N° 1716, 16 avril 1982
RENAUD préfère vivre comme un ancien pauvre que comme un nouveau riche
par Philippe Bouvard
Il est sans doute le seul artiste de variétés à pratiquer l’alternance chère aux subventionnés. Un jour sur deux il se lève le premier, prépare les trois petits déjeuners, fait la toilette de Lolita (sa fillette d’un an et demi baptisée ainsi bien avant d’avoir lu le livre de Nabokov), lave les assiettes (sans machine à cause de l’exiguïté de la cuisine) et réveille Dominique, sa femme : « Même pendant mes trois semaines d’Olympia je n’échappais pas à mon tour de garde ! »
C’est à cette époque qu’on lui a, pour la première fois, fait le reproche de compter dans sa clientèle plus de petits bourgeois que de grands voyous : « Je ne me renie pas. Je suis le chantre des loubards. Mais il y a aussi de bons garçons qui se reconnaissent dans mes chansons. Je n’aime pas la violence, mais elle me fascine. Je souhaite qu’elle soit partout présente sans faire jamais de mal, comme au cinéma. » Pas besoin de le pousser beaucoup pour qu’il reconnaisse appartenir à une marginalité qu’atteste moins son actuel compte en banque que des signes extérieurs déjà anciens : l’anneau qu’il porte dans le lobe de l’oreille depuis dix ans, le Poulbot tatoué sur sa poitrine, « quand il n’aimait encore personne » et qu’accompagnent aujourd’hui Lolita sur l’avant-bras et Dominique sur le biceps. (Comme disait Manouche : « Si ce type n’est pas une affaire au lit, avec lui on est sûr d’avoir de la lecture ! ».)
Il évoque ses origines familiales sans fausse bosse : « Je viens d’une famille pas vraiment friquée, mais à l’aise. Mon père écrivait des romans policiers sous un pseudonyme américain, ma mère était ouvrière. Ensuite elle a torché. » Encore heureux que le papa, faute de pouvoir élever ses six enfants avec des polars, soit devenu professeur dans l’établissement où sa future vedette de fils exerçait ses talents de cancre : « C’est à cause de lui qu’on m’a gardé car à parti du moment où j’ai découvert les filles, les boums, et les mobylettes je n’ai plus rien fichu. »
Le plus beau mois de sa vie coïncide avec mai 68 : « Ça a été l’occasion de remettre en cause les parents, les lycées et la société. Alors que je n’avais même pas le droit de sortir après minuit, j’ai pu habiter la Sorbonne pendant trois semaines. J’étais devenu gauchiste professionnel. Il y avait une bonne ambiance. On jetait des cocktails Molotov sur les cars des flics. On allait distribuer des tracts aux ouvriers qui nous traitaient de pédés parce que nous avions les cheveux longs. Avec le recul j’ai l’impression d’avoir été trahi par le parti communiste et d’être un des innombrables cocus de l’histoire ! »
Du coup il abandonne ses études et décide de faire sa vie au Quartier Latin : « Mon monde commençait à l’Odéon et finissait à Maubert. » Il insère des petits boulots entre deux chômages : coursier sur deux roues, vendeur de fringues, plongeur dans un restaurant du Marais et, surtout, surveillant d’étalage dans les librairies. « J’ai ainsi pu rattraper mon retard culturel en dévorant Prévert, Vian, Céline, Drieu, Maupassant et quelques autres. »
Le soir, avec trois accords plaqués sur une guitare, il essaie de mettre en musique les poèmes qu’il écrit sur l’Espagne ou sur l’Argentine aussi bien que sur la fille de la crémière et qu’il fredonne dans les chambres de bonnes à l’heure où l’on baisse la voix pour ne pas réveiller les voisins.
Un jour qu’il s’était aventuré jusqu’à Montparnasse, il rencontre des loubards d’Argenteuil. C’est le coup de foudre, mais pas le coup de poing. Il s’identifie à eux, il porte leurs blousons, il s’exprime en Verlan. Sans aller toutefois jusqu’à les suivre dans leurs expéditions : « Je n’étais pas partant pour leurs casses minables. Avec cent briques à la clé je ne dis pas… Mais je savais que ma mère serait morte de chagrin si j’avais été en prison. »
Dans les cours d’immeubles (il y a trop de concurrence dans les rues), il interprète (de préférence aux heures des repas) « La Java Bleue », « Le dénicheur » et ses propres couplets : « Les pièces tombaient dru des fenêtres de cuisine. En moins de trois heures on se faisait une bonne matérielle… » Avec un copain accordéoniste il a l’idée d’aller donner la sérénade aux quatre cents aspirants spectateurs qui battent la semaille tous les soirs devant le Café de la Gare. C’est ainsi que l’imprésario Paul Lederman les entend, les engage et la baptise « Les Petits Loulous ».
Il se marie avec Dominique, jeune actrice rencontrée au café-théâtre. Mais pas exactement selon le rituel qu’il aurait souhaité : « J’avais rêvé d’un mariage hollywoodien, moi en smoking blanc, elle avec un grand-voile et Beethoven en fond sonore. Comme la veille je m’étais saoulé avec mes musiciens pour enterrer ma vie de garçon, je suis arrivé à la mairie pas rasé, avec la gueule de bois, en salopette déchirée tandis que ma femme se contentait d’un jeans et d’un tee-shirt. Tout a été expédié en un quart d’heure… »
Les années ont passé. Les disques d’or ont roulé. Aujourd’hui les radios, les télés, les hit-parades, les groupies et la France entière le réclament. Il a beaucoup de peine à s’habituer au vedettariat : « Je n’assume toujours pas bien d’être reconnu, d’être abordé et qu’on me demande des autographes. Je trouve grotesque d’inscrire mon nom sur un ticket de métro, mais je ne veux pas paraître bêcheur. » Pas le genre, on s’en doute, à donner dans les mondanités : « Quand j’ai chanté mes petites chansons, je ne vais pas diner chez Castel. Parfois je me laisse entraîner jusqu’au comptoir d’un bistrot par des gens qui me disent que je ne suis pas un chanteur comme les autres et qu’ils me considèrent comme leur pote. »
Parfois aussi on le prend à partie. On lui reproche de gagner beaucoup d’argent en chantant la misère : « J’essaie alors d’expliquer à mes contradicteurs que je n’ai rien demandé, que ce sont eux qui me donnent mon aisance, que sur un disque vendu soixante francs, il ne me reste qu’un franc cinquante ». Il n’a de ce fait aucun complexe à l’égard de l’argent : « Jusqu’à présent j’ai vécu plus comme un ancien pauvre que comme un nouveau riche. » Peu de luxes : pas de maison de campagne, pas de vacances, pas de fringues, une seule cravate « punk » en cuir.
Mais il possède une superbe collection de rasoirs coupe-choux et il paie rubis sur ongle des impôts sur l’emploi desquels il s’interroge : « Je veux bien que ça serve à ouvrir des crèches ou entretenir des hôpitaux mais pas à doubler le budget de l’armée. » Il ne se cache pas d’appartenir à la gauche vigilante : « Rien que l’abolition de la peine de mort me permet de ne pas regretter mon bulletin de vote. »
Estimant que depuis 68 il a connu une vie trop calme et pas assez fertile en aventures, il fait construire dans un chantier vendéen une goélette de quatorze mètres avec coque en aluminium et voiles carrées à l’ancienne, à bord de laquelle il se propose d’embarquer femme, enfant et d’aller bourlinguer durant plusieurs mois sur l’océan Indien et sur le Pacifique. « De tout façon, je ne me vois pas faire une carrière de chanteur longue. »
Paresseux, il travaille quinze jours quand on lui propose deux mois de contrat. Sacrifiant à l’écriture par goût et à la musique par obligation, inquiet, angoissé, peureux, non conformiste, romantique, pas croyant mais fier d’être protestant, il refuse de poser pour un chrome du bonheur : « Avec tout ce que j’ai, il ne manquerait plus que je sois heureux… Ce serait injuste !… »
Source : Paris Match