
Renaud ? Ça va pour lui, merci. Le chanteur énervant survit fort bien à l’avalanche de bêtises qui est, si régulièrement, écrite sur son compte, et il a même réussi à faire de son intermède rebelle – le refus de faire de la « promo » télé, radio ou presse durant le lancement de son spectacle au Zénith et de la sortie de « Putain de camion » – un « running gag » à la Tex Avery, replaçant l’histoire sous l’angle comique à chaque fois qu’il en avait l’occasion : ça fait toujours un squelette de moins dans le placard, comme on dit. Quoi qu’on en ait dit, le courage un peu naïf de cette démarche n’avait rien de ridicule. Simplement, un chanteur qui se met en tête de jouer les Don Quichotte et de défier le pouvoir – certes relatif – des médias et prétend contrôler ce qui est dit sur lui (ou ce qu’on lui fait dire par interview interposée), ça fait désordre.
Ce qui fit encore plus mauvais effet, ce fut quand Renaud revint sur sa décision et fit la totale à quelques semaines à peine de l’ouverture du Zénith, pour lequel il s’était transformé en « visage pâle attaquant ». Comme disait un grand penseur méconnu, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Et puis, pour en finir avec cet intermède mineur, on pourra en tirer les leçons que l’on voudra des deux côtés de la barrière. A savoir que les médias ont une réelle influence sur la fréquentation des concerts et qu’on ne peut se battre seul contre un système où l’on doit chanter des connenes affligeantes pour rentrer au Top 50 (air connu).
Ayant réussi à transiter par Charibe sans passer par Sylla, Renaud pouvait se relaxer en attendant la suite : elle ne tarda pas à venir, sous la forme d’une consécration médiatique que nous allons vous narrer avec toute la pompe qui convient : en effet, le vendredi 16 juin, Boucles d’or – alias Mister Zonblou, alias l’homme au bandana, re-alias Renaud – recevait des mains de ses patrons (enfin, de sa maison de disque) une floppée de disques d’or, platine et autres avec son confrère de chez Virgin, Eric Serra, qui en recevait lui aussi plus qu’il n’en pouvait porter.
Dans le cadre délicieux d’un jardin à ciel ouvert (ce qui est certes le propre d’un jardin, mais n’en est pas moins agréable pour autant), celui de l’Hôtel de Sully, l’heureux invité arrivait, une fois franchie la barrière de la liste officielle des V.I.P., dans un microcosme. Place des Vosges, nouveau lieu pour la maison Virgin après quelques années à Belleville, c’était la joyeuse ambiance cocktail-bavardages avec la faune habituelle, et une anomalie au milieu : assis à une table légèrement à l’écart, Renaud se concentrait sur un bout de papier. Il préparait son discours ! Sérieux ? Ben oui, et alors ?
Il faut comprendre que le genre d’événement qu’est la remise d’un disque d’or amène souvent les pires malaises, silences et ambiances gênées car personne n’a jamais rien à y dire : imaginez une remise d’un Oscar qui durerait dix minutes au lieu de 45 secondes, et vous aurez la mesure du fiasco prévisible durant une telle figure imposée. Donc, au milieu d’une foule papillonnant autour du buffet où l’on reconnaissait ses deux frères (David et Thierry), sa femme, son compositeur (Frank Langolf), ses amis, certains ennemis et pas mal d’indifférents venus lester le champagne, Renaud écrivait.
Photos :
CLAUDE GASSIAN
L’heure venue, ceinturé par Patrick Zelnick (PDG de Virgin, à ne pas confondre avec David O. Selznick) et Fabrice Natal, il le lût. D’une qualité sarcastique confinant parfois au masochisme, Renaud fit trembler le gratin avec quelques piques bien senties sur les radios FM (qui étaient toutes représentées), les télés et le showbiz en général. Ça s’appelle cracher dans la soupe, mais c’est aussi une tradition dans le milieu cynique et dur de la musique, et c’était au moins fait avec latent. Un disque de diamant pour « Mistral Gagnant » (1 million 200 000 exemplaires vendus) et un double platine (600 000, une misère à côté !) pour « Putain de Camion », telle était la rançon de la gloire ce soir-là. Présentant Eric Serra (« mon dauphin ») en des termes flatteurs (« mon uni à la couenne rebondie coincée dans un fute de cuir et portant une ceinture en peau de « dauphin », je site de mémoire), le barde blond fit une petite place à ce tout petit musicien (1,62 m au plus), mais grand par le talent, qui a vendu une telle pile de disques (1 million 200 000 « Grand Bleu ») qu’il ne les compte plus. Renaud, une fois de plus et sous couvert d’humour et de calembours, avait planqué ses sentiments.
Refusant d’être ému, il préfère être ironique. Par peur d’être vulnérable, Renaud choisi systématiquement le calembour (pet de l’esprit, comme le disait Guitry, je crois) au lieu de l’émotion. Ça ne lui réussit pas trop mal, et son projet pour le 8 juillet à la Bastille va montrer qu’il sait aussi avoir l’efficacité de l’action là où d’autres n’ont que le courage des mots. Sur la place de la Bastille, gratuitement, Renaud viendra avec son pote Johnny Clegg, ainsi qu’avec La Mano Negra et Malavoi, pour faire chauffer un public qui atteindra peut-être 100 000 personnes (c’est l’inflation due à la gratuité de la chose). Pourquoi, dites-vous ? Simplement pour protester contre la venue en France des pays les plus riches du monde, qui vont transformer Paris en terrain de jeux privé, dont ils seront les seuls à jouir.
Symbole avant-coureur d’un Paris à deux vitesses comme risque de l’être la capitale pour les fêtes du bicentenaire, cette fête des riches avait besoin d’un balancier : à défaut de fête des gueux, Renaud offre un rassemblement populaire. Qui lui revient d’ailleurs assez cher, puisqu’il a choisi de payer ses musiciens (merci, Renaud !) et d’assumer le coût du spectacle, ce qui lui revient quand même à quelque chose comme 50 bâtons. Le 8 juillet, on trouvera beaucoup de donneurs de leçons qui disserteront sur l’opportunité de ce sommet (des pays riches), de ce concert (de Renaud) et du reste. Laissez-les causer, et participez à la bonne cause.
Olivier Cachin
Source : Backstage