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Mars 2001, sur la scène de l’Olympia : Renaud reçoit une victoire d’honneur pour l’ensemble de sa carrière lors de la seizième cérémonie des Victoires de la musique. Visiblement mal en point, il vient chanter Mistral Gagnant. Deux ans plus tard, le consensus a encore pris du poids lorsqu’il assure à lui seul le spectacle lors d’une nouvelle édition de ces fameuses victoires en repartant chargé de trois prix. Entre temps, un nouvel album sera sorti, Boucan d’Enfer, et surtout une promotion sans précédent lui assurera une énorme présence médiatique plus qu’étonnante pour celui qui vient d’écrire Je vis caché où il ne manque pas d’égratigner le petit monde de la télé. Les chiffres de ventes ne pouvaient que suivre derrière cette mécanique impressionnante…
L’énorme succès de cet album a ainsi été le théâtre d’un plan marketing savamment orchestré, de rééditions en biographies opportunes et autres produits dérivés. Dès lors, les cochers des rênes médiatiques, journalistes en manque de sujets et en quête d’audience, n’ont cessé de s’accaparer le nouvel impact médiatique du revenant. Certaines plumes opportunes se sont ainsi senties le besoin de revisiter allégrement son oeuvre – et leur jugement – à la faveur d’une subite admiration quand d’autres observateurs gardaient pour eux la lourde amertume de le voir se fourvoyer à l’écran. Quoi qu’il en soit de l’évolution de sa carrière ou de sa vie personnelle, et alors que Renaud n’a jamais été autant illuminé par les feux de la rampe, un large retour sur son oeuvre en son entier permettra d’écarter les petites polémiques et les éloges de l’instant afin de mieux saisir le personnage. On s’apercevra alors qu’il entretient bon nombre de points communs avec le rap, tel que ce dernier s’est développé sur le sol français.
Ce n’est pourtant pas un grande révélation d’avancer que Renaud n’aime pas le rap. Il ne manque d’ailleurs pas de le rappeler chaque fois qu’un journaliste l’interpelle à ce sujet. Seules des figures convenues tels que IAM ou MC Solaar trouvent grâce à ses yeux, selon les mêmes critères douteux des grands médias ayant tôt fait d’en faire des exceptions, rappeurs gentils par excellence, forcément marginaux dans les esprits étriqués de ces journalistes avides de clichés. On ne saurait toutefois l’en blâmer, tant la plupart des rappeurs accessibles au grand public n’ont qu’un discours pauvre sur des structures sonores du même acabit à proposer à nos oreilles. Tout au plus pourrons-nous regretter que le chanteur énervant – qui n’est pas à un paradoxe prêt – ne veuille pas prêter plus d’intérêt à une musique qu’il ne comprend pas…mais qui lui ressemble !
Certes, il serait bien évidemment absurde de considérer Renaud comme un rappeur, ne serait-ce que pour les différences de technique et de voix qui existent entre le rap et le chant. On pourrait toujours s’attarder sur l’époque à laquelle est apparue Renaud, dans les années 70, et gloser sur un éventuel modèle de spoken word, qui transparaît sur le Peau-aime qui ponctue son troisième album, ou dans la première chanson de Renaud, Crève salope (jamais enregistrée en studio et dont il n’existe du même coup que des passages radio a capella). Mais ce serait surtout se perdre en conjectures, étant entendu que Renaud n’est pas Gil Scott-Heron, et n’entretient aucun lien ni aucune référence explicite avec les Last Poets ! Et, contrairement à eux, il n’est donc pas non plus question de le considérer comme un des pères spirituels du rap, fut-il français. Néanmoins, on trouve chez une bonne partie des rappeurs français une sorte de prolongement de l’oeuvre de Renaud, reprenant plus ou moins consciemment un certain nombre d’éléments clefs de la carrière de ce dernier, et c’est sur ces parallèles et similitudes que l’on s’attardera ici.
Sous le signe de l’hexagone
En effet, le rap hexagonal n’est pas resté indifférent au legs de Renaud. Ce dernier, malgré ses réticences envers cette musique, s’est d’ailleurs prêté au jeu en participant au projet de Doc Gynéco, Liaisons Dangereuses, en 1998, alors qu’il était en pleine traversée du désert. Un titre, Hexagonal, comme un écho à l’hymne furieux de ses débuts en 1975, qui reprend le leitmotiv : être né sous le signe de l’hexagone, on peut pas dire que ça soit bandant.
Au-delà de ce clin d’œil épisodique, un album de reprises de ses chansons par des rappeurs a vu le jour en 2001, reprenant lui aussi l’héritage de ce titre symbolique ; le nom de ce projet : Hexagone 2001… rien n’a changé. Si cette compilation ne fut pas une franche réussite, tant sur le plan commercial qu’artistique – dans un registre de reprises certes inhabituel pour des rappeurs – on ne peut que saluer les intentions tant l’intérêt pour Renaud semblait manifeste en cette période où tout le monde avait un peu tendance à l’oublier. Et si le projet était intéressant en soi, c’est bien parce que la teneur et l’esprit des textes de ce rossignol révolutionnaire se retrouvent en partie chez certains de nos rappeurs. Entendre Less du Neuf reprendre Les charognards (une des meilleures chansons de Renaud, évoquant un fait divers tragique dont il fut le témoin) est ainsi un véritable bonheur. Ce texte, transpirant de compassion bienveillante et portant un regard sans concession sur l’idiotie de la foule, n’a pas pris une ride, comme le rappelle Kimto en fin de morceau, pour saluer une dernière fois la qualité de la plume de Renaud.
Le boulanger du coin a quitté ses fourneaux
Pour s’en venir cracher sur mon corps déjà froid,
Il dit : j’suis pas raciste, mais quand même, les bicots,
Chaque fois qu’y a un sale coup, ben y faut qu’y z’en soient
(…)
Les zonards qui sont là vont s’faire lyncher sûr’ment,
S’ils continuent à dire que les flics assassinent,
Qu’on est un être humain même si on est truand,
Et que mise à mort n’a rien de légitime
(Les charognards – Renaud Séchan, 1977)
La dimension de ce texte s’inscrit d’ailleurs à merveille dans l’univers dessiné par nos rappeurs des Hauts-de-Seine, et nul n’eut été étonné en découvrant un tel titre au milieu de leur album Le temps d’un vie. Rocca – qui figure également au tracklisting de cette compilation, avec une reprise peu inspiré de Morts les enfants – a par ailleurs déjà abordé lui aussi la thématique développée par Renaud sur Les charognards. Sous la forme d’un diptyque composé des morceaux Chroniques et Spasmes, sur l’album Elevacion en 2001, il décrivait un braquage qui finit mal, s’exprimant par la voix d’un des deux braqueurs qui succombera à ses blessures.
Rien d’étonnant non plus à ce que MC Jean Gab’1, encore aux prémices de son parcours musical, se soit fait une place sur ce disque hommage, en reprenant un titre hautement symbolique : Laisse béton. En effet, celui-ci a déjà fait référence à plusieurs reprises à son aîné, le considérant même en interview comme le premier rappeur français ! Cette affirmation peut prêter à sourire, puisque Renaud chantonne et n’a jamais rappé en rythme sur un beat, comme nous l’avons déjà évoqué. Mais à bien y réfléchir, la diction particulière de Gab’1 n’est pas non plus un modèle de flow… Quoi qu’il en soit, cela ne fait que renforcer les similitudes, d’autant plus que ce titre évoquant la dépouille avec humour va comme un gant à l’ancien Requin Vicieux. MC Jean Gab’1 pousse même plus loin la référence au niveau artistique en reprenant la fameuse ponctuation de Renaud d’un tin tin tin retentissant.
Hommage et héritage
Attardons nous d’ailleurs un peu sur l’album de MC Jean Gab’1, sorti l’été dernier, pour bien mettre en perspectives le véritable héritage de Renaud. Il n’est en effet pas étonnant que ce soit chez Gab’1 que cette influence soit la plus visible, celui-ci appartenant à la génération précédente à de nombreux rappeurs actuels, et faisant en quelques sortes le lien entre plusieurs générations de banlieusards et de parigots, passés en quelques années du blouson en cuir – santiag à l’attirail non moins étriqué casquette-survèt’ ! Ainsi, ils semblent partager un univers semblable et la même carapace pour se protéger : des prises de position tranchées derrières lesquelles percent une véritable tendresse.
J’croyais qu’un mec en cuir, ça pouvait pas chialer J’pensais même que souffrir, ça pouvait pas t’arriver J’oubliais que tes tatouages et ta lame de couteau C’est surtout un blindage pour ton cœoeur d’artichaut
(Manu – Renaud Séchan, 1981)
Dès ses débuts, Renaud, loin de se contenter des Hexagone , Société tu m’auras pas ou autres Où c’est qu’j’ai mis mon flingue auxquels il fut abusivement réduit, nous livrait déjà des morceaux plus intimistes, de Petite fille des sombres rues , encore un peu mièvre, à de franches réussites comme J’ai la vie qui m’pique les yeux ou les plus connues Chanson pour pierrot et Manu . Gab’1, lui non plus, n’oublie pas d’associer à son virulent J’t’emmerde des élans de cœur contenu dans Femmes ou Lettres à mes fleurs .
J’avais un ange, j’me retrouve avec démon, dédain, amertume Et pourtant j’ai cru assumer cette blessure à jamais ouverte Et j’pourrais me mettre à genoux devant sa fenêtre, Savoir ravaler sa fierté devant l’être aimé. Derrière mon bouclier mon cœur saigne En manque de celle qui fut mienne, P.A.R.D.O.N, Femme je t’aime.
(Femmes – MC Jean Gab’1, 2003)
Seule différence de taille concernant les thèmes et les sujets traités : là où Renaud se retranchait souvent derrière le portrait de personnages – parfois avec humour – Gab’1 parle de lui sans concession, sans recul sur lui-même, même si on sent une certaine distance ironique sur OCB sans que ce soit véritablement concluant, bien qu’ayant le mérite d’insuffler un peu de légèreté au sein d’un album au ton relativement grave.
Dans l’atmosphère, on retrouve encore chez Gab’1 les mêmes ingrédients que chez son aîné, donnant une saveur particulière à l’ensemble : l’accordéon, véritable symbole du titi parisien incarné par Renaud à ses débuts, est ainsi réutilisé sous le contrôle d’Ol’Tenzano aux machines, dans Mes deux amours , pour illustrer l’amour que le Requin Vicieux porte à la capitale. Un amour qu’il partage évidemment avec Renaud, dressant un pont de plus en plus évident entre les deux époques. P’tit Charles, comme il était surnommé à l’époque, nous entraîne en effet pour une visite guidée à travers les rues de Paris. A lui tout seul, avec une gouaille toute gavrochienne, Gab’1 redonne vie à la ville sous de multiples éclairages, de quartier en quartier, en touches successives, à la manière d’un peintre impressionniste. Un tableau qui va jusqu’à prendre l’allure de photographie, dans le même esprit que celles de Doisneau, où les personnages populaires incarnent l’âme parisienne avec d’autant plus de force qu’ils font corps avec le bitume, la rue, les bâtiments. Ainsi pourrait-on presque voir en Gab’1 l’incarnation d’un nouveau Rouge-Gorge , ce personnage populaire qu’avait décrit Renaud en chanson il y a quinze ans, partageant cette même référence à Doisneau.
Prolo ordinaire, peuple de Paris, Rouge-Gorge est fier d’être né ici Quartier populaire, bistrots et bougnats et marchés couverts rue des enfants rois Rouge-Gorge doit son surnom bizarre à sa jolie voix et à son foulard Rouge son foulard autour de son coup, rouge sa mémoire à jamais debout
(Rouge-Gorge – Renaud Séchan, 1988)
Journaliste urbain
Loin de se restreindre au seul MC Jean Gab’1 et à quelques hommages, les liens qui unissent Renaud au rap se révèlent en réalité plus profond encore. On retrouve ainsi dans le rap et dans la chanson populaire française – en particulier chez Renaud – la même manière de construire les chansons autour du texte. Celui-ci est généralement mis en avant par rapport à la musique, le rythme et la mélodie étant là le plus souvent pour servir les paroles. Pour l’anecdote, ce sont d’ailleurs ses qualités dans la construction textuelles des morceaux qui vaudront à Renaud d’être complimenté par son mentor Georges Brassens lorsqu’ils se rencontreront pour la première fois. On notera notamment chez Renaud une aisance particulière dans la description. Une manière de planter le décor et de faire vivre un espace, de dresser le portrait de personnages, dans un quotidien poussé parfois jusqu’à l’anecdotique qui donne toute sa dimension à ses chansons. Symbolique de cette manière de procéder, Dans mon HLM est un modèle de construction. Renaud nous y donne à voir une réalité sociale en dehors de toute considération statistique ou politique, par l’intermédiaire d’un regard strictement humain posé sur les gens dans leurs intimité quotidienne. Il procède ainsi à la manière d’une caméra fugitive ascendante qui surprend les habitants étage par étage.
Au rez de chaussé, dans mon HLM Y’a une espèce de barbouze qui surveille les entrées Qui tire sur tout c’qui bouge surtout si c’est bronzé (…) Au troisième dans mon HLM Y’a l’espèce de connasse, celle qui bosse dans la pub L’hiver à Avoriaz, le mois de juillet au Club (…) Pis y’a aussi dans mon HLM Un nouveau romantique, un ancien combattant Un loubard et un flic qui s’balade en survêtement
(Dans mon HLM – Renaud Séchan, 1980)
Ce flambeau du journalisme urbain, ce sont les rappeurs qui l’ont aujourd’hui repris. Plus de trente ans après Dans mon HLM , les barres de béton sont toujours là, et les jolis noms d’arbres pour des bâtiments dans la forêt de ciment sont plus que jamais d’actualité. La tour 20 , le morceau emblématique de Nakk sur le volume 3 des mixtapes Original Bombattack (avant d’être repris ensuite sur la compilation du même nom puis sur le premier EP de Nakk sorti en 2002) apparaît dès lors comme un nouveau tableau textuel qui rappelle de fort belle manière le titre de son aîné. Les modes ont quelque peu changé, certaines habitudes aussi, mais le décor reste le même. Et la qualité de la plume n’est pas en reste.
Tu connais le train-train, très peu d’étreintes, ça craint Dans les familles les beaux-pères picolent, les gamins trinquent, Celle du 10 ressemble à Liz Taylor Une vieille qui trompe son mari avec…euh…la liste est longue ! (…) Le gardien s’fout de nous, nous rouspétons Il aime pas les petits noirs mais il a rien contre un p’tit rouge ce con (…) Parqués dans la tour 20 c’est chelou C’est crade, bordélique mais bordel c’est chez nous
(La tour 20 – Nakk, 2002)
Doc Gynéco, qui ne cache pas un certain attrait pour la chanson française, s’est lui aussi laissé entraîné avec bonheur sur la piste du peintre social, redessinant un trottoir aux milles accents pour un Dans ma rue décrivant le décor néo-pittoresque du XVIIIième arrondissement en fin de XXième siècle, mettant en musique les quartiers populaires comme pour prolonger à son tour la tradition de la chanson réaliste si chère à Renaud (il y consacra un album entier, Le p’tit bal du samedi soir sorti en 1981, enregistré en public à Bobino). Un morceau symbolique à plus d’un titre par ailleurs, puisqu’il marquera la carrière du Doc de son sceau, moins par son impact commercial que par les multiples déclinaisons dont il fera l’objet, de Dans ma ruche sur les Liaisons Dangereuses à Quality Street , sous titré Dans ma rue : troisième épisode , sur le troisième album du docteur.
Tantôt drôle (Jojo Le démago), parfois grave (P’tite conne) et souvent tendre et plein de compassion, de Mimi l’ennui à La ballade de Willy Brouillard, Renaud s’empare de temps en temps de son stylo-caméra pour suivre la destinée unique de personnages à l’humanité débordante, dans ce qu’ils ont de plus commun. C’est ainsi que l’on se sent touché par la détresse d’Angelo, le anti-héros de Baston , figure on ne peut plus actuelle de la misère sociale environnante, qui soigne les coups portés par sa chienne de vie en se battant lui-même chaque soir.
Les poings serrés au fond des poches de son blouson Angelo flippe à mort, il est encore viré, C’est l’quatrième boulot depuis l’début de l’année (..) Alors ce soir à Pantin, avec tous ses copains, Il ira au baston, au baston, comme le prolo va au charbon Il ira au baston, au baston, filera des coups, prendra des gnons, C’est p’t’être con, mais tout est con !
(Baston – Renaud Séchan, 1980)
En revanche, si Renaud arrive à mêler descriptions de décors et de personnages à parts sensiblement égales, les rappeurs, quant à eux, écrivent plutôt à la première personne, privilégiant le plus souvent un rapport direct avec l’auditeur, ce qui tend à mettre de côté la dimension de portraitiste pour ne laisser transparaître que la facette d’observateur de l’espace urbain. Néanmoins, le caractère cinématographique qui accompagne certains morceaux de rap engage à l’incarnation de différents personnages : l’exemple le plus frappant reste celui d’Oxmo Puccino, dont les Pucc’Fiction sont devenues un emblème, dans lesquelles il incarne des gangsters et des mafieux, empruntant à ce cinéma de genre son aspect le plus scénarisé et ostentatoire, faisant corps avec son rôle et donnant lui aussi naissance de cette manière à de véritables personnages tels que le singulier Jon Smoke (dans Alias Jon Smoke sur l’album Opéra Puccino sorti en 1998).
Des banlieues rouges aux cités dortoirs
Dans le sillage de ce rôle de journaliste urbain, Renaud avait été, dans les années 70, un des premiers artistes à s’intéresser aux problèmes naissant dans les banlieues ouvrières. Enfant de Paris intra-muros, il tente de retrouver en banlieue la nostalgie d’un Paris populaire et révolutionnaire qui le fait rêver, sans pour autant faire l’impasse sur des conditions de vie et une atmosphère déjà préoccupantes à plus d’un titre.
Elle habite quelque part dans une banlieue rouge Et elle vit nulle part y’a jamais rien qui bouge Pour elle la banlieue c’est toujours gris Comme un mur d’usine, comme un graffiti
(Banlieue rouge – Renaud Séchan ,1981)
Les conditions de vie en cité, un thème récurrent dans le rap, réutilisé jusqu’à saturation. Au-delà des mythes incessants de glorification du quartier ou d’apitoiement misérabiliste, que l’on est objectivement obligé de déplorer tant la surenchère sur le thème des banlieues est un des clichés du genre rapologique, la courte histoire du rap français est parsemée de textes ravageurs d’une lucidité implacable quant à la dégradation généralisée dans les quartiers défavorisés. Si Renaud s’engagea parmi les premiers dans ce rôle de haut-parleur, à une époque où le parti communiste cristallisait les revendications et les attentes populaires dans ce que l’on a appelé les banlieues rouges , les voix des rappeurs s’élèvent aujourd’hui alors même que les dégradations sont de plus en plus visibles et qu’il n’existe plus personne pour porter ces revendications sur le versant institutionnel. Dès lors, la réalité décrite dans ce genre de morceaux – empruntant souvent pour cela à la littérature une logique naturaliste – n’en est que plus frappante, et les propos tenus y trouvent une ampleur plus grande que dans l’oeuvre de Renaud où cet aspect restait minime parmi la multitude des thèmes abordés. Puisqu’il ne servirait à rien de multiplier les exemples, un seul titre suffira à illustrer cet état de fait : L’excellent Décor bâclé de Casey sera celui-là.
Sol sans soleil où les immigrés bâtirent des monts Pensant y vivre des merveilles, je m’y éveille chaque jour Avec amertume pour ce bitume inhumain qui en inhuma plus d’un (…) Dans l’inquiétude, chacun son attitude : tâter des tonnes de thunes ou pousser les études C’est notre défi quand les parents qu’on glorifie se sacrifient à notre profit et que la France se méfie (…) A l’évidence, l’État n’est plus providence mais souhaite la banlieue sous sa dépendance Ressens cette impression d’être délaissé (et tu l’es), dans la cité et son décor bâclé
(Décor bâclé – Casey, 1999)
Plus encore qu’à Banlieue rouge , où il était question d’une mère solitaire de cinquante-cinq ans désabusée et blasée, ce morceau de Casey donne un relief plus intense à une autre chanson de Renaud, écrite dès 1977 : La chanson du loubard . Incarnant un jeune loubard de la région parisienne, il y évoque de la même manière l’idée d’un décor bâclé, fait de buildings miteux , et doit lui aussi déplorer la perte d’un proche. (Mon copain pierrot s’est planté sur l’autoroute un jour de pluie / parfois je l’entends rigoler, c’est sûr qu’il est au paradis ). Autre trait communs à ces deux morceaux décidément similaires, la référence à la génération des parents, se tuant à l’usine et dans des travaux ingrats pour gagner de quoi nourrir la famille. Cependant, on ne ressent pas dans le texte de Renaud la même rage, la même implication et la même urgence que dans celui de Casey, et c’est certainement dû à la plus grande distanciation que Renaud entretient avec la banlieue, qu’il ne connaît que d’adoption sans y avoir réellement vécu.
Pour autant, la manière qu’il a eu de s’approprier cette banlieue comme un nouveau territoire au début de sa carrière, en adoptant les codes et le mode de vie des bandes de loubards de l’époque, rappelle la façon dont les rappeurs réutilisent leurs particularités locales au sein de leurs textes. Cela va d’un numéro de département scandé à l’avenant en signe de ponctuation, à la mise en exergue de leurs spécificités de langage – ce qui est plus intéressant au niveau artistique. Ce fut notamment le cas dans la banlieue sud de Paris, avec le renversement du verlan en veul’ qui donnait sa singularité aux textes des Littles par exemple, au début des années 90, jusqu’à Disiz la Peste aujourd’hui chez qui ont retrouve certaines expressions typiques du 91, en passant par les marseillais bien sûr, IAM en tête, imposant leur accent et leurs expressions dans leurs morceaux (jusqu’à inclure une sorte de dictionnaire dans la pochette de leurs deux premiers albums).
Pour Renaud, cette appropriation du territoire s’exprime aussi principalement par le langage, et ses textes sont un exemple flagrant du mélange entre les prémices du verlan et un argot vieillissant qui retrouve de sa vigueur (phénomène qui se répète régulièrement, avec par exemple la réutilisation de mots passés de mode, comme le surin pour signifier couteau qui est redevenu courant à la faveur d’une réhabilitation par le langage orale). Un des premiers succès commercial de Renaud, Laisse béton , sur son deuxième album en 1977, impose ainsi le verlan au grand jour de manière fort symbolique – il est d’ailleurs amusant de noter que sur la pochette du disque est indiqué la mention en verlan : laisse tomber comme dans un souci de clarté pour l’auditeur lambda, peu habitué à ce renversement de vocabulaire !
J’étais tranquille, j’étais peinard, accoudé au comptoir Le type est entré dans le bar, a commandé un café noir Puis il m’a tapé sur l’épaule et m’a regardé d’un air drôle : T’as un blouson, mecton, l’est pas bidon ! Moi j’me les gèle sur mon scooter, avec ça j’s’rai un vrai rocker Viens faire un tour dans la ruelle, j’te montrerai mon Opinel, Et j’te chourav’rai ton blouson ! Moi j’y ai dit : Laisse béton !
(Laisse béton – Renaud Séchan, 1977)
Par la suite, si l’utilisation du verlan et de l’argot a tendance à se faire de plus en plus sporadique avec l’âge, Renaud opère de la même manière lorsqu’il se frotte aux régions du Nord, pour les besoins du film Germinal en 1993, dans lequel il tient un des rôles principaux. Il ira jusqu’à enregistrer tout un disque en patois – renouant ainsi avec les racines de son grand-père maternel – reprenant des chansons populaires locales (Renaud cante el nord). Il marque ainsi son profond attachement à la sauvegarde des identités régionales, et n’hésite pas à multiplier les clins d’oeil et les hommages : en direction de Marseille par exemple qu’il évoque à sa manière dans A La Belle de Mai en 1994, ou de la Corse dans son dernier album, dans un registre plus tragique toutefois.
Énerve par la colère
Y’a eu Antoine avant moi, y’a eut Dylan avant lui Après moi qui viendra ? Après moi c’est pas fini
(Société tu m’auras pas – 1975)
Par cette phrase extraite d’une chanson de son premier album (dont le titre sans équivoque Société tu m’auras pas est un symbole à lui tout seul) Renaud s’inscrit dès ses débuts dans la ligne des chanteurs engagés, brandissant le flambeau de la contestation sociale. La référence à Bob Dylan, l’une des principales voix à avoir donné de l’écho au mouvement social américain dans les années 60, n’est pas innocente et permet à Renaud de se revendiquer ainsi de l’héritage des protest songs . De la même manière, il s’inscrit également dans la lignée de l’impertinence iconoclaste proclamée des Brassens et autres Ferré, qu’il ne manque jamais une occasion de citer. Ses textes et son attitude contestataire lui vaudront d’ailleurs le surnom de chanteur énervant , un qualificatif qu’il s’appropriera ensuite avec bonheur. Mais ses prises de positions successives vont rapidement lui conférer le statut difficile d’icône de la rébellion, de porte-parole de la banlieue et des revendications anarchistes. Autant de lieux communs avec lesquels le rap doit lui aussi se dépêtrer – sans que cela ne soit dénué de sens – mais qui s’avèrent souvent un fardeau difficile à porter. S’il ne savait pas encore qui seraient là pour reprendre son flambeau, pour s’engouffrer dans la porte qu’il avait prit soin de laisser ouverte, on imagine Renaud surpris à l’idée que ce soient les rappeurs qui soient les plus à même de s’aligner à l’heure actuelle sur cette démarche. En effet, les peu de fois où le rap est cité dans ses chansons, c’est le plus souvent sur le ton du sarcasmes (comme c’est le cas au détour d’une rime du morceau – certes plein d’ironie – Ma chanson leur a pas plu : suite ).
Toujours est-il que Renaud ne s’embarrasse pas de nuances lorsqu’il prend sa plume pour dénoncer à tour de bras : on pourrait même parfois penser que sa dénonciation prend des allures un peu trop automatiques, comme un réflexe d’opposition systématique, une attitude antisociale aux élans parfois primaires (mais tellement jouissif il est vrai !). Ainsi, dès sa première chanson, Crève salope , il reprend les bases d’un style qui a déjà fait ses preuves : une critique méthodique, couplet par couplet, de tout ce qui peut représenter l’autorité ou les institutions. Crève salope est ainsi l’occasion pour lui de régler ses comptes avec l’autorité paternelle, l’école, ou bien la police. Il n’en fallait pas plus pour que cette chanson, écrite alors qu’il est encore lycéen au milieu des barricades de mai 68, devienne un premier mini-hymne d’étudiants révoltés dans la Sorbonne occupée ! Plus de vingt ans plus tard, Renaud adoptera toujours ce même schéma de construction privilégié pour exprimer son dégoût, plus que jamais énervé par la colère dans la chanson L’aquarium . Cette fois-ci, en pleine guerre du Golfe, les cibles visées sont les militaires, les journalistes, les gauchos et les preneurs de tête de tout poils.
Énerve par la colère, un beau soir après la guerre J’ai balancé ma télé par la fenêtre Comme j’suis un garçon primaire, je m’suis dit : un militaire Avec un peu d’bol se la mange en pleine tête ! (…) Libérée, enfin ma terre, des curés, des journaleux, des militaires De tous les preneurs de tête qui provoquent sous ma fenêtre Ma colère…
(L’aquarium – Renaud Séchan, 1991)
Le regard critique et la plume acerbe, Renaud pourfend donc son époque, visant les mêmes cibles que les rappeurs, avec force et conviction. Si l’humour ou certaines tournures de phrases permettent parfois à Renaud de faire passer son message sans trop de heurts, certains morceaux de bravoure, dont le fameux Où c’est qu’j’ai mis mon flingue , n’ont rien à envier à la rage de certains rappeurs. Et même si cette chanson, fruit d’une énorme frustration et de la colère de son auteur sur son album le plus sombre à ce jour, n’est pas réellement représentative de son oeuvre, elle ne dépareille pas non plus franchement à côté d’autres morceaux comme La médaille en 1994, d’une violence anti-militariste rare.
J’veux qu’mes chansons soient des caresses ou bien des poings dans la gueule A qui que ce soit que je m’agresse, j’veux vous remuer dans vos fauteuils (…) J’vais pas m’laisser emboucaner par les fachos, par les gauchos, Tous ces pauvres mecs endoctrinés qui foutent ma révolte au tombeau (…) Y’a pas que les mômes dans la rue qui m’collent au cul pour une photo Y’a même des flics qui me saluent, qui veulent que j’signe dans leur calot Moi j’crache dedans et j’crie bien haut que le bleu marine me fait gerber Que j’aime pas le travail, la justice et l’armée !
(Où c’est qu’j’ai mis mon flingue – Renaud Séchan, 1980)
A cela s’ajoute en surplus un anti-cléricalisme forcené, véritable réminiscence de l’esprit de la IIIème République, dans laquelle Renaud puise une grande part de son inspiration et de ses idées, comme dans le reste de l’héritage culturel français de la fin du XIXème siècle et du début du XXème. C’est d’ailleurs là une des différences majeurs avec le rap, puisque celui-ci s’est développé sur le socle d’une culture afro-américaine et sur les bases musicales d’une musique noire déjà riche de nombreuses évolutions. Or, même si le modèle français s’est quelque peu différencié du père américain, en faisant valoir sa langue et une partie de son héritage artistique et culturel, il en résulte bien évidemment des approches différentes par rapport à la chanson à texte traditionnelle française. La question de la religion illustre d’ailleurs parfaitement cette différence d’approche. Car si certains rappeurs n’hésitent pas à montrer du doigt les impacts négatifs que peut avoir la religion, notamment son versant hiérarchisé et institutionnel, cela n’empêche pas nombre d’entre-eux (et parfois les mêmes, comme c’est le cas d’IAM), d’entretenir une forte spiritualité présente parfois jusque dans les textes (ce que nous ne nous attarderons pas à juger ici).
Malgré ces quelques dissonances, le lien entre Renaud et l’univers rapologique semble tout naturel quant à la dénonciation et les prises de position, en porte-à-faux radical face à l’immobilisme réactionnaire ou l’hypocrisie consensualiste des instances nationales sur les questions de société. Mais en dépit de ce radicalisme d’opposition, le rapport de Renaud à la politique se veut néanmoins plus complexe. Là où les rappeurs ne se font plus d’illusions quant à la capacité des politiciens à répondre à leurs attentes, Renaud reste sans cesse hésitant, vacillant, entretenant avec la gauche socialiste une relation de je t’aime moi non plus . Il balance en effet entre un rejet catégorique (C’est pas demain qu’on me verra marcher avec les connards qui vont aux urnes ) et un penchant de cœur pour le PS de François Mitterrand, de qui il se sent proche humainement, passablement abusé par le charisme de celui qu’il a surnommé Tonton . En tant que personnage public, l’attitude de Renaud a donc largement de quoi laisser perplexe, d’autant plus qu’elle est en décalage flagrant avec nombres de ses textes. L’entrée dans les années 1990 et le glissement irréversible vers un libéralisme à outrance, soutenu par l’ensemble de la classe politique à la chute du régime soviétique, sera l’occasion pour lui de faire son mea-culpa en musique.
Et dire que chaque fois que nous votions pour eux Nous faisions taire en nous ce cri : ni dieu ni maître ! Dont ils rient aujourd’hui puisqu’ils se sont fait dieux Et qu’une fois de plus nous nous sommes fait mettre
(Le Tango des élus – Renaud Séchan, 1991)
On peut sans doute résumer son attitude par une volonté de s’engager au niveau du débat public, de prendre position sur les enjeux de sociétés, tout en proposant une vision critique de l’activité politique. Si son engagement en tant que personnage public nous pousse à rester sceptique, sa carrière aura au moins montré que loin d’être l’expression de la colère d’un écorché vif à ses débuts, ses prises de positions en chansons demeurent limpides et résistent au temps. Et d’ailleurs, il serait mal venu de vouloir opposer à cette ambivalence de Renaud une prétendue crédibilité plus forte chez les rappeurs, ceux-ci étant loin d’être irréprochables sur la scène médiatique concernant les quelques figures d’envergures qui y ont régulièrement droit de citer.
Établir un parallèle entre Renaud et l’un des derniers avatars de la musique afro-américaine, c’est mettre chacun face à ses propres contradictions et en dégager une essence commune, un lien très fort quoique surprenant de prime abord qui unit le rap et l’un des derniers chansonniers français dont la réputation d’auteur de qualité n’est pas usurpée. La carrière et l’oeuvre de Renaud témoignent en effet d’une réalité française et d’une vision humaine qui se manifeste aujourd’hui sensiblement de la même façon à l’ère rapologique.
Source : HLM des Fans de Renaud