Juin 1991
« Renaud : je laisse pas béton »
On ne lit pas très souvent d’interviews de Renaud…
Je ne m’exprime jamais mieux que dans mes chansons. Il y a la musique, et par des paraboles sur l’enfance, par exemple, je peux parler de choses plus profondes, de la violence, de la haine, de l’amour, de la passion, des rapports entre les hommes… Ma gonzesse me dit toujours : « Tais-toi, chante ! »
Et ta fille, elle te dit quoi ?
Je suis un peu faux-cul avec elle… Je l’éduque un peu selon mes idées. Quand elle comprend « un petit fada » dans une chanson, je lui explique que c’est Intifada et ce que cela veut dire. Il y a donc un peu de manipulation là-dessous. Je lui raconte l’horreur des hommes, leur folie, je lui explique la détresse, la misère des gens. Je veux qu’elle prenne conscience de tout ça. Et d’autant plus qu’elle est une enfant privilégiée. J’essaie de ne pas la préserver, de la rendre lucide. Et rebelle, donc malheureuse. Enfin, je lui apporte un peu de bonheur, par ailleurs !
Tu écris tout le temps ou bien est-ce qu’il t’arrive d’avoir des trous ?
Non, je n’écris pas tout le temps, par flemme ou manque d’inspiration. Si je dois faire une douzaine de chansons par album, je me débrouille pour les écrire en deux ans. Très souvent, ça se fait au dernier moment. Et si les idées ne viennent pas, comme ce fut le cas pour le dernier album, eh bien il s’écoule trois ans et demi entre deux albums.
Le reste du temps, j’écris d’autres choses, j’écris aux gens. J’ai une vie quotidienne réglée sur les horaires scolaires, je pêche, je glande, je bouquine beaucoup, je chine des bandes dessinées, je voyage, je m’emmerde un peu.
Tous les deux ans, je prépare un spectacle, que je fais tourner à Paris, en province, au Québec, en Suisse, en Belgique ; tout cela me prend facilement une année complète. Je bosse à fond un an, et puis j’ai huit mois sabbatiques pendant lesquels je devrais écrire et pendant lesquels j’écris très peu.
Cet été, je tourne au Québec, donc je vais répéter tout le mois de juin avec mes musiciens. Et puis à la rentrée, je ré-attaque avec la sortie de Marchand de cailloux, mon album, la promo, les télés, tout le merdier habituel, ensuite une salle à Paris et une tournée en province.
Ce sera plus un récital que les précédents spectacles qui étaient, eux, des shows à l’américaine, avec un décor et des éclairages énormes, qui impliquaient une logistique très lourde, soixante personnes en tournée, six semi-remorques , trois autocars et un minimum de trois mille cinq cents entrées payantes simplement pour amortir le coût du plateau. J’ai toujours eu le cul entre deux chaises : à cause du succès, j’ai eu envie d’être Bruce Springsteen, parce que c’est éclatant de chanter devant six ou dix mille personnes, sur une scène immense, avec un light-show d’enfer, de courir dans tous les sens en gueulant des chansons rock n’roll. Mais en même temps, j’ai toujours eu envie d’être Georges Brassens, un pied sur un tabouret, une guitare ou un accordéon dans les mains. J’ai envie de revenir aux fauteuils en velours rouge, aux gens assis devant moi, qui viennent écouter mes chansons plus que les chanter eux-mêmes. Enfin, c’est l’envie que j’ai, mais les gens de ma maison de disques, mon agent, commencent à essayer de me dissuader en me disant : « Il faut que tu continues à jouer dans la cour des grands. » Malheureusement, dans la cour des grands, il n’y a pas beaucoup de choix ; j’ai fait trois fois le Zénith. Le Palais des Sports, c’est un Zénith en plus crado, Bercy c’est trop grand, alors qu’est-ce qui reste à Paris ? L’Olympia, et ensuite ce sont des salles de mille ou quinze cents places. Donc, c’est ça l’idée, une salle franchement petite et m’y installer longtemps.
Mais pour remplir une salle, même petite, il faut quand même faire un minimum de promotion. Donc des télés, TF1. Tu aimais bien Coluche…
Oui, il était intelligent, il se servait bien de la radio et de la télévision même s’il avait des petits dérapages de temps en temps. Il arrivait chez un imbécile, il le mettait dans sa poche, et il le faisait passer pour un imbécile. Moi, je n’ai pas envie d’accepter l’invitation d’un journaliste pour lui dire : vous êtes un couillon, ça serait dégueulasse de ma part. Je vois des gens dans la rue, des petites gens, des braves gens, des jeunes, des vieux, des flics même, des beaufs, toutes sortes de gens qui me demandent ce que je deviens, qui me disent : « Renaud, tes dégueulasse, tu viens plus à la télé. Alors qu’est-ce qu’on devient, nous ? On a besoin de toi, laisse pas béton… » C’est quelque chose qui me touche beaucoup.
Alors je me dis que c’est un peu dégueulasse, mon attitude de ne pas vouloir à toutes forces passer à la télé. Il y a vingt ans on n’aimait pas Guy Lux, mais on était bien content qu’il nous donne l’occasion de voir Georges Brassens.
Tu n’as pas l’impression qui si on est très costaud il ne te mettent pas vraiment le grappin dessus ? Les gens sentent que tu repars sans avoir été souillé. Mais l’ennui, c’est qu’aussitôt que l’on a dit ça, méfiance, on peut aussi se dire qu’on accepte n’importe quoi avec cette idée-là.
C’est tellement dur de faire un choix, que c’est forcément arbitraire. J’aime pas les émissions de variétoche de TF1, ils ne m’aiment pas non plus, c’est de bonne guerre. Et sur A2, c’est pitoyable ; ils essaient de rivaliser, mais ils ne peuvent pas. Sur la Une, il faut le reconnaître, c’est professionnel, bien éclairé, bien filmé, bien mis en scène ; sur A2, c’est mal éclairé, mal filmé, coupé, monté, c’est mal foutu… Sur FR3, il n’y a pas d’émissions de variétés, sur La Cinq non plus, sur Canal + à peine. Alors, quelle alternative ? C’est la Une ou rien. Je peux aller gesticuler dans quinze émissions de télévision, de Jacques Martin à Denisot, trois émissions sur A2, un journal sur FR3, une émission culturelle sur La Sept, ça aura moins d’impact qu’un passage à 20 h 30 sur la Une. Alors, qu’est-ce que je fais ? Si je participais à un grand dossier sur les médias, les artistes, dans l’Événement du Jeudi, ça vaudrait peut-être le coup que je développe tout ça, mais dans L’Autre Journal, il est peut-être préférable de parler de la cause palestinienne, des prisonniers au Maroc, des Kurdes…
Et de musique aussi…
Oui… Enfin, la Guerre du Golfe aura quand même eu ceci de positif, c’est que je n’ai plus aucune illusion sur les hommes politiques français, ni sur la gauche française, ni sur le Parti socialiste, ni sur François Mitterrand. Je suis souvent victime, et de mon éducation, et d’un certain manichéisme qui est surtout une solution de facilité parce que c’est beaucoup plus simple de dire qu’il y a les Noirs et les Blancs, les gentils et les méchants, mais depuis la fin de la Guerre du Golfe je suis en train de réaliser que ce n’est pas aussi simple. Il y a quelque chose qui chamboule toutes mes certitudes, c’est que le statut de victime ne confère pas forcément le statut ni de héros ni de détenteur de la vérité. C’est abominable ce que je dis… Boris Vian disait : « Après les bourreaux, je ne déteste rien tant que les victimes », et je commence à me demander s’il n’avait pas un petit peu raison. Ca rejoint une théorie desprogienne et coluchienne que je n’ai jamais voulu admettre à savoir que le fait d’être pauvre ne justifie pas le fait d’être con, ou du moins ne pardonne pas d’être con, même si ça peut parfois l’expliquer. Je n’ai jamais pu envoyer chier un mec dans la rue si c’était un pauvre parce qu’on m’avait appris que les pauvres étaient des victimes, que les ouvriers étaient forcément de gauche, donc des camarades, etc. C’était une des dernières certitudes qui me restaient, et là c’est tout l’édifice qui s’écroule.
Comment peut-on se défendre du désespoir et du cynisme quand on a acquis cette intelligence-là de la politique ?
L’autre jour il y a un mec qui m’a écrit une lettre, un mec de banlieue suite à une déclaration dans L’Idiot qui m’a expliqué que les Kurdes, qui étaient un peuple « teigneux et vindicatif », avaient dans leur temps joyeusement participé au génocide arménien. Alors, quand je lis ça, moi, ça me bousille tous mes repères, parce que je pensais que les Kurdes étaient des victimes éternelles et qu’en conséquence ils ne pouvaient pas être des bourreaux. C’est ça l’idéologie dans laquelle je baignais : par exemple les Palestiniens c’étaient des bons et les Israéliens les méchants. Mais lorsque Yasser Arafat est venu à Paris et que les gens de son protocole mont invité à le rencontrer, je me suis renseigné à droite et à gauche (surtout à gauche) et j’ai compris que c’étaient surtout des enfants qui mouraient pour la cause palestinienne. Alors maintenant, quand je parle des Palestiniens, je parle des enfants palestiniens, et pour leur rendre justice, il faudrait peut-être aussi liquider ceux qui se servent de leur désespoir pour les envoyer se faire tuer alors queux vivent dans des palaces ; l’argent des Émirats, il tombait dans les poches des dirigeants de l’OLP, mais certainement pas dans les camps… non, je me trompe ?
S’insurger tout le temps pour les victimes, oui, mais il y en a tellement… Ca ne rend vraiment pas bien d’être si sensible à la misère, à la mort, à la détresse des gens, et ça ne rend pas mieux d’essayer d’analyser, de savoir qui sont les vrais coupables. J’en parle parce que je cherche des réponses.
Ce même jeune homme qui m’écrit me dit qu’au Koweït l’application du nouvel ordre international n’a rien changé, si ce n’est qu’autrefois le Koweïtien avançait dans le désert sur son bourricot, avec sa femme qui suivait à pied, et que maintenant la femme marche devant, à cause des mines. C’est joli, non ?
Tu as été très affecté par la guerre ?
Tous ces doutes ne m’ont pas empêché d’avoir des certitudes sur le conflit… Bien que non, je n’ai jamais eu de certitudes, je me demande même parfois si je ne suis pas tombé dans ce piège débile qui consistait à choisir son camp alors que j’aurais pu tout aussi bien envoyer chier les deux.
Aussitôt après l’invasion du Koweït par l’Irak, un journaliste de l’Humanité ma demandé ce que je pensais du conflit qui se préparait, et j’ai répondu : « Quand les impérialistes attaquent les fascistes, je m’assois sur le bord du Yang-Tseu-Kiang et j’attends de voir passer le cadavre, non pas de mon ennemi mais de mes ennemis. » Peut-être n’aurais-je pas dû prendre parti du tout. Pourquoi être systématiquement dans un camp ou dans l’autre ?
En fait, j’aurais dû dire « Sans moi ! Là, vraiment, ça me dépasse ». l’attitude des journalistes nous a fait réaliser que, lorsque le pouvoir veut museler les médias, l’information comme en Pologne sous Jaruzelski et nous présenter les journalistes habillés en treillis, c’est accepté de tout le monde.
Je me dis que c’est une chance que le pouvoir ait muselé les médias. Si on avait laissé carte blanche aux journalistes pour filmer et interviewer, on aurait certainement vu un tas d’ignominies, tout le côté charognard des journalistes. Il ne faut pas censurer ces ignobles journalistes, mais si on ne les censure pas, ils nous montrent un spectacle ignoble. Je ne regrette pas de ne pas avoir vu les images de deux cent mille victimes irakiennes, je ne regrette pas de ne pas avoir vu les images des cinquante mille victimes flinguées sur l’autoroute de Bassorah, vraisemblablement avec l’équivalent d’une bombe à neutrons.
Parce que je suis assez grand, ou assez intelligent, ou assez con pour les imaginer, ces images ; je n’ai pas besoin qu’on me les foute sous les yeux. Qu’est-ce qu’ils devaient être mal, les journalistes ! « Comment, on ne pas filmer de cadavres ? » « Eh non monsieur, c’est interdit ! Secret militaire ! Nous faisons une guerre propre, chirurgicale, il n’y a pas de cadavres ». Les voitures sont sur la route, calcinées, mais les cadavres, tous disparus avant l’arrivée des journalistes. C’est à vomir. De gauche comme de droite, les gens n’étaient pas dupes : « Ils nous prennent pour des cons, les hommes politiques et les journalistes ». Ce sera génial le jour où ils en auront marre d’être pris pour des cons. Comment le faire savoir et comment s’insurger, ça, c’est un autre problème… Probablement que s’il y avait eu sept mille morts français ça aurait engendré un sursaut, créé une force nouvelle.
Tu conserves donc un peu d’espoir ?
La force nouvelle, moi je l’attends depuis 1968. Enfin, j’ai eu des espoirs en 1981, mais… Je ne voudrais pas faire le procès de Mitterrand, dire que c’est le pouvoir socialiste qui a engendré l’extrême droite, mais ce qui est sûr c’est qu’il a réussi à liquider l’extrême gauche, et ça, je trouve que c’est triste. Le Parti communiste, lui, il s’est liquidé tout seul. D’aucuns prétendent que ça fait vases communicants avec la montée de l’extrême droite. Quand on va dans les grandes manifestations étudiantes ou lycéennes, on a l’impression que l’extrême gauche renaît, mais pas du tout, il s’agit de revendications catégorielles ; ils ne manifestent pas pour changer le monde, mais pour changer leur destin à eux. Et ils ont probablement raison… Le monde, de toute façon… Je désespère totalement, et c’est sûrement la nostalgie de ma jeunesse. En 68, on ne pouvait pas assassiner un militant basque sans qu’il y ait cent mille personnes dans les rues de Paris. Avant les manifs étudiantes de 86, la dernière fois que j’avais vu une mobilisation de jeunes dans la rue c’est pour défendre NRJ ! Je ne veux pas faire l’éternel procès de cette radio, c’est plutôt le procès de cette époque dont il est question : deux cent mille mômes ne descendent pas dans la rue pour sauver la vie d’un homme ou d’un peuple, mais pour sauvegarder leurs droits… leur droit à « subir » la pollution culturelle.
Tu trouves cela désespérant parce que tu penses qu’on ne connaîtra plus jamais ça ?
Je ne suis pas prophète… Peut-être que les générations futures, elles, oui. Il y a un réamorçage actuellement, mais qui passe par les banlieues. Vaulx-en-Velin, Saint-Denis de la Réunion, Sartrouville, ça devrait inquiéter le gouvernement, parce que les socialos qui sont au pouvoir pour vingt ans c’est à ça qu’ils vont être confrontés. Je ne souhaite pas le retour des autres ! Je souhaite la mort du pouvoir. Quand Attali disait, il y a quelques années, qu « il y a plus d’informations dans la chanson HLM de Renaud que dans les trois cents pages d’un livre de sociologie », je me demande s’il la bien écoutée, ou plutôt s’il en a tiré les bonnes leçons, parce que ce n’était pas du folklore que je chantais il y a dix ans quand je chantais les banlieues HLM ; ça explose aujourd’hui, et je trouve ça totalement normal. Mais eux, ils n’y vont pas, ils ne savent pas. Quand je chante en province, je me balade, je rencontre les mômes, je vois comment ils vivent. Quand ces jeunes-là débarquent en avant-garde d’une manif lycéenne gentille, proprette, et cassent les boutiques de Montparnasse, on s’indigne pour le malheureux boutiquier qui a eu sa vitrine cassée, mais on ne veut pas se rendre compte que c’est à ça qu’on va de plus en plus être confrontés. Je ne veux pas jouer les boutefeux ni être un oiseau de mauvais augure, mais c’est normal. C’est un peu le même phénomène qu’en 1968, le rejet de la société de consommation. Nous on la rejetais parce qu’on la trouvait abrutissante. Eux, ils la casse parce qu’ils n’y ont pas accès. On n’exploite même plus les jeunes, c’est hallucinant ! Avant, on en faisait des ouvriers, des ouvriers sous-payés, des cols bleus, du lumpen. Maintenant, on les laisse crever. Le RMI, c’est gentil, si tas les papiers. Et estime-toi heureux de ne pas être expulsé si tu nés pas tout blanc de peau…
Mitterrand attendu d’être au pouvoir depuis dix ans pour nous dire qu’il y avait de plus en plus d’inégalité il est temps qu’il s’en rende compte… – qu’il faut faire quelque chose pour les banlieues il est temps qu’il s’en rende compte aussi. Qu’est-ce qu’il croyait, que les banlieues c’était Neuilly ?
Tu signes toujours énormément de pétitions…
Je les reçois par fax maintenant ! Et à chaque fois je me fais piéger. Je ne vais pas au fond des choses, je lis le papier, je vois que des gens souffrent à tel endroit, font la grève de la faim, sont emprisonnés, et je signe. Plus j’utilise ma signature, plus je sais que je la galvaude. J’espère toujours que cela sert à quelque chose. Et même si je n’espérais plus je continuerais à lutter parce que ça donne un sens à ma vie. Il m’arrive souvent de me dire « Bon, j’arrête tout, je ne lis plus de journaux, je n’écoute plus la télé, je ne signe plus de pétitions, je vis pour moi, pour mes proches, ma famille, mes amis, je n’aide que celui que je peux toucher en tendant la main » et puis le lendemain, c’est reparti, je reçois un coup de téléphone, je signe une pétition pour Jean-Philippe Casabonne, qui est en taule depuis trois ans et demi et dont tout le monde se fout les socialistes nous font croire tous les six mois qu’ils sont en train de le faire libérer, « surtout, attention, ce n’est pas le moment, il va sortir, il ne faut pas interférer dans nos négociations au plus haut niveau… » C’est fabuleux, ils sont machiavéliques, ils sont tellement plus forts que la droite, ils sont bien plus intelligents, bien plus malins. En plus, pendant dix ans, ils m’ont piégé avec « La morale est avec nous », « on est la gauche, la vérité et la justice » ! Desproges avait bien raison quand il disait « Mon pauvre Renaud ! », je lui disait « Mitterrand, c’est un mec bien, ça se voit, il est cultivé, c’est un humaniste, il est gentil, il est drôle, il est machiavélique… » et lui me répondait « Oui, c’est le meilleur homme politique qu’on ait en ce moment, donc c’est le pire ». Et c’est vrai, le plus malin, le plus cultivé, le plus fort, c’est forcément le pire des hommes politiques.
Et malgré cela tu uses de ton nom pour défendre des « valeurs » qui sont en gros des valeurs de gauche. C’est un peu de la corde raide, non ?
Je vous parle de ça parce que j’ai envie de parler d’Abraham Serfaty et de ses camarades ; c’est un sujet qui me tient à cœur. Il y a des prisonniers dans la plupart des pays du monde, même dans les démocraties, même en Occident, alors pourquoi eux, parce que j’ai été motivé par des gens passionnés.
Aussi horrible que cela puisse paraître, je pense qu’Hassan II ne laissera jamais sortir Abraham Serfaty, parce que son témoignage serait tellement accablant… Aucun des emmurés vivants de Tazmamart ne sortira, mais il faut tout de même continuer à lutter. Même si c’est un combat perdu d’avance, ne pas le mener c’est se déshonorer. Est-ce que c’est une cause moins noble de défendre un Marocain qu’un Sud-africain ?
C’est le plus vieux prisonnier d’opinion africain à ce jour, et il n’a droit qu’à quelques lignes dans quelques journaux de temps en temps, alors que Mandela mobilise la planète ce qui a été une bonne chose pour lui, puisque ça a permis qu’il soit libéré. Là, le droit d’ingérence de Kouchner me fait doucement rigoler. Si on lui promet quelques caméras de télévision, peut-être ira-t-il au Maroc ?
Ils te manquent beaucoup, tes copains disparus ?
J’ai pas trop envie d’en parler… Reiser, Coluche, Desproges, Gainsbarre, à chaque fois c’est un coup de poignard dans le cœur et chaque fois je vis un peu moins bien. Les pourris, eux, ils meurent jamais, c’est formidable, il n’y a que les bons qui meurent… On ne devrait jamais aimer, on ne serait jamais malheureux.
Il n’y a plus personne, juste quelques mecs qui balancent des coups de pied de temps à autre. Il y a des animateurs de télévision qui s’imaginent être de nouveaux Coluche parce qu’ils font preuve d’un peu plus d’impertinence qu’il y a dix ans…
On n’a plus de grands frères. Il y a un mec extraordinaire, c’est un Italo-Québécois, Pierre Foglia. Il écrit dans la Presse de Montréal, le plus grand quotidien Amérique du Nord en langue française comme ils disent. En France, pendant la Guerre du Golfe, il aurait été censuré. Il écrit divinement bien ; il est à la fois très aimé et très haï, parfois par les mêmes gens. C’est un méchant, qui n’a peur de rien. Il a fait une chronique de la vie quotidienne des gens dans les principales grandes villes du Moyen-Orient.
C’est un mec qui porte des jugements assassins sur les choses et les gens, et en même temps on sent qu’il doute tout le temps « qu’il n’y a qu’une certitude, c’est que l’Homme est pourri, et que sa fiancée n’est pas terrible non plus », comme il le dit lui-même. Et puis, en même temps, il a plein d’amour pour les petites choses, les petites gens.
Je suis un peu méchant quand je dis qu’aucun journal en France n’aurait osé publier ses chroniques pendant la Guerre du Golfe, mais ce qui est important c’est qu’au Québec elles sont parues dans le plus grand quotidien et en première page.
Ici, c’est presque le désert. Cousteau, en dehors de la défense de l’environnement, sa tasse de thé, on ne la pas entendu souvent prendre position. Et tout d’un coup il s’insurger contre la pollution intellectuelle que représentent les vignettes des Crados pour nos enfants ! Pour une fois qu’ils inventent un truc qui fait marrer les enfants et les parents, qui est plein d’imagination et d’humour !
Cela dit, Cousteau c’est un bon, mais il faut bien avouer que sur ce coup-là, c’était plutôt coustard ! J’aurais préféré qu’il nous rejoigne à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, ça concernait plus l’avenir de nos enfants que les Crados.
Tu as aussi écrit pour défendre les idées qui te tiennent à cœur…
Je me fais agonir d’injures par mes proches parce que j’ai écrit dans L’Idiot international. Le côté sulfureux de ce journal ne me dérange pas du tout. J’ai une grande admiration pour Edern Hallier parce que même s’il est fou c’est un homme libre, qui prend des risques. Si je n’écris plus c’est parce que j’ai pas envie d’écrire dans L’Idiot pour écrire dans L’Idiot. Si j’ai un texte qui me sort des tripes un soir et que j’ai envie qu’il soit publié à un tirage aussi faible soit-il, je l’envoie à L’Idiot. Si demain Le Figaro me demandait une chronique sur Jean-Philippe Casabonne, je préférerais bien évidemment être en première page du Figaro et toucher un million de lecteurs en gueulant sur la démocratie dans les commissariats espagnols et sur la conception des droits de l’homme selon Joxe qui a allègrement livré les sympathisants basques aux policiers tortionnaires espagnols.
C’est pour les mêmes raisons que les gens s’étonnaient que je puisse accorder une interview à l’Humanité. Mais personne d’autre ne me le demande. Et je ne considère pas plus aujourd’hui qu’hier que le communisme soit une maladie honteuse. La classe ouvrière, on se demande qui c’est, combien ils sont, et est-ce que le Parti communiste est toujours la voix de la classe ouvrière.
Est-ce que la classe ouvrière ce n’est pas un leurre ? Mais tant qu’il restera deux ouvriers, il y aura un syndicaliste, et toujours un chanteur assez con pour aller soutenir le syndicaliste qui soutient l’ouvrier ! Et j’ai bien peur que ce soit moi !
Et la ville ?
Paris, ils l’ont bien liquidé, et pas que les socialos, mais le gouvernement, l’État, les marchands de biens, les promoteurs, la Mairie de Paris, Chirac… Le petit peuple, dehors ! Les ouvriers, dehors ! Les immigrés, dehors ! Ici c’est les riches ou les bureaux. Mais on ne peut pas en même temps faire une grande bibliothèque, une grande arche, un grand Louvre, un grand opéra, et puis une petite MJC, un p’tit restau de quartier, un p’tit bistrot, un p’tit cinéma… Ils ne font que du grand. Peut-être qu’ils espèrent devenir de grands hommes !
Comme je ne suis pas très spectacles, vie culturelle , je ne vis à Paris que par obligation familiale. Sinon il y a longtemps que je serais parti près de mes arbres, dans le Vaucluse j’ai un petit bout de terrain, près de l’Isle-sur-Sorgue, et je plante des arbres. Même chez les arbres il y a des victimes, victimes du vent, du gel, des maladies, de la sécheresse, mais ils ne se plaignent pas. Attali m’avait dit un jour : « Accumuler les livres, c’est une façon de conjurer la mort en se disant qu’on aura le temps de les lire ». Je suis tout à fait d’accord avec lui, et je me suis permis ce même raisonnement pour planter des arbres c’est une véritable passion, je fais des trous partout ; si je vois un arbre qui faiblit, j’essaie de le sauver, si je n’arrive pas à le sauver je le remplace par un plus jeune. Planter des arbres, c’est aussi une façon de conjurer la mort en se disant qu’on aura le temps de les voir pousser. Faire des enfants aussi.
Les chansons, tu en écoutes beaucoup ?
J’écoute plus souvent Brassens que tous les autres vivants réunis. J’écoute aussi Cabrel, Desjardins un Québécois pas très connu et puis… non je n’écoute pas grand-chose. J’aime la chanson, j’aime la poésie, la poésie chantée, donc il n’y a pas grand-chose.
Barbara ? Oui, j’aime bien. Je l’entends à la radio, mais je n’ai pas de disques d’elle.
J’aime bien Souchon, j’aime bien Jane Birkin, j’adorais et j’adore toujours Gainsbourg, et il y a aussi Jean-Louis Aubert, Lavilliers… mais disons que je n’ai plus d’idoles.
Les étrangers ? Comme tout le monde, du moins je le suppose. Dire Straits… Là encore, j’écoute plus souvent les Beatles que tous les autres. Et Dylan, bien sûr. Et Springsteen, et quelques occasionnels. Et le disque Transformer de Lou Reed, et la banane du Velvet Underground… J’écoute Daniel Lanois, les Neville Brothers, Paul Simon, j’écoute un peu tout quoi. Mais il y a quand même tout un courant de la musique que je ne connais pas du tout, les nouveaux, les Anglais…
Connais-tu le rap ?
Ça ne me touche pas vraiment. Sûrement parce que je ne connais pas du tout, je ne suis jamais allé à un concert de rap et je n’ai pas de disques de rap. Je n’écoute pas les FM, donc je ne connais pas suffisamment pour en parler. Quand j’en entends, je trouve que c’est musicalement un peu pauvre, poétiquement très pauvre même si certains groupes, comme IAM ou NTM ont fait des efforts sur les paroles mais c’est intéressant sociologiquement ; même si je ne me rends pas compte à quel point ça représente une nouvelle culture. Il paraît que c’est un phénomène énorme dans les banlieues, mais je ne sais pas si ça va faire beaucoup avancer le problème des banlieues. Et dès lors que Jack Lang se penche sur le problème, j’ai plutôt peur que ça le fasse reculer.
Et les tags ?
C’est intéressant, amusant, ce besoin de s’affirmer comme ça, de faire parfois œuvre d’art, mais je trouve pathétique que ces artistes en herbe soient obligés de s’exprimer sur les couloirs de métro et sur les murs de brique noirs qui bordent les lignes des trains de banlieue, parce que ça veut dire qu’on ne leur donne pas d’autres moyens d’expression.
Et la musique classique, le jazz ?
Je n’écoute jamais de jazz, je suis réfractaire. Par contre, la musique classique, j’en écoute beaucoup : Satie, Vivaldi, Mozart. Le premier morceau de musique que j’ai aimé et sur lequel j’ai pu mettre un nom c’était La petite musique de nuit de Mozart, parce que je l’entendais chez mes parents quand j’avais deux ou trois ans. Et ma fille, c’est pareil, elle a découvert Mozart au même âge et grâce au morceau. Alors maintenant, dès qu’elle entend une belle musique classique, c’est Mozart ! De la même façon, dès quelle entend une belle chanson en anglais, elle croit que ce sont les Beatles… puisqu’elle sait que c’étaient les meilleurs !
En fait, la chanson française, elle est dans le même état que la France : incolore, inodore, sans saveur, sans passion, sans éclat. A part Bernard Lavilliers quand même ; c’est un fou, un menteur, un mégalo, ce mec, mais il est intéressant, il a des choses à raconter. Lorsqu’il va à la Jamaïque, et qu’il fait un disque sur place, avec des musiciens jamaïcains, il parle de la vie quotidienne là-bas ; quand il va à New York, au Brésil, il fait la même chose. Pour son dernier album qui doit sortir bientôt il est allé au Viêtnam, au Cambodge et en Indonésie, il a travaillé avec des musiciens de ces pays-là, plus un ou deux musiciens français qui l’accompagnent toujours, et ses chansons s’appellent Hanoi Hôtel ou des trucs comme ça. C’est le guide du routard, il nous fait voyager… et puis il sait écrire, il arrive dans un pays il le découvre par les bouges, les bordels, les rings de boxe, les lieux malfamés où ont lieu les combats de coq, et il chante ça. Le personnage est un peu fou, mais heureusement, parce qu’il y a tellement de tièdes, de fades.
Les musiciens. Tu t’entends biens avec eux ?
En gros, oui. Je ne suis pas musicien moi-même, je suis mélodiste, je joue un peu de guitare mais très peu. J’ai la chance, avec le peu de connaissances musicales que j’ai, de réussir encore parfois à composer des mélodies qui me plaisent, mais ce n’est pas vraiment mon truc, j’attache plus d’importance au texte. Si j’avais le choix entre l’un ou l’autre, je préférerais partir sur une île déserte avec un livre, plutôt qu’avec un disque.
Quel livre ?
Oh, la, la, il y a du choix ! J’y reviendrai…
Pour en revenir à la musique, aux musiciens, ce n’est pas mon domaine, je fais ça un peu en dilettante. Les musiciens me regardent avec un œil un peu indulgent, genre « allez, on va faire notre possible pour que sa pauvre mélodie soit un peu enrichie ». Moi, je me repose sur eux. Je suis pour la simplicité, et souvent les musiciens français aiment bien les complications. Je préfère un bon mi majeur bien plaqué qu’un fa bémol neuvième diminué dièse. Les plus grandes chansons des Beatles comportaient trois ou cinq accords, pas plus. Il faut aller à l’essentiel.
Alors, le livre… Je dirais, comme ça, de but en blanc, L’homme qui plantait des arbres de Giono une vraie merveille. Il y en a sûrement des milliers d’autres, mais disons que si je devais partir sur une île déserte à l’instant, c’est celui-là que j’aurais choisi, donc on n’a qu’à dire celui-là.
Et un film ?
Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse. D’abord, parce que c’est dans ce film que j’ai obtenu mon premier rôle; j’avais trois ans et mon tonton était chef opérateur sur le film. Ils avaient besoin de jumeaux pour faire de la figuration : marcher dans la rue avec un petit ballon à la main, et tout d’un coup le ballon s’envolait pour rejoindre tous les ballons de Paris qui emportaient le petit enfant, le héros du film, dans le ciel. Cette fin sinistre me rappelle celle du Grand Bleu, où le mec disparaît au fond de l’eau avec les dauphins. Je me souviens que j’avais été traumatisé par ce film à cause de cette fin. Il y a aussi un film merveilleux de poésie, c’est le Paris de Doisneau. Je l’ai revu récemment, et j’ai redécouvert le Paris de mon enfance, les kiosques à journaux, les vieux bistrots, les murs lépreux, les passages cloutés avec des vrais clous, (ma fille, il a fallu que je lui explique pourquoi on appelle ça des passages cloutés, elle ne sait pas ce que c’est…), les autobus à plate-forme.
Un disque ?
Brassens. Plus que Mozart, parce qu’avec lui j’ai la musique, la mélodie et les paroles. Pourquoi Mozart n’a-t-il pas écrit des paroles sur sa musique ?
Une photo ? Si j’ai bien compris, ce serait une photo de Doisneau ?
Ah oui ! J’ai une passion pour ce bonhomme, même pas une passion, un amour. La chanson Rouge-Gorge de mon dernier album lui est dédiée. C’était pour moi un mec tellement génial, et on vit une époque tellement pas géniale, que j’étais persuadé qu’il était d’une autre époque et donc mort. Quand j’ai appris le mort de Prévert, ça a été pareil, j’étais persuadé qu’il était mort depuis vingt ans. Alors quand j’ai rencontré Doisneau, j’ai presque rencontré un survivant, un revenant. C’est vraiment un ptit bonhomme qui mérite une chanson.
Propos recueillis par Michel Butel
Source : Le HLM des Fans de Renaud