Renaud : ni presse, ni radio, ni télé, juste un grand disque

L’Avenir du Luxembourg

Mercredi 20 avril 1988

musique et bédé

– Pour mon prochain album, aucune promo, ni presse pourrie, ni radios-nulles, ni télé craignoss.

Renaud avait prévenu sa firme de disque plusieurs mois avant la sortie de « Putain de camion », son nouveau disque. Une interview. Une seule. A « Paroles et musiques ». L’unique référence. Avec les douze titres sur vinyle, bien sûr. L’essentiel.

« Putain de camion » est un album marquant, dédié à son pote Coluche. « Comme toujours » d’une écriture simple, forte, écorchée. Réelle. Peut-être encore plus l’essentiel que d’habitude, finalement. Déchirures poisseuses, brûlantes. La vie en noir ? Souvent amère, certes, mais là où il reste un brin d’humour décapant (le Top 50, la télé, les radios FM, par exemple, qu’est-ce qu’ils prennent !), il y a de l’espoir, n’est-il pas ? Et cette chanson sur les vieux, « Cent ans », quel hymne à la vie !

Vulgaire? Oh, ça peut jaser. « Comme toujours », là encore. Une question de sensibilité ? Cela tombe bien. Il a justement le cœur débordant de sensibilité, Renaud. Et ce qui vient du cœur peut-il être vraiment vulgaire ? On vous le demande.

Anarcho-mitterrandiste (« J’sais même pas si ça existe ») comme il se qualifie lui-même, il balance ses états d’âme, ses interrogations, règle ses comptes. Sur le poignant « Putain de camion », par exemple, qui a détruit son copain :

Putain, j’ai la rage, contre ce virage…
Tu nous laisses avec les chiens

Avec les méchants, les crétins…
Lolita a plus d’parrain
Nous on a plus notre meilleur copain
Tétais un clown mais t’étais pas un pantin
Enfoiré on t’aimait bien
Maintenant on est tous orphelin

Voilà. Un disque qui compte, plutôt grave, toujours riche et attachant. C’est dit.

– Après « Morgane de toi », mon septième album, qui a fait des scores phénoménaux, je me demandais ce que j’allais raconter au suivant. On m’attendait au tournant.

Renaud joue du paradoxe. Mais il a l’air sincère. Un homme, c’est jamais tout clair, tout limpide. Il est recordman de ventes pour les albums, en France. Devant Goldman (« Quand il vend 800.000, moi je suis à 1.200.000, mais, lui, il ajoute 3 x 800.000 45 tours »). Il a signé, avec Virgin, ce qu’on a appelé le « contrat du siècle » dans l’Hexagone. Pourtant, il ajoute :

– Mon succès, je le trouve un peu excessif, disproportionné. Mais il me fait plaisir aussi, parce j’suis sûr que ça en ait rager plus d’un !

Je viens du métro, où on chantait, moi et ma guitare. Longtemps, je me suis laissé porter par la vague. Sans ambition réelle. Un peu en dilettante. Le genre : « on verra bien ». Ma vie, c’est ma femme, ma môme Lolita, mes potes. Je fais pas une fixation sur le métier, la scène. Même si… j’ai pas envie do décevoir tous ces gens qui m’aiment.

Sûr qu’il correspond à quelque chose, Renaud. Qu’il touche juste. Avec le temps, il est plus adulte. « Mais la jeunesse, c’est pas une question d’âge », comme il dit. Et il précise « J’ai même franchement une tendresse pour les vieux, chez qui je ressens beaucoup de points communs avec l’enfance, la même cruauté, la même naïveté dans l’absence de mémoire, enfin l’absence de projets, mais ce grand désir de vivre. »

C’est peut-être simplement qu’il parle comme quelqu’un de la rue. « J’ai une voix « à chier », je suis un piètre musicien, mais ma simplicité, mon inculture musicale ne contribuent-elles pas à l’efficacité de mes chansons ? »

Il embrasserait bien Johnny Clegg. La Palestine, Nouméa, Mandela, il « donne sa langue au chagrin ». Tendresse pudique et envolées vitriolées, impuissance déchirante et souffle vital, ni dentelle, ni complaisance, Renaud tel qu’il est. Qui ne laisse personne indifférent. Qui n’est, d’ailleurs, pas près de convaincre tout le monde, entre triomphe de masse et position personnelle se voulant marginale — « Comment veux-tu que je sois d’accord avec toi, j’ai déjà du mal à être d’accord avec moi », écrit- il dans « Socialiste ».

Qui, dans l’ensemble, n’est pas sur la même longueur d’onde que les médias — « J’ai même été ignoré, méprisé par les seuls journaux que je lisais, les seules émissions que je regardais ». Qui peut se permettre de leur renvoyer la balle aujourd’hui, de faire comme Manset ou Thiéfaine (à propos, un fameux dernier album pour ce dernier aussi — chez CBS)… tout en se retrouvant à la deuxième place du hit-parade Sabam après deux semaines seulement.

Qui, le chroniqueur honnête ne pourra que le reconnaître, a fait un grand disque, intense, sonnant vrai, sans doute son plus beau. Et, pour l’auditeur que nous sommes aussi, y a-t-il quelque chose de plus important, bien franchement ?

  

Source : L’Avenir du Luxembourg