Renaud : Où t’as mis ta révolte ?

Virus

N° 1, décembre 1980

Lecteurs amis et complices, voici une rubrique vraiment virale. Ouais, c’est ici que chaque mois on veut se payer un monstre sacré, profaner une idole, démolir une réputation : c’est qu’on a les moyens de les faire parler, à Virus !… A moins, évidemment, qu’on en prenne nous-mêmes plein la tronche. Ça ne fait rien : on est beaux joueurs. Pour commencer, on a choisi Renaud.

Pourquoi Renaud ? Parce qu’il avait tout pour être heureux, ce gentil loubard-au-cœur-tendre : il pose pour « Stéphanie », il cause dans le poste, il a ses entrées à la télé et il fait le plein dans ses concerts. Bref, il vend des disques. Et puis voilà qu’il se fâche tout noir, sort son flingue et tire tous azimuts, sur les pousse-mégots et les ringards. Aragon, la femme qu’est l’avenir des cons et l’homme qu’est l’avenir de rien, les fachos et les gau­chos. la Marseillaise même en Reggae et même les défilés Bastille-Nation. Non mais pour qui il se prend ce mec ? Pour Baader ? Ou peut-être pour Gavroche ? Encore un anar de scène qui gagne son pain en crachant dans la soupe ? Surtout qu’on dit que c’est même pas un vrai loubard, alors…

Alors on l’a rencontré « Au Rendez-vous Des Amis », en plein Marais parisien. Et vous voulez qu’on vous dise : C’est pas si facile que ça d’être agressif avec Renaud. Pas parce qu’il est venu sans mob et sans chaîne de vélo, qu’il est épais comme un sandwich SNCF et qu’il nous a montré les photos de son mariage. Mais parce qu’on a aimé sa révolte. Même si, avec son flingue, il s’est mis à tirer à tort et à travers. Même s’il ne sait plus très bien où il l’a mise, sa révolte. Justement, il la cherche.

On a aimé ce rêveur et son cuir qu’il met en croyant faire peur aux bourgeois. Pas vous ? Ah. bon.


Alors, Renaud, paraît qu’on a eu de la chance d’avoir cet interview ?

Ouais ! J’accorde plus d’interview…

C’est le dernier ?! Chic alors, un scoop pour « Virus » !!

(Rire)… Non, enfin, ça va devenir exceptionnel. A vrai dire, je sais pas refuser. Même à « Stéphanie »… Alors que j’ai pas vraiment envie d’y voir ma tronche, dans « Stéphanie ».

T’en veux aux « journaleux » ?

J’en ai marre. Parce que les propos sont toujours déformés. Et j’en ai marre de raconter ma carrière, ma vie, mes envies, mes ambitions, mes luttes, mes chansons et pourquoi je chante et ce que je chante : tout ça, je l’ai trop raconté.

C’est le jeu du show biz, ça… et tu l’as accepté, non ?

C’est vrai que jusqu’à présent, j’ai un peu pataugé dans ce panier à crabe. Au tout début, quand ça a commencé à marcher pour moi, je me suis dit : moi, dans ce métier, je veux pas seulement gagner de l’argent, encore que ce soit agréable, j’ai aussi envie que mes chansons soient entendues par un maximum de gens. Et pas seulement par les loubards !…

A partir de là, très délicate, la sélec­tion. Pourquoi refuser Guy Lux et accepter Chancel ? Surtout qu’il m’a jamais invité, Chancel. D’ailleurs, pas­ser entre les Quilapayuns et Devos pour causer sur Renaud-et-Dieu ou bien Renaud-c’est-quoi-la-zone, bon, merci…

D’accord, seulement tu « dis » des choses, dans tes chansons…

J’espère bien, oui. Et le peu que j’ai à dire, je le dis dans mes chansons. Pour le reste, je ne suis ni un théoricien, ni un philosophe.

Ça ne s’explique pas, ça ne se défend pas, ce que tu « dis » ? C’est à prendre ou à laisser ?

Ça se défend dans le sens où j’y crois. Mais mes chansons parlent toutes seu­les, j’ai l’impression.

Tu ne peux pas t’en tirer comme ça (… et merde, nous non plus, avec le rédac-chef !). Quand on dit des choses, on doit s’attendre à des réactions, non ?

C’est vrai.

Surtout quand on chante un mani­feste. « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue », c’est un manifeste, non ?

Y a de ça. C’est d’ailleurs ma seule chanson qui ait vraiment provoqué une réaction. Depuis cinq ans que je faisais de la scène et du disque, il y avait une sorte d’unanimité pour moi.

« Non, je ne crache pas sur tout le monde ! »

Maintenant, enfin, y a des gens qui commencent à me démolir. Et j’en suis ravi. J’avais l’impression que tout le monde m’aimait bien – gauche, droite, cathos, tous, quoi… Même les médias les pus putes te récupèrent en te programmant et en disant que c’est bien. En termes choisis par eux, bien sûr, genre le « gentil-loubard-au-cœur-tendre ».

Je suis ravi de m’être fait des ennemis. Parce que j’en ai, des ennemis, Et c’est quand même un peu dur de cracher sur la gueule à tant de gens et que tant de gens t’aiment. Et que ceux sur lesquels je crache se manifestent pas, ou se manifeste en disant c’est-bien-Renaud.

C’est peut-être parce qu’ils sont intelligents ?

Pas évident. Un flic qui me demande un autographe, par exemple, c’est un flic intelligent ou c’est un flic encore plus con que je l’imagine ?

Comment du expliques que tout le monde t’aime bien puisque tu craches sur tout le monde ?

Non, je crache pas sur tout le monde. 

Enfin, sur les flics, la justice…

Ah, ça, bien sûr ! Ma famille me l’a inculqué, ça : J’ai grandi dans la haine du flic, de l’armée et de la religion.

Ça fait quand même déjà beaucoup de monde et de crachats. Alors, comment tu expliques qu’on t’aime bien malgré tout ?

Je ne sais pas, je me demande. C’est un peu pour ça que j’ai écrit cette chanson. Pour me démarquer de l’image du « gentil-loubard-au-cœur-tendre ». Pour cracher dans la soupe.

Oui, mais dans la soupe populaire, on dirait. Parce qu’en fait, la réaction est venue des communistes…

Oui, cette chanson leur a pas vraiment plus, aux staliniens.

Les staliniens ?

Les gens du Parti Communiste, quoi… Enfin, je parle des dirigeants, pas de la masse. D’ailleurs, je cache pas que je sais pas trop définir ce que ça veut dire, stalinien. Il y a des mots qu’on emploie, comme ça.

Mais bref. Il y a eu cet article incendiaire dans Avant-Garde des Jeunes Communistes, signé par un certain « Dodo ». Les staliniens m’ont accusé d’anti-ouvriérisme et ils se sont fâchés.

Et toi, t’es pas fâché ?

Moi, j’ai un mépris indulgent pour eux. Mais qu’ils soient fâchés, eux, je suis ravi.

Tu es ravi, mais tu as répondu…

Oui, comme un con, chose que j’aurais jamais dû faire, j’ai répondu. J’ai expliqué comment on avait tronqué ma chanson. Merde, une chanson, c’est tout un contexte. En découper un bout, c’est comme découpé une scène de cul dans une beau film, très pur, et dire : ce cinéaste, il fait du cul…

D’accord, mais c’est quand même bien toi qui chantes par exemple : « Gueuler contre la répression / en défilant « Bastille-Nation » / quand mes frangins crèvent en prison / ça donne une bonne conscience aux cons »…

Ah, mais, je le renie pas !… Je critique simplement la manière un peu cavalière – non, nulle, du mec « Dodo ». Bon, il doit pas être aussi con que ça, ce mec. Il aurait pu s’y prendre autrement. Parce que des arguments contre moi, il y en a. Je peux faire mon auto-critique.

Hé bien, vas-y, on t’écoute !…

(Rire)…

En tout cas, donc, tu ne regrettes pas cette chanson ?

Je regrette pas du tout.  Mais… Quand je l’annonce en concert, cette chanson, il y a une ovation, comme pour mes autres chansons, un peu connues. Mais les réactions pendant que je la chante, c’est pas net : ça laisse un peu froid, quoi. Même mon public qui se prétend de la même idéologie que moi…

C’est-à-dire?

Ah ! (Rire)… Ils sont chiants ! Ils veulent me faire philosopher !!… C’est-à-dire contre toutes formes de pouvoir et contre la politique politicienne et les farces électorales et autres…

Bon. En fait, moi-même je n’ai pas une très grande amitié pour cette chanson. Elle est totalement sincère. Mais c’est peut-être pas mon fort, les chansons « politiques », le genre manifeste. Parce que dans mes autres chansons, effectivement, je décris plutôt des personnages, des situations, des états d’âme. Y a toujours un petit côté attachant, touchant. Les chansons-manifestes, oui, c’est un peu chiant.

« J’ai écrit « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue » pour me démarquer de l’image du gentil-loubard-au-cœur-tendre ! »

Tu regrettes de ne plus participer aux fêtes des communistes ?

Pour le public, oui. Si tant est qu’il avait envie de m’y voir. Bon, moi, je suis pas communiste. Je suis de gauche, plutôt anar de gauche, enfin, les étiquettes, c’est toujours pareil : je sais pas bien qui je suis. Mais j’ai toujours fait les fêtes du Parti Communistes. Pas pour l’argent, parce que j’aurais jamais fait les fêtes du R.P.R., même pour le double du cacheton. Ni pour faire plaisir à Georges Marchais ou aux chefs de cellules. Mais parce que je me sens quand même solidaire de toutes ces luttes, des jeunes qui sont là. De ce côté-là, oui, ça m’emmerde un peu d’être fâché avec les communistes.

Mais à droit, alors, R.A.S. ? Pas de réaction ?

Quelques papiers de journaleux de province, mais qui m’assassinent tellement méchamment… Nuls, quoi. mais ça me ravit quand même : enfin des gens qui m’assassinent !

Mais toi qui viens de nous dire que t’es plutôt à gauche, malgré tout, ça ne te gêne pas ce quasi silence à droite ? Finalement, est-ce que tu la déranges vraiment, la droite ?

Hé ! Va savoir, toi !

Aux Présidentielles, tu ne voteras pas ?

Je voterai pour personne. J’ai voté, avant : … socialiste. C’est pas ce que j’ai fait de mieux d’ailleurs. Mais maintenant, je considère ça comme un jeu absurde… D’un autre côté, je suis pas dupe non plus. Je sais bien que pas voter, c’est faire le jeu du pouvoir et apporter des voix à la majorité silencieuse… C’est un peu contradictoire, comme situation.

Tu conclues ta chanson par : « Faites gaffe ! J’ai mis la main sur mon flingue ! » C’est une image, le flingue ?

Bien sûr. Quoique… je serais pas le dernier, en cas d’insurrection poussée. Quoique j’ai vieilli… (Rire).

Tu serais pas un peu « autonome », des fois ?

Ah ! Heu… Sympathisant, quand même. Et je le serais un peu plus dans la mesure où je serais convaincu que c’est pas complètement infiltré par la police. Mais ça, j’en suis pas convaincu, justement… Le terrorisme d’État en Italie, je suis bien au courant, par exemple.

Et la référence à Baader et à Bonnot, dans ta chanson, elle n’est pas là par hasard ?… C’est pas seulement pour la rime ?

(Rire)… Non, Baader, ça s’imposait. Mais pour Bonnot, par contre, j’ai hésité. Bonnot, c’était un peu trop individuel, comme révolte. Baader, beaucoup moins déjà.

Et Gavroche ? T’en parles souvent… Tu t’identifies à lui ?

Non. Mais c’est un personnage qui m’est entièrement sympathique. Un gamin des rues, un révolutionnaire, un révolté.

Lui était avec le peuple. Et toi ?

Mais qui c’est le peuple, alors ? Deux mille mecs qui viennent me voir en concert, c’est pas le peuple, ça ?

C’est peut-être pas le peuple des grèves et des manifestations…

Je crois que si. Mon public, ce sont des chômeurs, des travailleurs ou même des étudiants.  Des jeunes qui luttent. Pas tout mon public, mais une grande partie.

Au fond. Renaud, avec qui tu es ? Qui c’est que tu aimes ? Les loubards ? Mais t’es parfois méprisant, avec eux…

Ça peut être les deux, je veux dire… Mépris et tendresse. J’ai plutôt de la tendresse pour le loubs, les rockers et tous ces gens. Parce que quand je les considère comme des victimes de la société, je suis pleinement pour eux, je ne peux que parler pour eux, essayer de les rendre plus sympathiques aux gens. Mais il m’arrive aussi de les haïr, d’avoir envie de prendre un flingue contre eux. Il paraît qu’il y a des flics intelligents mais il y a aussi des loubards cons comme des manches, avec une mentalité complètement fascisante, débile.

Dans « marche à l’ombre  », je mets dans le même sac le petit rocky qui vient me gonfler, la minette petite bourgeoise et le baba cool cradoque…

Les loubards, les HLM, c’est du vécu pour toi ? On t’accuse parfois d’être un faux loubard…

J’ai pas vraiment vécu dedans, non. Mais du jour où j’ai arrêté mes études, à seize and, j’ai arrêté de fréquenter un petit milieu lycéen « estudiantin » gauchisant intellectuellement. J’ai travaillé à droit à gauche pendant huit ans comme tous les mecs qui n’ont pas de diplôme. Et c’est là, à Paris et en banlieue, que j’ai fréquenté d’autres jeunes que j’al découvert tout ce folklore… Ce qu’on appelle la « zone », avec guillemets, c’est-à-dire le disco, les mobs, les bistrots, les « cuirs », le baston, les flics, les virées le soir, le billard…

On en revient aux conséquences de tes chansons, d’une chanson comme « le flingue », en particulier. Tu ne crains pas d’emmerder plus la gauche que la droite, en définitive ?

Ah ! Question intelligente… Peut- être … C’est vrai que je peux emmerder la gauche, dans la mesure où… — je me rends compte de ça au moment où je vous le dis. remarquez : oui. j’ai peut-être un pouvoir de démobilisation… Un pouvoir qui entretient un phénomène de dégoût, de j’m’en foutisme… Je pousse les jeunes à pas voter… Ah ! Putain, vous me foutez dans la merde là !

Ça n’est pas ce que tu veux ?

Ah, non ! Pas démobiliser… C’est la première fois que je vois les choses sous cet angle-là. Si c’est vrai, ça me gêne. Ça me gêne complètement même. Parce que quoique j’ai écrit, malgré toutes mes prétentions anarchisantes et j’m’enfoutistes, si j’ai le choix, enfin si un jour on me force à voter fusil dans le dos, ça sera à gauche…

Encore une contradiction ?

Des contradictions, y en a dans mes chansons, c’est évident, puisqu’il y en a dans ma vie.

Alors, finalement, pourquoi tu chantes ?

Pour aider les jeunes à lutter. A (…) plus. A aimer plus. A se révolter. Essentiellement. Même si pour moi c’est devenu un métier, la chanson. Je ne sais pas si j’y arrive. Faudrait leur demander, aux jeunes…

Interrogatoire recueilli par Claude Gentrot et Raynald Guillot

  

Source : Virus