Le POSTER des Grands
Avril 1988
C’est un voyou. Mais non, c’est un tendre. Un poète des rues comme Villon. Un homme engagé, un écolo. Mais non, c’est un vrai rocker, un blouson noir… Il aime la castagne mais y se bat jamais : on est tous ses potes. L’image publique de Renaud n’a cessé d’évoluer au rythme de ses albums, véritables portraits sociologiques des années 80. Aujourd’hui, à 35 ans, il nous offre un « Putain d’camion » dédié à son ami Coluche. Ce nouvel album est bouleversant, à bien des égards. Entre larmes et fou rire, colère et tendresse, Renaud a creusé son sillon dans le cœur des Français. Sauf les cons, préciserait-il…
Renaud Séchan naît à Paris le 11 mai 1952, en même temps que son frère jumeau Thierry. Cinq frères en tout, c’est une belle famille ! Ses parents lui offrent une enfance et un foyer sans problèmes. Pas prolos : papa est romancier, puis prof d’allemand, sa mère femme au foyer. Pas « Bourges » non plus : « J’ai pas été élevé dans la soie », dira-t-il plus tard. Plutôt dans la musique, ça oui ! Papa Séchan écoute Bach ou Mozart, et maman craque pour Piaf, le musette et les trémolos de l’accordéon. Drôle de mélange qui laissera des traces dans le cœur de Renaud…
Scolarité flemmarde : Renaud est un adolescent plutôt littéraire, romantique et révolté. Il grandit entre Beatles et Johnny, goût pour la poésie et… haine des maths !
En Mai 68, Renaud a 16 ans. L’âge ou « tout est permis », comme c’est écrit sur les murs du lycée en grève… Très « branché » politiquement, il milite pour la paix au Vietnam, contre l’atome. Il est de toutes les barricades, dort dans les rues. Et écrit ses premiers texte… La légende veut qu’une de ses toutes premières chansons, délicatement intitulée « Crève salope », Renaud l’ail chantée dans les amphis de la Sorbonne en grève… Déjà la provoc ! Mais il ne s’agissait pas encore de Miss Maggie…
Les remous de 68 apaisés, Renaud n’en reste pas moins un rebelle. Viré du lycée, il se retrouve dans un bahut du 16e, et ça, c’est vraiment trop ! Il quitte ces murs gris, abandonne ses études et fait des petits boulots. Magasinier, plongeur, vendeur dam une librairie… et toujours ces poèmes qu’il écrit comme on mange. Par besoin.
1970. C’est la rencontre avec la troupe du Café de la Gare. Patrick Dewaere, Miou-Miou, Coluche et Depardieu sont là. Déjà. Des futures stars, des potes pour la vie. Fasciné par cet univers de « déconneurs professionnels » qu’est le café-théâtre, Renaud les fréquente pas mal de temps. Il fera même ses premiers pas sur scène, en remplacement d’un comédien malade… Et puis leurs chemins d’artistes se sépareront pendant quelques années. Entre 70 et 75, Renaud, qui a attrapé le virus du public, écrit de plus en plus de poèmes… Avec son pote accordéoniste Michel Pons, il décidé de tout lâcher. Les boulots de coursier, les galères avec un franc en poche, c’est plus son truc. Il va chanter pour tout le monde, là, dans les rues de Paname. Cheveux longs, casquette sur l’oreille, mégot au coin des lèvres, lui et Michel fredonnent la java dans les cours… Comme Piaf à ses débuts ! Et les pièces tombent à ses pieds juste avant que les flics viennent disperser l’attroupement.
Ça dure deux ans comme ça. Tout en continuant à faire la manche, Renaud a gardé le contact avec les anciens du Café de la Gare. Ça marche pour eux ! Miou-Miou, Dewaere et Depardieu tournent « Les Valseuses », tandis que Michel Colucci entame une carrière de comique au caf’ conc’. Il a signé avec « the » producteur de variétés : Paul Lederman. Un soir où Renaud fait son numéro devant la file d’attente, Coluche les présente. Le « loubard sympa » plait au manager : une petite audition et hop, Renaud est engagé en première partie de Coluche ! Waow… Une vraie scène ! Renaud trouve qu’il fait plus chaud dans une salle de spectacles que sur le pavé de la Butte, sans dec’ !
Un soir, comme dans les contes de fées, le destin va frapper à sa porte. A sa loge, plutôt. Une productrice de disques était dans la salle, et Renaud a attiré son attention. En un quart d’heure de spectacle, elle flaire le talent, admire la violence poétique, craque pour le charme de ce Gavroche en jean délavé, rigole comme toute la salle des pitreries qu’il improvise. L’affaire est très vite conclue : on fait un disque !
C’est le premier, nous sommes en 75. Renaud y met tout son cœur, sa gouaille et sa jeune vie : Dylan, Panamme rock et accordéon, baston et gros calembours. Pas de vrais tubes mais un style, une originalité remarquée par la critique et les radios de l’époque.
Pourtant le deuxième album se fera attendre encore deux ans, malgré les sollicitations. Plutôt que de se prendre la tête, genre « j’pense à ma carrière », Renaud fait juste une scène (à la « Pizza du Marais »), et puis basta ! Renaud retrouve son petit univers de banlieue, les gonzesses et la bécane, sa poésie anarchiste… En 76, il rencontre la femme de sa vie. Dominique, et ça tous les fans le savent bien, c’est « celle qu’y vit avec ». L’amour romantique tant recherché, notre poulbot l’a enfin trouvé. « Chouette, se dit-il, et si j’me mettais au deuxième album ? »
Ce sera le bon. Deux des producteurs de Maxime Le Forestier, plus une atmosphère country-verlan, moins folklo que sur le premier album. Plus teigneuse, surtout. « Laisse béton » va faire rire la France entière. « Y m’a filé une beigne/J’y ai filé une torgnole » est le tube des banlieues. Des mamies gâteau aux loubards tout cuir, Renaud est adopté, aimé. Sa spontanéité face aux premières télés casse le ron-ron des variétés disco. Dès 78, Renaud « fait » le Printemps de Bourges : triomphe. En 79, concert au Théâtre de la Ville, accompagné à l’accordéon par le grand Marcel Azzola. Cinq jours complets. Mais Renaud n’attrape vraiment pas la grosse tête. Comme il dit nonchalamment : « Je suis auteur par plaisir, compositeur par nécessité, interprète par provocation ». Décidément, le soixante-huitard n’a pas oublié la provoc’ dans la rue…
Le troisième album (79) est impatiemment attendu par le public qui voudrait un deuxième « Laisse béton ». Renaud surprend tout le monde : l’album est dédié à Dominique, et Renaud explique dans « Ma Gonzesse » qu’il « aimerait bien chanter autre chose que la zone ». Marcel Azzola participe à plusieurs titres, tandis que « C’est mon dernier bal » raconte dans un style très « faits divers » le monde impitoyable des blousons noirs en virée… Quelle rigolade !
Lolita naît l’année suivante, en 1980. Durant la même période de sa carrière, Renaud affiche complet un mois durant à Bobino… Puis il enchaîne immédiatement sur un quatrième album qui pète le feu ! « Marche à l’ombre » (la musique du film de Michel Blanc) fait le tube que vous savez. On peut d’ailleurs dire que c’est l’album des « classiques de Renaud » : « Les aventures de Gérard Lambert », « Mon HLM », « L’autostoppeuse » font fredonner la France entière de 7 à 77 ans, même si Renaud continue de provoquer le bourgeois dans « La Teigne ». Le succès est là, et pourtant, cet album range Renaud du côté des marginaux, contre la société entière. « Faut semer de la graine de rebelle », comme y dit. Et l’humour de « Où est-ce que j’ai mis mon flingue » permet de faire passer le message.
Pour Noël 80, juste après la sortie du « Double live à Bobino », Renaud met ses paroles en actes. Il va chanter en prison, chez les taulards de Melun.
1981, année présidentielle ! Renaud affiche clairement sa satisfaction après la victoire de François Mitterrand. De ce côté-là, ses sympathies instinctives pour la gauche n’ont pas bougé en 88. Pour l’heure, le candidat Renaud fait sa politique en chansons. Au programme de 81 : deux albums d’un coup. Baston, rigolade et tendresse avec « Le retour de Gérard Lambert ». Toujours la satire (« Mon beauf »), plus quelques moments d’émotion, dont « Banlieue rouge » et « Manu »…
Le second album s’intitule « Le p’tit bal du samedi soir et autres chansons réalistes ». On a compris : c’est un hommage à l’accordéon, une déclaration d’amour à Fréhel, à Piaf…
Pas très rock tout ça mais Renaud n’a pas honte d’aimer les chansons populaires du passé. La bonne musique n’a pas d’âge… !
En ’82, l’Olympia lui réserve un triomphe. Le double album live qui sera enregistré à cette occasion est vraiment bon : plus rock que jamais, et des orchestrations étonnantes par rapport aux versions « studio », « Un Olympia pour moi tout seul » scelle aussi la fin d’un certain Renaud. Dégoûté plus que jamais du béton urbain, notre loulou parigot s’achète un bateau et « prend le large », c’est le cas de le dire. Avec Dominique et Lolita, il part pour les mers du Sud. Plus besoin de mobylette : l’apprenti-moussaillon tombe le blouson, range les santiags. Bonjour le nouveau look jogging gris, ciré jaune et bonnet de marin. Et vogue la galère… A son retour en 83, Renaud a sous le bras un nouvel album enregistre du côté de Los Angeles. C’est le disque d’un homme de trente ans, plus calme et plus serein, même si la hargne n’a pas disparu. « Morgane de toi » va étonner plus d’un fan. Superbe pochette dans les tons pastel et beaucoup moins d’histoires de zonards Serge Gainsbourg filmera le clip de la chanson titre : des enfants nus sur la plage du Touquet et Renaud déclarant son amour fou à sa fille Lola… L’album comporte aussi plusieurs références à l’écologie, à la nature en général, la mer en particulier : « J’suis qu’un militant/Du parti des oiseaux./Des baleines, des enfants/De la terre et de l’eau ». Les deux énormes tubes que seront « Santiano » et « Dès que le vent soufflera » en 83/84 feront décoller les ventes de l’album jusqu’à un million deux-cent-mille exemplaires vendus ! Un record pour Renaud, et une bonne crise de jalousie pour pas mal d’artistes français…
En 1984, le Zénith est inauguré par François Mitterrand qui a tenu à ce que Renaud soit présent. Un symbole qui va de soi ! Renaud sera donc le parrain de la première vraie salle de rock à Paris. Et de janvier à février, entouré d’une quinzaine de musiciens, c’est encore au Zenith qu’il étrenne ses nouvelles chansons… Le dernier soir, ses potes Cabrel, Couture, Aufray le rejoignent sur scène. La recette du concert sera ensuite intégralement versée au mouvement Greenpeace, dont Renaud est membre actif.
Puis il repart sur son bateau (îles grecques), trouve le temps de « refaire » le Printemps de Bourges en avril avant de repartir pour le Canada. Là-bas 40.000 québécois lui réservent un accueil triomphal. On le surnomme même « le phénomène de la chanson française ». Avec l’accent, bien sûr ! En septembre, retour à Paris pour passer à la Fête de l’Humanité. Notre « gauchiste » ne partage pas toujours les choix du PCF, mais la Courneuve est surtout une grande fête populaire, l’occasion de garder le contact avec la rue : c’est plus importants que les querelles politiciennes ! La politique, justement, parlons-en. 85 verra Renaud s’enflammer pour bien des combats. La montée du racisme, qui préoccupe tant les jeunes, ne peut pas le laisser indifférent. Il participe à la « Longue marche des Beurs », chante au grand concert « Touche pas à mon pote ». Parallèlement militant de Greenpeace a quelques ennuis avec la police pour avoir lutter contre la chasse à la baleine. Et si son nom peut servir des causes, alors Renaud s’engage, et rien à foutre si c’est ringard… La sécheresse qui affame l’Ethiopie provoque un grand élan généreux parmi les rock-stars du Band-Aid. Idem en France, Renaud participe activement à l’opération « Chanteurs sans frontières » aux côtés de Cabrel et de Julien Clerc. Le disque, enregistré pour Pathé-Marconi, suscitera une série de brouilles, la susceptibilité de ceux qui n’y étaient pas s’en trouvant égratignée. Et le concert pour l’Afrique de la Courneuve sera un demi-échec. Ah, c’est pas tout rose, de s’engager pour les grandes causes…
A l’été, la série noire continue pour Renaud. II va subir quelques mésaventures, à Moscou cette fois. Invité pour
chanter devant les Jeunesses Communistes, son concert subira plusieurs humiliations (gradins vides, interdiction des
chansons « libertaires », trop politiques) et pas mal de tracasseries diverses. Renaud furieux amant que déçu, rentrera
très marqué par l’expérience.
L’année 85 terminera pourtant en beauté. En octobre, Renaud crée des remous dans le petit monde du show-bizz français. Il quitte Polydor, et signe chez Virgin après de longues tractations artistico-financières… Virgin, qui compte déjà Daho et Rita Mitsouko parmi ses poulains, met le prix fort lorsqu’il l’agit de talent. On parlera de contrat du siècle, de près d’un milliard de centimes. Et alors? « Ce n’est pas la hauteur de mon compte en banque qui va me changer », répond-t-il aux aigris que le traitent de « vendu ».
En effet, « Mistral gagnant », son premier album chez Virgin, renoue avec la tradition « teigneux roquet » qui plaît tant aux fans… « Miss Maggie » est un tel tube en 86 que l’album dépasse le million d’exemplaires ; mais aussi un tel pamphlet politique qu’on frôle l’incident diplomatique avec le gouvernement anglais… !
C’est également l’année des « Restos du Cœur ». Coluche est l’ami de toujours, et Renaud sait trop bien ce c’est d’avoir faim : la recette de son Zénith 86, intitulé « Le retour de la Chetron Sauvage ». sera versée aux restos.
1987 est une année plus calme. Délaissant pour quelques mois les remous de l’actualité, Renaud publie un recueil de ses meilleurs textes et chanson, qu’il illustre lui-même. Et c’est une jolie surprise : le compositeur a aussi un certain talent de dessinateur…
Le reste de l’année, il est sur son bateau avec femme et enfant. On a de ses nouvelles près de l’île de la Réunion. Un nom qui lui va bien…
Et puis cette année, après un gros mois d’enregistrement au studio Palais des Congrès, il nous livre son « Putain de camion ». Une référence à l’accident qui coûta la vie à Coluche… Le premier 45 T extrait est dédié à Johnny Clegg mais «Jonathan » est surtout un bel hymne anti-apartheid. Les noms de Malik Oussekine, de Lola, viennent faire vibrer la voix de Renaud au fil des titres. Et c’est celui de Coluche qui termine la face B, le clown génial qui nous laisse « tous orphelins »…
Parions que cet album sera un des plus grands succès de Renaud. C’est celui de la maturité, des mots simples et forts qui parlent au cœur (« Me jette pas », « Rouge-gorge ») comme à l’esprit (« Jonathan », « Triviale Poursuite »). Dorénavant, Renaud n’a plus besoin de bastons pour faire passer sa vérité : un poète engagé comme lui se bat avec sa guitare et ses mots. C’est déjà beaucoup.
Marc Saunier
Source : Le POSTER des Grands